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Déchéance

C'était un dimanche matin au marché de Grenelle qui s'abrite sous les arcades du métro. C'était même le premier dimanche de l'année, le Nouvel An. Le marché était quasiment désert, de nombreux commerçants avaient boudé ce lendemain de réveillon - non à tort du reste : les clients eux aussi se faisaient rares et paraissaient plus avoir cherché prétexte à promenade que nécessité de remplir son saoul de victuailles.

Elle était là, sur le côté, son bonnet dans la main et chantonnant, atrocement faux, une rengaine de circonstance, comme pour s'excuser d'être là, d'avoir à demander sans véritable contrepartie.

Oui ! c'est à cet instant précis que je songeais au terme déchéance tant le personnage devant moi en subissait les affres dans toutes ses flexions, tant morales et physiques que sociales.

Sans doute le mendiant est-il aussi vieux que les sociétés humaines, leur égoïsme et leurs peurs. Ils ont toujours été là, sur le côté des chemins et routes que nous traçons, voûtés sur leurs bâtons ou leurs membres déjà flageolants. Mais nous ne les voyons pas. Eux, en revanche, nous voient, nous regardent et fixent mais je ne suis pas certain que leur jugement soit à notre honneur. . Nous ne voulons pas les voir. Ne l'avons jamais voulu. Eux, en revanche, le doivent. Ils dépendent tellement de nos égarements de générosité …Que voient-ils de nous et qu'en diraient-ils si nous daignions seulement les entendre ?

Voici encore une de ces icônes qui m'importent parce qu'elle n'appelle pas seulement à ce que je la regarde, elle ne m'offre pas seulement une figure que je commenterais en un sens ou un autre. Inversons-là derechef et regardons la nous regarder.

Car oui, elle me regarde. Ne m'interpelle pas non plus que ne me fait reproche ce qui n'ôte pas cette légère brume de culpabilité, vite dissipée - vous comprenez, on ne peut pas donner à tout le monde ! Un peu comme un semi-conducteur ; comme une route à sens unique que l'on n'emprunterait toujours que d'un seul côté. La déchéance ici tient à ceci : n'avoir déjà plus, n'être plus un visage pour personne. Une pente que l'on ne remontera plus.

Je n'y aurais certainement pas songé si le terme ne m'avait été suggéré par ma fille et je dois avouer que, spontanément, je ne sus pas immédiatement où le ranger tant il me paraissait relever aux manquements à la fois à la solidarité, à la réciprocité et à la grâce.

Il y va de la chute puisque le terme dérive de cado : tomber. Comme son équivalent grec - πίπτω, dont nous avons tiré ptôse - le terme couvre un champ lexical assez vaste puisqu'il va de la finance - déchéance de la dette - au droit - perte d'un droit faute d'en avoir honoré les obligations - au politique - perte de son statut de monarque, par exemple - à la décrépitude morale ou physique produite par l'âge ou la maladie, jusqu'à, enfin, le domaine théologique - perte de l'état de grâce et l'on n'est plus très loin alors de la damnation - mais c'est oublier aussi les domaines rhétoriques ou grammaticaux - qui oublie les cas des déclinaisons si besogneusement apprises en latin, grec ou allemand ? - mais ne parle-t-on pas aussi de la chute d'une phrase, d'un argument ou d'une blague pour en désigner le terme ?

Mais déchéance est terme fallacieux : il suggère une défaillance, une faute voire une trahison de la part du déchu. Quand il s'agit de l'ange, c'est même de LA trahison dont il faut parler, de celle qui entraîne damnation éternelle : au sens propre la trahison consiste à bloquer le message, à s'interposer ; à jouer son propre jeu. L'ange n'est plus messager mais parasite. Le failli voit les facilités de paiements récusées parce qu'il n'aura pas honoré ses engagements. En politique c'est plus ambigu tant on peut douter de l'identité du traître : celui qui est déchu ou celui qu'on déchoit parce qu'on y trouve avantage.

Mais ici ? Ne serait-ce pas cynique allégation voire odieux mépris de classe dominante que de supposer le mendiant responsable de son destin de n'avoir pas su, dans l'épreuve, réagir comme il le fallut ? Ce mépris c'est toujours celui de l'ordre moral qui suspecte que toute mesure à l'égard des chômeurs, des pauvres, des malades, serait invariablement indue de flatter la paresse ou la malhonnêteté de qui attend toujours des autres qu'il le sorte de la misère .

Peut-on tomber plus bas parce que, oui, la déchéance est affaire de cascade ? De la vêture jusqu'au cheveux gris sale et pas même démêlé, de ce visage tant buriné qu'on y perd tout écho de féminité ; de ces yeux mi-clos qui ne parviennent même plus à porter intérêt au monde ? Jusqu'au fauteuil roulant, qui paraît presqu'encore en état, pour souligner plus perfidement encore une souffrance qu'on ne voit pas …

Car tomber, le latin comme le grec le disent, c'est aussi disparaître, mourir ; n'avoir plus d'objectif autrement dit cesser de se battre. Ne plus même laisser d'empreintes derrière soi.

Nous ne parvenons jamais véritablement à nous défaire de cette théologie de l'espace qui nous vient des plus archaïques schémas : réussir c'est toujours monter : l'ascenseur social ; gravir les échelons d'une carrière ; arriver au sommet … Je ne connais pas d'activité humaine qui ne se distribue ainsi en strates successives, supposées offertes à tout le monde, en réalité réservées à qui connaît les codes. Celui qui reste en bas, l'a voulu ou, manquait de telles dispositions qu'il ne l'a pas pu. Il n'est pas plus mensonger qu'organigramme qui, en réalité, est échelle. Encore doit-on se réjouir d'y être encore mentionné : gare à ceux dont le nom même y est biffé ou de si médiocre importance qu'il ne mérite pas (plus ?) même d'être mentionné.

