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Cloisons à éviter

Il y a celles qu'on dresse pour aménager un espace ; pour se ménager un havre de tranquillité ; celles qui vous enferment ou permettent de se distinguer voire se protéger des autres ou, pire, de les ignorer. Il y a celles, aussi, virtuelles ou psychologiques, qui permettent de ne considérer dans une situation que la dimension qui vous arrange - ou d'occulter celles qui indisposent - celles enfin qui, avec cette tragique bonne conscience que s'autorisent les classes dominantes ou nos petites lâchetés ordinaires, permettent de se dire ce n'est pas mon problème.

Nous nous sommes fait une gloire de laisser libre cours à l'assimilation nous forçant à croire - à espérer - que les égalités y gagneraient en puissance. Mais les communautés ont la vie plus dure que les murs de ghettos et s'insinuent, avec les préjugés, dans les moindres anfractuosités. Les formes que peuvent prendre les discriminations sont souvent si terriblement sournoises qu'on les considérerait aisément comme des marques de distinction. Mais il ne s'agit que de l'éloge du vice à la vertu.

Vieille histoire de méthode où nous fouillons nos vanités scientistes : oui, affirmait Descartes, quand un problème est complexe, il faut, pour le résoudre, le diviser en ses éléments simples. Quand on s'embarrasse peu de scrupules, sitôt qu'il s'agit de l'homme, on ne résout plus ; on dissout.

Ne vouloir envisager qu'un aspect d'une réalité, sa dimension technique, par exemple, revient toujours à en déminer le scandale qu'elle recèle. Celui-ci ne s'enquit que de sa feuille de route et conduisit son train à destination sans se soucier ni de la cargaison ni de la destination : Auschwitz. Savait-il ou se déroba-t-il en ne s'en posant pas la question ? Qu'importe aujourd'hui … mais pas pour lui. Il n'est pas vrai, ni possible, que le reste de son existence durant, ne le rongeât pas cette sourde culpabilité de n'avoir veillé à rien. Cet autre, en ne considérant que ses devoirs de soldat, obéit sans même envisager la justesse, la légitimité de la cause qu'il servait ; encore moins la moralité des assassinats qu'il perpétrait. Ce troisième, scrupuleux comme sait l'être un comptable, compta puis recompta, oublieux que sous les chiffres accusateurs, des femmes et des hommes suaient et souffraient et bientôt rejetés subiraient le mépris suspicieux des nantis pour les chômeurs. N'envisager qu'une seule dimension d'un fait revient toujours à le neutraliser politiquement et moralement. Les crimes contre l'humain ont désormais des accents managériaux à faire frémir ! L'humain est réalité complexe où toutes les dimensions s'interpénètrent sans s'annuler jamais : ne pas le vouloir considérer est pire qu'une erreur. Les prolégomènes d'un crime.

Peut-être n'est-il que deux extrémités auxquelles nous pouvons nous soumettre : la première, détestable mais si ancienne qu'on a difficulté à en percer l'origine, est la culture des murs. Forteresses et remparts … d'aucuns à Berlin, imaginèrent même qu'on pût enfermer un peuple entier, enceindre un pays entier. L'autre, celle des ponts - ceux qui enjambent fleuves et rivières, ravins ou vallées encaissées - qui se piquent de réunir peuples et langues. Qui n'aiment rien tant que l'approche de l'autre.

Je vois décidément se séparer ici deux logiques : celle de la raison, de l'analyse qui ramène au même et sépare, distingue, découpe et sépare ; celle des sens qui entremêlent, des émotions qui appellent et approchent, des sentiments qui entremêlent et réunissent. Cet autre qu'on nous enjoint d'aimer comme soi-même est prochain ; celui qui s'approche et vers qui les mains s'ouvrent. Et si nos langues nous séparent, elles se peuvent aussi traduire et nous révéler d'un même tenant ce qui nous distingue et rassemble.

