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Regard impossible, regards détournés … figure de l'abandon

 

Pourquoi entrer dans des arguties théologiques ? Nous savons depuis longtemps - au moins depuis Pascal - qu'il est deux chemins qui mènent au divin : celui des philosophes et des savants ; celui d'Abraham, Isaac et Jacob. Le premier se pense, est une idée, une abstraction ; pose au moins autant de questions qu'il ne semble en résoudre mais, en tout cas, s'écoute, se lit mais, surtout, ne se regarde pas. L'autre, celui dont l'Ancien Testament déclare qu'il faut le craindre quand le Nouveau souligne qu'il faut l'aimer - sans que d'ailleurs les deux fussent contradictoires - l'autre chemin, oui, est celui qui s'éprouve, se ressent, se vit.

Pascal, tout empêtré de jansénisme, a choisi le second chemin. Tout du moins le crut-il : à lire ce qu'il écrivit de Montaigne, notamment, je n'en suis pas certain !

M Conche évoque la voie certaine vers Dieu, reprenant la métaphore du chemin. Lui qui se refuse à croire en ce dieu des théologiens - le problème de l'existence même du mal lui en semble un démenti irréfragable - est manifestement plus sensible à ce dieu qui se sent, voit et éprouve, quand même il récuse la possibilité même d'y croire jamais.

Il n'est pas impossible que nous ayons perdu le sens du chemin. Là où le grec dit ὁδός et le latin via qui tous deux à la fois signifient ce qui permet de relier deux points dans l'espace mais aussi les moyen, procédé et, par suite, méthode, manière de faire, nous persistons à croire qu'il ne vaudrait que pour sa destination. Heidegger l'a souligné : il est des Holzwege, des chemins qui ne mènent nulle part ou ne servent qu'à l'exploitation des forêts. Marcel Conche le raconte : il est en Corrèze un chemin que l'on appelle encore chemin du moulin alors que depuis longtemps il n'y a plus de moulin ! Conche ne croit pas en Dieu, du moins se le refuse-t-il ! En philosophe, il regarde les théologiens se piteusement débattre avec la question de l'origine du mal, et y répondre de manière confuse et parfois bien sotte. Est-il sujet plus passionnant que celui de l'origine du mal ? La pensée occidentale, d'entre la culpabilité de l'homme et la toute-puissance de Dieu n'hésitera pas. Le mal serait entré dans le monde par le libre-arbitre humain. Mais quid de cette toute-puissance qui fut incapable de l'en empêcher ? De mise en accusation en théodicée, sans que d'ailleurs on se posât toujours sérieusement la question de la nature du mal, on hésita et crut s'en sortir avec le dogme du péché originel qui seul put prétendre justifier ainsi la souffrance d'un enfant pour ceci que précisément il n'eût pas été totalement innocent !

C'est donc bien l'autre chemin qu'il convient de prendre pour Conche, celui qui mène au moulin quand même celui-ci n'existerait plus ou même n'eût jamais été. Celui du Ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν ! Conche a raison : que signifierait cet amour de Dieu s'il ne se doublait d'un amour de l'autre. Mais il a tort de vouloir condenser les deux en un seul commandement : car si l'amour du prochain me crée en tant qu'homme, partie prenante de cette totalité qu'est l'humanité, en revanche, l'amour du divin me relie in solido au monde et me justifie en la place que j'y cherche à défaut de l'occuper. Le second commandement prend toute sa raison d'être en réciprocité ; le premier dit l'essence même de la solidarité.

Non, décidément, les chemins sont rarement routes clairement dessinées, vastes et confortables mais bien plus souvent sentiers sinueux qui manquent de s'égarer ou de vous égarer. Où il faut bien un peu de confiance - de cette foi dont on parle tant - pour en poursuivre le tracé parce que, précisément, rien ne garantit ni qu'il mène quelque part ni, en tout cas, que la destination fût souhaitable et heureuse.