Une modestie feinte nous fait rappeler parfois qu'homme proviendrait d'humus mais si nous vantons la nécessaire humilité, celle la glaise dont Dieu nous eût formés, nous pratiquons plus souvent l'humiliation qui nous autorise toutes les démesures rêvées tant il demeure vrai qu'être homme, parce qu'être conscient, c'est d'abord dire non, récuser sa situation, ambitionner de s'élever. Le premier grand monument de l'histoire dut bien être la tour de Babel : s'élever jusqu'aux marches du trône divin … Mais, et toute sa douleur tient à ceci, déchoir suppose d'abord que l'on possédât autrefois situation meilleure - plus haute - que l'on provînt d'ailleurs ; que l'on a perdu. Tomber, c'est perdre. Et c'est sans doute ceci qui nous fait le plus peur, qui pourrait nous atteindre nous mêmes et ne nous met à l’abri de rien.

Nous reste comme une horrible rémanence l'idée que nos chutes sont toujours fautives et résonnent comme une expulsion voire une damnation. Que même nos œuvres ne suffisent jamais à nous dépêtrer de nos liens. C'est sans doute ceci que je déteste le plus dans la notion de déchéance : la condamnation implicite. Que Dieu jamais n'eût permis qu'un scélérat, un impie, un méchant réussisse et trouve la gloire, comment ne pas en tirer la sournoise présomption de culpabilité de tous ceux qui demeurent en bas de l'échelle ou s'enfoncent ? la sanctification par avance de ceux qui réussissent ? Orare et laborare ad majorem gloriam dei. Si tu échoues à gravir les échelons, sans doute est-ce parce que tu as manqué à tes obligations.

La bonne conscience des nantis me fait vomir … Qui sommes-nous pour oser invoquer la déchéance de l'autre ?

La vieillesse est un naufrage, écrivit de Gaulle songeant à Pétain et cette inéluctable catastrophe le hantera toute sa fin de vie au pouvoir ! La crainte du délai imparti, déjà dépassé. La métaphore de l'engloutissement n'est jamais qu'une variante de la chute mais prend dans cette valse-concurrence entre savoir et pouvoir ( ah si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ) une dimension sinon tragique en tout cas pathétique : sentir se désarticuler de soi tout ce dont on a mis parfois tant d'efforts et de temps à s'imprégner est bien aussi une chute qui bientôt vous fera dépendant de tout et tous et ne vous permet plus d'avancer déjà que le pas hésitant guidé par un proche, ou, pire encore, un auxiliaire de vie. Qu'il faut d'humilité et de crainte ravalée pour regarder en face, non la mort, ceci ne se peut, mais ce démanchement savamment organisé qui vous ronge … et d'inconscience pour le supporter nonobstant.

Cette même sidérale solitude …

Me demeure une énigme cette étonnante légende de la révolte des anges et du premier d'entre eux : quoi ? serait-il possible que dans la si grande proximité d'avec Dieu, trahison, rébellion fussent possibles ?

 

D'étranges textes semblent en nourrir la légende dont celui de la Genèse évidemment et cet étrange passage où des fils de dieu connurent des filles d'hommes et voyant qu'elles étaient belles s'en firent une descendance. J'aime ces histoires qui, pour fantastiques qu'elles soient, racontent la même veulerie de qui n'assume ni ses actes ni les conséquences de ses actes. La diabolisation a toujours été fier truchement pour se défausser de l'origine du mal. Comment aurions-nous pu y résister si son origine est à chercher dans la puissance d'un ange ?

J'avoue lui préférer l'échelle de Jacob que ne cessent de monter et descendre des angles soucieux de maintenir le lien

Je comprends seulement que sous déchéance, quand déchéance il y a, qui n'est quand même pas seulement synonyme de malheur ou de misère, toujours se glisse et pervertit un manquement radical à la réciprocité qui équivaut toujours à une dénégation de l'autre.

Ne plus tenir compte ni de l'autre ni du monde vous renvoie dans l'enfer étouffant et exclusif de ceux qui n'ont à partager que leur narcissisme. Je songe souvent au désarroi -- et bientôt à l’inépuisable tristesse d’Écho - qui bientôt comprend qu'elle ne sera jamais aimée de Narcisse lequel d'ailleurs ne la voit déjà plus.

Notre monde ressemble à Écho. Ainsi qu'à tous ceux balayés sur le chemin de ces suffisances fates

 

 

 Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre, et que des filles leur furent nées,
 les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu'ils choisirent.
Alors l'Éternel dit: Mon esprit ne restera pas à toujours dans l'homme, car l'homme n'est que chair, et ses jours seront de cent vingt ans.
Les géants étaient sur la terre en ces temps-là, après que les fils de Dieu furent venus vers les filles des hommes, et qu'elles leur eurent donné des enfants: ce sont ces héros qui furent fameux dans l'antiquité.
 L'Éternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur coeur se portaient chaque jour uniquement vers le mal.
L'Éternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre, et il fut affligé en son coeur.
 Et l'Éternel dit: J'exterminerai de la face de la terre l'homme que j'ai créé, depuis l'homme jusqu'au bétail, aux reptiles, et aux oiseaux du ciel; car je me repens de les avoir faits. Gn 6

On en retrouve évidemment la trace dans le Livre d'Hénoch

 

 

 

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat