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Etre libre : obéir ou servir ?

« Qui de vous, ayant un serviteur qui laboure ou paît les troupeaux, lui dira, quand il revient des champs: Approche vite, et mets-toi à table ? Ne lui dira-t-il pas au contraire: Prépare-moi à souper, ceins-toi, et sers-moi, jusqu'à ce que j'aie mangé et bu ; après cela, toi, tu mangeras et boiras ? Doit-il de la reconnaissance à ce serviteur parce qu'il a fait ce qui lui était ordonné ? Vous de même, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire. » Luc 17, 7

Il en est des mots comme des êtres : fluctuants comme ruisseau intrépide et parfois tellement assagis qu'on aimerait pouvoir s'en détourner. Liberté suinte son mauvais sujet de dissertation de philosophie ; servir porte lourdement son étymologie - d'esclave à servitude, de servile à cerf - et donne peu à envier ; quant à obéir, qui pourtant signifie d'abord écouter, il rappelle autant les injonctions parentales de nos enfances que les soumissions diverses à quoi nous sommes soumis.

Service renvoie ainsi non seulement à ce qui est utile mais aussi, en économie, à un secteur d'activité, désormais prédominant, consistant dans la mise à disposition de capacités intellectuelles ou techniques sans transformation de matière ; mais encore aux obligations que l'on a contractées dans le cadre de son activité professionnelle et, évidemment, en religion, celles dues à une divinité. Prend donc acception purement technique mais conquiert ses lettres de noblesse quand il s'applique à des valeurs admises comme supérieures - la Nation, l’intérêt général, le peuple et évidemment Dieu.

Est-il pourtant question plus engageante ? il n'en demeure pas moins que la question de la liberté est à la source de tous nos textes, de tous nos mythes, de toutes nos croyances ; de tous nos désirs. De tous nos prétextes ; de tous nos clichés. Les textes de la Genèse débutent par cela, qui caractérise finalement toutes les cultures : l'affirmation concomitante de notre liberté et de la nécessité de se soumettre néanmoins aux contraintes, commandements. Les grecs quant à eux, s'ils n'ont pas de dieu créateur, n'oublient pas que le monde fut arraché au Chaos par Gaïa puis sa multiple descendance, mais manquerait à chaque instant d'y sombrer derechef si la démesure venait s'y incruster. Ce à quoi elle parvient toujours à la fin !

ἐλευθερία que l'on traduit par liberté désigne d'abord l'absence d'entraves, de contraintes, cette situation que l'on crée ou se préserve en demeurant enraciné à la terre où dès lors rien n'empêche de croître ou de grandir ni ne le peut. S'il n'est pas faux de dire que les grecs inventèrent la liberté politique, avant même le libre-arbitre, la liberté de conscience … il importe avant tout de remarquer qu'elle est d'abord entendue de manière négative : être libre c'est résister à l'ennemi, à ce qui vous empêche de vous déplacer et vous développer en votre propre espace.

L'approche paulinienne puis augustinienne en feront une réalité intime, spirituelle liée fondamentalement à la conversion : la liberté quitta dès lors le domaine de l'action pour entrer dans celui de la prière et de la foi. De la vertu. Elle reviendra plus tard dans l'espace social pour ne plus cesser d'être au centre de nos préoccupations, et, souvent, le critère permettant de juger des situations, des régimes politiques , des programmes etc.

C'est sans doute de là qu'il faut partir ! Se débarrasser du cliché stipulant que liberté serait de faire ce que l'on veut, quitte éventuellement à ne pas nuire à la liberté de l'autre, parce qu'ainsi posée l'interrogation s'effondre immédiatement : il n'est aucune raison d'admettre que l'homme fût un empire dans un empire. En revanche, quoiqu'il soit, comme le reste des êtres et des choses, enserré dans un réseau indépassable de déterminations, il manifeste un désir de liberté que rien ne semble pouvoir assagir, encore moins satisfaire.

Tout est ainsi présenté comme si, entre l'absolue soumission et la révolte extrême, il n'était ni étape ni intermédiaire. Or, s'il est vrai qu'en physique il n'est pas de liberté d'examen et de conscience, ceci n'a en rien empêché le déploiement des techniques. Pour commander à la nature il faut préalablement lui obéir. Est-ce à dire que la soumission serait le plus souvent un simulacre ? L'invective contre ce peuple à la nuque raide pourrait le laisser penser qui, au moment même où il s'apprête à recevoir la Parole, s'adonne à la plus vile des idolâtries.

Où je soupçonne l'essentiel se jouer dans la manière dont le serviteur s'acquitte de sa tâche. En maugréant ou en y consentant ? En se soumettant ou en se dépassant ?