Voie de l'image, dit Conche ? Oui, sans doute parce que de ce qui se regarde et vous regarde ; mais peut-être également de l'ouïe ; de la musique.

Les augures avaient coutume de pointer leur regard vers le ciel et d'attendre que se manifeste dans cette portion qu'ils dessinaient de leur bâton et nommaient templum un signe qui indiquerait la volonté des dieux. Ceux-là étaient au moins deux fois augures de se poser avant tout acte ou toute décision mais aussi d'augmenter le réel d'interprétations et de sens. J'aime que templum - qui vient du grec temno  τέμνω - couper, trancher - ait ainsi la même racine que le temps. Aller au devant des dieux, c'est donc, oui, regarder, voir. On ne s’étonnera pas ainsi qu'autant théâtre, théorie ou dieu aient identique racine θέα - regarder, contempler. Mais le propre de ce qui se regarde est bien de vous être extérieur, voire étranger et la prétendue introspection aura toujours suscité légitimes suspicions de manquer de ce recul indispensable à une représentation sinon objective au moins prudente. Ce prochain - πλησίος- dont parle Mt 22,39 c'est moins celui qui vous ressemble que celui qui s'approche et que l'on s'apprête à accueillir, c'est l'autre à la fois en tant qu'il diffère et vous ressemble, celui qui plus jamais ne pourra vous être étranger. A l'inverse, le θεός, c'est le sacré, ce qui vous dépasse et bientôt transcende.

Je n'ai jamais su s'il fallait entendre cette histoire plutôt du côté de l'homme ou du divin : il n'est pas impossible que ce ne soit tout-à-fait la même ! Cet Adam qui reçut tout, la vie d'abord, et la tâche de nommer un à un les différents animaux et de prendre soin du jardin divin, transgressera le seul interdit qui lui fut opposé : manger des fruits de l'arbre de la connaissance ! Fut-il seulement manipulé par sa propre ambition ou la vanité d’Ève ? Profita-t-il sottement que le divin ne soit pas là, comme n'importe quel garnement un peu turbulent ? Je crois bien plutôt qu'il ne lui était pas possible, s'il voulait exister, se construire et prendre conscience de lui-même, pas loisible, dis-je, de ne pas s'écarter, s'éloigner. L'expulsion n'en était pas vraiment une mais un départ nécessaire.

Peut-on, sans blasphème, outrecuidance, sans erreur en tout cas, entendre le point de vue du divin ? Il y a seulement ce verset : Voici l'homme devenu comme l'un de nous (Gn 3, 22) que l'on retrouve en l'épisode de la tour de Babel. Le divin à chaque fois maintient la distance qui le sépare des hommes. Demande ainsi à Moïse de baisser les yeux, demande aux juifs de demeurer aux pieds de la montagne. Mais il parle, et noue alliance au même titre qu'il avait lui-même confectionné les tuniques dont Adam et Ève se revêtirent pour affronter le monde.

Or, on ne sépare jamais que ce qui est lié ; on ne relie jamais que ce qui est séparé. Il est donc lien entre le divin et l'homme qui se peut distendre, certes, mais jamais totalement rompre à moins d'envisager fin radicale …

Se peut-il être fin radicale ? Quand donc tout cela a-t-il bien pu commencer de s'achever et épuiser ?

A quoi pensa-t-il en ces longues heures où, puisant en l'extrême tréfonds de son âme, il nourrir néanmoins rage de poursuivre et marcha et marcha encore comme automate presque encore régulier, sentant que s'arrêter n'était pas seulement l'interdit majeur mais l'inconcevable ? Il faisait froid : la neige craquelant sous ses pas même plus lourds et la brume escamotant jusqu'à son ombre offensaient jusqu'aux ultimes ressacs de son humanité. Qu'avait-il compris ? Pouvait-il espérer encore ? Jusqu'ici, il avait été pris dans le tourbillon d'un siècle qui aima trop les guerres ; il avait donc eu des ennemis et accepta de les combattre. Il n'avait pas peur de la mort ; en tout cas eut la trempe de ne s'en soucier point. Il savait la vacuité des grands discours et la fragilité des nations : naître aux confins et passer, comme il le dut, d'une nation à une autre évidait jusqu'à l'obscénité les patriotismes clinquants et revanchards. Mais quoi ? quel groupe humain n'a pas d'ennemis ?