C'est sans doute pour cela que j'aime tant tisserands ou couturiers pour la vocation qui fut leur du lien et de la réunion que je retrouve dans logos. Que je ne déteste pas l'ecclesia en son principe en tout cas, même si j'en abhorre l'exclusive et le dogmatisme. Que j'aime ce qui avait fait Socrate préférer la parole à l'écrit : cette volubilité qui vous faisait cesser toute activité sitôt qu'une connaissance vous demandait de narrer tel événement ou relater tel fait. Que l'agora, qui laisse chacun à égale distance de l'intérêt commun sans laisser jamais quiconque prendre le pas sur l'autre est si attachant, tout imparfait et bruyant qu'il pût être. Car ἀγείρω, ici encore, est rassembler, recueillir voire quêter ou mendier.

Nous voici parvenus au secret de nos idiomes comme de nos gestes les plus anciens ; voici dispositions d'esprit qui engagent tant nos politiques que nos ambitions, nos amitiés que nos projets ; nos rêves que nos affairements ordinaires. Il n'est rien qui n'y ramène. Ni rien de plus fragile.

Qu'à la manière du Talmud on prescrivît d'étudier toujours la Torah en public et à voix haute de crainte que son esprit ne perce pas votre âme, ou qu'au contraire à la manière des Évangiles, on prescrivit plutôt de se retirer en sa chambre pour prier, tout s'entend autour de cette cloison qui tantôt protège tantôt vous éloigne ; de ce prochain qui peut tout aussi bien vous être enfer qui vous ronge que visage qui vous humanise. Je cherche ce centre, qui est pointe du compas, mais point d'équilibre aussi autour de quoi tournoient le souci légitime et tellement nécessaire de se mettre à l'écart pour se protéger, penser, prier bref se retrouver et l'impérieuse exigence de ne pas rejeter, nier ou rabaisser cet autre dont provisoirement on s'écarte. Ce centre, cette ligne, ce mur, oui, qui à la fois protège et interpelle ; sépare et réunit.

Il s'avança et prononça ce qu'on attendait de lui en de telles circonstances : un éloge funèbre de tous les fils de la cité morts au combat. Lui, c'était Périclès qui résume à lui seul la grandeur grecque mais aussi l'apex d'une puissance juste avant son effondrement ; la guerre, celle du Péloponnèse qui fut fatale à Athènes autant qu'à la démocratie. Où la démesure se paya d'un prix exorbitant.

Il s'avança et devant lui, l'aréopage immense des pères à la fois honorés et dépités : après la justification obligée de son propre discours, l'hommage convenu à la grandeur de la cité, la différence marquée d'avec les xenoi, cette phrase qui n'a l'air de rien mais révèle pourtant l'essentiel : Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité et le goût des études avec l'énergie.

Eut-il raison de prétendre qu'alors les Athéniens fussent les seuls ? Je ne sais. Mais ce que j'entends, au-delà des mots, au delà de ce φιλοκαλοῦμέν - nous aimons le beau - quelque chose comme une union intime qui ferait de cet amour, non pas seulement une inclination mais une quête, indissolublement liée à l'être, au même titre que le philosophe n'est pas seulement cet être posté devant la sagesse et l'appréciant, mais serait constitué tout entier par cette quête et amour de la sagesse. Ici, en un seul mot ce qui démonte toutes les cloisons et désarme toutes les forteresses : bien comme beau ne sont pas des objets qu'un sujet, d'emblée démuni mais habile s'affairerait à saisir, à représenter. Le sage, comme le peintre ne sont pas des chercheurs au sens où nous l'entendons aujourd'hui ; la connaissance n'est pas substance tapie dans l'ombre, rétive à se dévoiler mais bonne fille finalement qui se laisserait circonvenir. En une boucle infinie, et infiniment renouvelée, ils s'édifient l'un l'autre.