Il devait assurément venir tout juste de s'installer. Il était midi à peine dépassé et les touristes à la monnaie grincheuse mais aisée commençaient à affluer sur cette passerelle qui relie le jardin des Tuileries à la rive gauche juste entre la gare d'Orsay et le pont de la Concorde. Quelles épreuves endura-t-il, quels retours de fortune aura-t-il subi pour se retrouver ainsi à un âge où il se fût sans doute imaginé se reposer ou bien encore voyager comme le font tous les vieux, plutôt que de passer journée - heureusement sans pluie - à quémander piécette en échange d'un air ou deux qu'il faudra savamment choisir dans le répertoire si large de l’inculture ordinaire : dame ! les gens ne donnent pas quand ils ne reconnaissent pas ! C'est la leçon qu'un compagnon d'infortune rencontré sur la ligne 4 du métro lui avait un jour enseigné …

Existe-t-il pire condition que celle de ces colporteurs de misère ? Attendre des heures languissantes à quêter, en vain le plus souvent, le regard des passants et ne rencontrer que leurs yeux vides, souvent indifférents, parfois méprisants, si rarement bienveillants, les chercher dans ce qui n'est pas même un dialogue de sourds mais un implacable monologue mélancolique … il aurait pu se contenter de bâcler quelque mauvais air entre les fausses notes de leur insensibilité. C'est précisément ce à quoi il se refusait. Après avoir soigneusement accordé son instrument et vérifié par deux fois que chaque corde prît sa juste place dans cet ensemble, il entreprit cette étonnante chaconne de Bach et il la joua avec une passion que démentait son dos voûté, que ponctuait son sourire triste.

Rien ne l'obligeait à ceci : sans doute se dit-il que puisque personne ne lui demandait rien et qu'à sa manière il s'insinuait dans l'égoïsme de son public, au moins lui en devait-il plus ; le mieux dont il fût capable. Il voulait que la chose eût de la classe ! Et, pour quelques minutes, la passerelle cessa d'être cet enjambement piétonnier d'où saisir quelque jolie perspective ou, pire encore, selfie à la gloire de son empressement ; mais un théâtre arraché au temps ordinaire où le fleuve par dévotion charriait public béat, presque enthousiaste.

Voici qui illustre la parabole des serviteurs inutiles. Et permet de comprendre ce que ce Dieu attend qui à la fois nous fait libre mais veut qu'on le serve. Qui rejoint l'œuvre autant que l'augeo qui donne son sens à auteur. Et consistance à ἀγάπη.

La solution apportée en son temps par Rousseau pouvait sembler casuiste entourloupe : obéir aux lois qu'on s'est données c'est cela la liberté ! ceci a un sens en politique, incontestablement, mais n'enlève rien à la nécessité d'obéir. Elle a néanmoins l'immense mérite de placer au centre la question du consentement. Partager le même sentiment sur quelque chose, être en accord. J'aime que le dictionnaire note que accorder fût plus concret que consentir et suppose ainsi un accord moral. Consentir est affaire individuelle et n'a évidemment de sens que si c'est ici effet de la liberté individuelle, d'une volonté éclairée et non un accord arraché par les circonstances qui ne vaudra jamais que la reconnaissance d'un pur et simple rapport de forces. Si tel n'est pas le cas on en revient aux dialectiques classiques : lutter, perdre, se soumettre pour survivre, se consoler d'être utile etc. Consentir c'est faire comme si l'on était à l'origine du processus, bref comme si l'on en était l'auteur. Ce n'est pas faire contre mauvaise fortune bon cœur, qui serait un simple simulacre, c'est devenir auteur assumé et libre. M Serres insistait sur le sens positif d'augeo, d'où nous tirons auteur. L'auteur est d'abord un garant : il donne force et autorité à ce qui est ou se conclut ; mais il est encore ce qui vous augmente par son œuvre, et, sans doute, par là, s'augmente lui-même. Je relie cela à ce que Arendt disait de l'œuvre : ce qui donne un sens humain aux choses et à nos actes ; ce qui permet de rendre le monde vivable. De lui octroyer quelque durée.

J'approche désormais de ce que servir signifie qui tient à l'exorbitance, au superflu, à la gratuité. Le serviteur inutile s'en tient au minimum - syndical ? - il fait ce qu'il a à faire, sans plus ; sans envie, sans élégance, sans grâce. Lui, effectivement, se contente d'obéir ! Ce débordement, les grecs virent juste, a partie liée à l'exubérance des Charites : non celui de la démesure puisqu'il ne demande rien ni ne veut rien conquérir mais cette meilleure part de nous-mêmes qui, en toutes circonstances, met à ce qui se fait vie et sourire plutôt que cet ombrageux et souvent maussade renoncement qui caractérise le quotidien de tous ceux qui travaillent et supportent leurs chefs.

On ne nous demande pas de courber l'échine - la nuque on le sait est raide - mais d'y mettre de la classe, de l'élégance, du sens !