Oui mais là ? en arrivant au camp il comprit qu'il n'était plus un prisonnier ; qu'il n'était plus rien ! que systématiquement, brutalement, comme on détoure pelures d'oignons, ceux-là commettaient l'irréparable ; l'impardonnable. S'offensa-t-il que la chose fût injuste ? imméritée ? Pas même ! Etre juif n'avait jamais été partie facile mais était demeuré jusqu'ici partie jouable. Ici, on ne se contentait pas de vouloir seulement sa mort ainsi que celle des siens, on effritait son humanité jusqu'à l'aveuglement. Et ici, quand même traversaient-ils un village ou une petite ville, quand même le jour se fut déjà levé, personne ne les regardait plus - pas même comme on regarderait une ombre.

La fin radicale doit bien ressembler à ceci : quand on ne vous regarde plus, parce que vous n'existez déjà plus ; que sans doute vous n'avez même jamais existé puisque toute trace de vous, naissance comme mort, tombe et mémoire sont déjà ou seront bientôt effacées. Même Dieu en ces jours atroces sembla avoir détourné le regard et laissé son peuple passer.

Qui oserait se réjouir d'un tel silence ?

A quoi pensa-t-il ? Que redouta-t-il qui fût pire que l'oubli qui bientôt recouvrirait ces infamies ? que bientôt plus personne ne serait là pour dire et témoigner ! que d'ailleurs personne, même bien intentionné, ne serait capable de comprendre ! Ne le serait plus. Ne le sera jamais. Ils étaient passés de l'autre côté, de l'autre côté de la vie, de l'autre côté de l'humain … Plus aucun signe ne viendrait ! plus aucune signification à déceler en levant les yeux

Seul un dieu eût pu les sauver … et il ne se passa rien ! Détourna-t-il le regard ? Vraiment ? Non ! Flaubert dans sa fatuité d'écrivain se contenta seulement de jouer avec les idées ; de se payer de mots mais radicalement se trompa. Cette solitude de l'homme est tout sauf une libération ! Laissé à lui-même, l'homme a rompu tout lien avec l'autre mais avec le monde et s'est égaré où même les bêtes s'épargnent de se perdre. Si fut jamais moment où le silence éternel pût effrayer, ç'aura été là, à cet instant précis où il ne fut plus homme à pouvoir espérer rien ni du divin ni de l'homme. A pouvoir n'en appeler plus à rien ni personne ?

Car le divin a nom pas même caché : celui de l'être. Il est ce qui, in solido, me lie au monde et, s'éloignant, cesserait de m'y maintenir. L'humanité de l'homme ne cesse de souffrir de ce regard détourné ou qui sembla tel.

J'aime à penser, j'aime à espérer qu'ici et là, se lèvent des consciences, parfois incroyablement désintéressées s'attachant à renouer liens, rapiécer les pièces éparses …

 

 

 

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

élégance   ou l'éloge de la gratuité  

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme
doute
donner recevoir
ironie
justesse
qu'est-ce ceci : haïr ?
grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté

écoute  

philosopher

loi

empathie  

scepticisme

obéir

sexualité

sagesse

servir

 
devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

intensité

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
prudence
 
 
vicariat

 

 


Marcel Conche, Métaphysique, p 151

Il est clair que ce passage doit être corrigé, et que les deux commandements doivent n'en faire qu'un seul, car que signifierait aimer Dieu, quelle fausseté il y aurait dans cet amour si l'on n'aimait pas son prochain !