Textes

Paul Ricœur,
L’unique et le singulier – entretien avec Edmond Blattchen:
Noms de dieux – Le Symbole,
« Le philosophe, le poète et le politique », Bruxelles, Alice Editions, 1999, pp. 53-60.

 

 

EDMOND BLATTCHEN. – Votre symbole, Paul Ricœur, est un tableau de Rembrandt, dont le titre est « Aristote contemplant un buste d’Homère ». Que représente ce tableau pour vous?


PAUL RICŒUR. – Pour moi, il symbolise l’entreprise philosophique telle que je la comprends. Aristote, c’est le philosophe, comme on l’appelait au Moyen Age, mais le philosophe ne commence pas de rien. Et même, il ne commence pas à partir de la philosophie, il commence à partir de la poésie. Il est tout à fait remarquable, d’ailleurs, que la poésie soit représentée par le poète, comme la philosophie est représentée par le philosophe, mais c’est le poète qui est statufié, alors que le philosophe est vivant, c’est-à-dire qu’il continue toujours d’interpréter. Le poète est en quelque sorte recueilli dans son oeuvre écrite qui est représentée par un buste.

Je voudrais souligner deux ou trois détails qui n’apparaissent pas à première vue. D’abord, contrairement au titre, Aristote ne contemple pas le buste d’Homère ; il le touche. C’est-à-dire qu’il est en contact avec la poésie. La prose conceptuelle du philosophe est en contact avec la langue rythmée du poème. Aristote regarde autre chose. Quoi ? Nous ne le savons pas. Mais il regarde autre chose que la philosophie. Il touche la poésie mais pour réorienter son regard vers autre chose ; vers l’être? la vérité ? Tout ce qu’on peut imaginer.

Je voudrais signaler un autre détail qui n’est pas remarqué si on n’est pas conduit par un bon guide. C’est qu’il y a trois personnages sur ce tableau. Aristote est vêtu de vêtements contemporains (de Rembrandt, naturellement) – la philosophie est toujours contemporaine alors que le buste d’Homère est statufié. Et le troisième personnage dans ce tableau se trouve dans la médaille suspendue à la taille d’Aristote.

Au premier abord, on pourrait penser que cette médaille faut partie de l’élément décoratif. Mais j’ai déjà dit que les vêtements d’Aristote ont une signification. Ils sont, modernes, de l’époque du peintre, alors que le buste reste dans sa configuration archaïque. Or, sur cette médaille, c’est la tête d’Alexandre, le politique, qui est représentée. Il ne faut pas oublier qu’Aristote a été le précepteur d’Alexandre. Et son rapport au politique n’est pas seulement un rapport d’éducateur c’est aussi celui qui a pensé le politique, au point même de faire de l’éthique la préface à la politique.

L’éthique n’est complète que comme politique parce que c’est l’ensemble des hommes, c’est la communauté qui est orientée vers le «vivre bien ».

Alors, si nous replaçons cette médaille vraiment dans son lieu intermédiaire, nous comprenons que le politique est toujours silencieusement présent, discrètement présent, à l’arrière-plan du rapport entre poétique et philosophie. Parce que c’est un rapport de paroles – le poète parle, le philosophe parle – mais le politique, dans sa, meilleure destination et dans sa meilleure efficacité, c’est la paix publique, c’est-à-dire la possibilité que le discours continue dans un ordre tranquille. Cette médaille est là pour nous rappeler que la philosophie ne peut continuer son œuvre de réflexion sur une parole qui n’est pas la sienne, la parole poétique, que si elle continue d’entretenir lui rapport actif avec la politique, dont elle a la charge. Si j’ose dire : que le personnage du tableau est chargé de cette médaille.

Appliquons la symbolique de ce tableau à votre propre expérience. Quel est votre Homère, quels sont vos Homère, Paul Ricœur?

Nous avons commencé par le problème de l’herméneutique, en la définissant comme une interprétation continuelle des textes. Les textes poétiques ont certainement une place prépondérante, une place royale parmi les textes, parce que ce sont les textes qui produisent du sens. J’étends le mot « poétique » au-delà de la poésie au sens rimé et rythmé, au sens de production de sens. C’est-à-dire qu’il faut d’abord une énergie créatrice d’innovation pour qu’il y ait ensuite un discours de second degré.

Je ne mets pas la philosophie à la place du poétique elle est réflexive. C’est toujours un travail de second degré, d’ailleurs, pas uniquement sur la poésie, mais sur le langage ordinaire, sur le langage des sciences, sur le langage de la psychanalyse, et sur le discours poétique.

Par conséquent, ce caractère second, réflexif, de la philosophie et ce caractère primitif, originel, originaire, et créateur de la poésie, constituent le cadre fondamental, avec la médiation secrète du politique, qui est à la fois présupposé – puisqu’il est avant, mais aussi but, d’une certaine façon – de la réflexion morale…

Vos rapports avec le prince sont-ils aussi apaisés que ceux d’Aristote avec Alexandre ?

Nous sommes dans une situation radicalement différente, c’est-à-dire sans prince. Le problème de la démocratie moderne est que nous engendrons tous la souveraineté par notre vouloir vivre ensemble ; mais ce vouloir vivre ensemble ne vit que si nous le transformons constamment en un contrat social effectif, donc volontariste.