Opus ou opera n'est ni travail ni labeur mais touche à ce que le grec appelle poiesis l'action de faire et donc la création. De ποιεω, fabriquer, exécuter mais aussi faire naître, causer, produire de l'effet et donc être fécond. La vie se joue ici qui veut que l'action ne se résume pas seulement à une simple technique visant à donner forme nouvelle à la matière mais à créer objet ou être qui soit vivant, autonome. Le génie de l'artiste tient dans cette puissance étonnante à donner un sens à l'objet qui dépasse son apparence ou utilité ordinaire, un sens humain, esthétique, moral comme on désire ; mais réside peut-être surtout dans la fissure laissée où s'insinue le récipiendaire pour se l'approprier, interpréter ou métamorphoser. L'exubérance de l'augeo réside ici : il y aura toujours plus dans l'œuvre que ce que son auteur y aura mis … cru mettre. N'importe quelle mère sait cela : son enfant se saurait grandir sans s'écarter, s'éloigner pour finir par devenir peut-être ce qu'elle n'aurait jamais voulu ni espéré. Je crois bien qu'aucune toile, aucun roman, aucune sculpture ne survivrait à son auteur s'il n'eût laissé au public le soin de les réinventer.

Sartre avait tort ! Dieu est un artiste ! Mauriac aussi !

L'aventure commence quand le petit pan de mur si bien peint en jaune illumine toute la toile et anime ce qui autrement ne serait qu'un panorama, charmant certes, mais sans reflief. Quand le récit de la bataille cesse d'être pure narration pour devenir la bataille elle-même avec ses chocs, hurlements, cliquetis d'armes et hennissements affreux de bêtes blessées. Quand cette photo, que l'on avait cru prendre innocemment, non pour la beauté mais seulement pour le souvenir, subitement dit le contraire, en tout cas complètement autre chose que ce qu'on y avait cru mettre. Quand l'œuvre vous échappe.

Car l'être n'est pas chose posée là devant soi ; mais ce qui perpétuellement fuit, vous échappe ; est sans doute ce fleuve qu'Héraclite avait repéré où l'on ne se baigne jamais deux fois.

Ce tableau de Rembrandt ne quittait pas le regard de Paul Ricœur parce qu'il lui semblait résumer toute l'aventure philosophique - qui ne vient qu'après ; après la poésie : après la création. Aristote regarde Homère ; ne se contente pas de le regarder mais le touche. Mais Homère a le regard tourné ailleurs. Il était aveugle, on le sait, son regard dès lors qui ne se peut nulle part poser, se projette ainsi partout. L'oiseau de Minerve ne prend son envol qu'au crépuscule disait Hegel. Oui, quoique cherchant perpétuellement à être de son temps - d'où, ici, la tenue anachronique d'Aristote - la philosophie vient toujours après, après l'action, les événements. Alle Denken sind Nachdenken suggérait H Arendt. Mais elle vient aussi après la création. La poésie est première, qui est création de sens. La réflexion vient toujours après - au mieux pour rendre compte et honorer l'innovation, le sens humain offert par la poésie. Cet après ne dévalorise rien, il raconte un chemin.

Mais cet après n'est pas seulement celui de l'artiste. Il est aussi le nôtre, le pourrait ou le devrait. Celui de chacun de nous qui, ne trouvant dans le monde ou dans sa vie de route toute tracée est bien amené à s'inventer un sens, à faire comme s'il était œuvre. Ce qu'il est ! et qui s'appelle servir.

Telle est la mesure de l'homme.
Riche en mérites, mais poétiquement toujours,
Sur terre habite l'homme
**

Nous avons tous un maître ; sommes tous des serviteurs tel est bien l'un des enseignements tant des textes bibliques que de la pensée grecque. Tous les chemins mènent à l'invention de notre liberté mais aucun n'a prétention à saccager les prairies alentour pour percer. Nous n'avons d'autre choix, nous qui sommes du monde mais aussi devant lui, que de nous y inventer notre place sans le détruire ; d'en être et y être sans nous identifier à lui. J'aime que la distinction désigne à la fois cette élégance dans l'affirmation de soi et la reconnaissance du monde.

Rien ne me semble plus important que de maintenir tout ce qui nous lie à l'être et je crains bien que seuls nous y parvenions malaisément. Que nous manquerait toujours, par rémanence insistante de nos trépignements d'enfants sans doute ou par tentation de la démesure peut-être, ce regard tutélaire qui est moins mise en garde que ce qui nous préserve en notre humanité de toute démesure. L'homme ne vaut que par cet insolent non qu'il jette à la face du monde mais son nom est aussi humilité qui seule lui permet de se peut déployer.

 

 

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

élégance   ou l'éloge de la gratuité  

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme
doute
donner recevoir
ironie
justesse
qu'est-ce ceci : haïr ?
grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher

loi

empathie  

scepticisme

obéir

sexualité

sagesse

servir

 
devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

intensité

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
prudence
 
 
vicariat

 


 

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**Hölderlin En bleu adorable