Cet amour du beau - mais n'oublions pas que kalos peut également signifier le bon - s'oppose ainsi à mollesse - μαλακίας. Je devine ici le rêve athénien d'un homme accompli qui sût allier pensée et acte ; finesse d'analyse et sûreté du goût avec courage, certes, capacité d'agir de manière libre, surtout. Sur l'agora, ne se réunissent pas seulement nantis et édiles, tous ceux à qui fortune et aisance épargnent vile préoccupation, mais tous les citoyens, artisans et éleveurs. Bien sûr, il s'agit ici de guerre et Périclès pointe assurément la brutalité, la rudesse avec laquelle Sparte éduquait ses enfants pour en faire des machines violentes en reconnaissant bien volontiers que la guerre n'est pas tendre affaire. Qu'est cette mollesse ? Il ne s'agit pas de vanter ici une quelconque virilité assurée de sa propre force à la mesure de la violence qu'elle saurait déployer. Au contraire, ici encore, Périclès brise les cloisons : d'entre qui agit et pense. Nous savons à la fois apporter de l'audace et de la réflexion dans nos entreprises. Le guerrier n'est pas cette brute épaisse qui eût laissé à ses généraux le soin de penser ce qu'il y aurait à décider. Jamais l'athénien ne laisse le soin, suggère-t-il, à quiconque de penser à sa place ; sa grande force d'avoir su allier détermination, volonté et réflexion. Les autres, l'ignorance les rend hardis, la réflexion indécis, poursuit-il.

Je crois n'avoir jamais supporté cette sotte distinction d'entre intellectuel et manuel ; ni surtout cette théologie d'autant plus imbécile que mutuelle qui fait celui qui pense - ou s'en vante avec détestable fatuité - se croire légitimement supérieur et appartenir à l'élite dirigeante ; et la classe ouvrière puiser dans sa misère et l'exploitation dont elle est l'objet, motif suffisant pour être, par principe, dans le vrai, et se vouloir comporter en référence ultime tel un deus ex machina. Je m'amuse de cette substantivation de l'intellectuel à l'occasion de l'affaire Dreyfus autant que de la moquerie qui regretta qu'on appelât ce jeune journal L'humanité au lieu de les humanités ! Elle n'en est pas moins fallacieuse. Je ne sais pas ce que sont ces intellectuels engagés ou organiques : je vis seulement combien ce sont les mêmes qui s'enlaidissent d'un rictus réprobateur et nonobstant s'enorgueillissent d'en faire partie.

Périclès a raison : une action qu'une pensée préalable ne guiderait ni ne préparerait serait aveugle, instable et sans doute impuissante ; à l'inverse une pensée qui ne condescendrait pas à se mesurer à l'épaisseur des choses, des situations et des intérêts ne serait que le ridicule paravent d'une oligarchie prétentieuse; un effort vain, dangereux, stérile. Double raison de relier cet effort à la tradition démocratique car, oui, celui qui ne participe pas aux affaires de la cité n'est pas un oisif mais un mutilé. Ainsi qui cloisonne se cloisonne comme si était paralysée moitié de son corps, engloutie partie de son esprit et de sa mémoire.

Cette paroi rocheuse que j'ai vu des acharnés escalader avec peu de moyens mais la rage ou l'entêtement sportif de se dépasser, cette paroi, à elle seule dit l'ingéniosité humaine et, surtout, comment elle se déploie. Je les ai vus, repérer le point d'appui, calculer, préparer leur geste, l'exécuter avec cette rapidité tempérée que seule la pensée sait imprimer à nos mains. Sans doute s'efforcent-ils sans utilité, pour le plaisir ou le défi lancé à soi-même ou à l'autre ; sans doute, sans toujours le pressentir, reproduisent-ils ainsi les réflexes archaïques de la guerre et ce vieux préjugé voulant croire qu'il ne serait de vie désirable ou possible que par la violence qu'on y exerce. Néanmoins ils se cherchent point d’équilibre qui, par ailleurs, mobilisera tout leur être sans en laisser nul atome physique ou mental s'y soustraire ; et nul plus qu'eux ne sait combien l'équilibre, à l'opposé de toute immobilité, est effort constant, invention oscillée autour d'un centre invisible mais tellement pesant … cette tension invariablement réitérée qui a ce talent rare de faire ressembler le mouvement au repos.

 

 

 

 

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat