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Témoigner

 

Est-il plus beau mot que celui-ci et plus complexe ? Celui qui témoigne vient attester de la réalité d'un fait auquel il a assisté s'il s'agit d'un procès, sait combien sa parole peut condamner ou disculper ; mais accompagne aussi les actes fondateurs - comme un mariage - où il s'agit alors de certifier, a parte ante, l'identité des personnes et, a parte post, que l'acte est conforme à la réalité. En réalité, dans les sciences comme dans les affaires judiciaires, a fortiori théologiques (inquisitoriales) le témoignage participe évidemment à la production de la vérité. Il est donc tout sauf trivial.

La surprise - mais elle est double - vient des mots. Comme souvent. En latin, testor - attester, porter témoignage - est aussi la source de testamentum. Comme s'il n'était pas de legs sans témoin ou que le témoignage fût lui-même un legs. C'est bien le terme Testament qu'utilise la Vulgate pour traduire בּרית - beriyth - et διαθήκη qu'utilisa la Bible des Septante. Mais le terme grec s'il dit arrangement, disposition entre deux parties, suggère aussi l'Alliance, même s'il est clair que dans le cas biblique, juif comme chrétien, cette alliance ne saurait en aucun cas être entendue comme un pacte entre égaux. Elle est don absolu, unilatéral.

Mais elle est grecque encore parce que le témoin s'y nomme μάρτυς dont nous avons tiré martyr. Ce dernier en effet n'est pas, d'abord, celui qui persécuté, marque de sa souffrance la fidélité à ses croyances mais le deviendra pour tous ceux qui, allant aux extrêmes, témoignent de leur foi et donc de leur fidélité jusque dans leurs chairs meurtries et tourmentées.

Il y eut toujours, dans le catholicisme, affectation toute particulière pour les chairs purulentes, pour les souffrances occasionnées par l'autre, païen, barbare ou simplement méchant, par l'épidémie injuste qui s'abat sur une cité peut-être simplement parce que les souffrances en légitiment l'existence, la mission : nous accompagner sur le chemin du salut nous, fruits du péché originel, qui ne serions sauvables que par la grâce et rien alors de nos meurtrissures ne saurait être réellement ni injuste ni immérité même s'il n'est pas interdit d'atténuer parfois les douleurs.

Mais il est vrai que l'histoire de l'Église commença mal ! Et ceci explique sans doute ce glissement malencontreux du témoignage vers la souffrance, revendiquée ou subie.

Mais il faut, parfois, écouter les légendes.

Il ne faisait pas partie des tout premiers et n'a pas connu le Christ. Ni apôtre ni même ne comptant parmi les cent vingt qui virent l'Esprit Saint se poser sur eux et leur permettre de parler toutes ces langues et porter ainsi la Parole au-delà de toutes les terres et de toutes les mers. Il n'était pas subsidiaire - c'était un homme de bien - mais rien, ni surtout son humilité chevillée à l'âme ne le prédisposait à être jamais le premier en rien.

Lorsque la communauté de Jérusalem eut pourtant suffisamment grandi pour qu'apparussent les premières tensions, et surtout qu'il fallut seconder les apôtres tant les tâches, même les plus simples, devenaient entraves à la diffusion de la Parole, Etienne parmi sept autres fut consacré diacre à cette fin. Tous avaient reconnu en lui homme de foi ; homme lumineux qui ne laissait personne indifférent.

Il était simple, bon et sans doute animé d'un irrésistible charisme : il fit merveille et ne cessa d'entraîner derrière lui foule de plus en plus nombreuse. Tant que ces fichus chrétiens ne dépassaient pas quelques centaines d’ergoteurs et de prédicateurs, ils furent regardés comme d'aimables agitateurs sans trop de conséquence - après tout le monde juif a toujours été agité de sectes diverses - mais leur nombre croissant, ils finirent par susciter méfiance et haine. C'est ainsi que commença campagne de faux témoignages, procès en blasphème, torture … On finit par le lapider . Du côté de la porte de Damas, dit-on, mais qu'importe.

Etienne inaugura ainsi une longue liste de martyrs. Les symboles comptent : on fête la St Etienne le lendemain de Noël, comme si l'on avait voulu entourer le Christ de ses plus fidèles serviteurs.

Voragine insiste : Etienne incarne le martyre de fait et de volonté. Il en est figure tutélaire ; modèle accompli. Il souffre et meurt de témoigner de sa foi ; en témoignant et ne le cessant jusqu'à la mort. Il est martyr de fait et de volonté ; Jean ne le sera que de volonté se consacrant jusqu'au bout de ses forces à sa mission mais n'en mourant pas ; au contraire des Saints Innocents qui ne le seront qu'involontairement.

Voici qui était plutôt bien vu et donne son sens au témoignage : il incarne - et pas seulement parce qu'il le vit en sa chair - ce dont il témoigne ; ce qu'il transmet. Loin d'être discours simple, propagande ou argumentaire fût-il brillant, le témoignage est comme un point d'ancrage ou comme un phare qui en fait ce point lumineux qui attire et entraîne. Illustration parfaite, me semble-t-il, de ce que Kant concevait comme fondement de toute moralité : non pas la considération des conséquences mais le seul primat de l'intention. Témoigner ? au delà d'un acte, ou alors l'essence même de l'acte … une manière d'être, cette étonnante tension, à moins que ce ne fût une torsion, où la pensée rejoint la matière et le verbe s'unit à la chair. La moralité, et ainsi le témoignage, est cet engagement qui lève les yeux, qui augmente et vous augmente, et vous relie au monde : ensemble, ils sont de solidarité ; bien plus amples que de simple réciprocité.

Témoigner n'est pas péripétie anodine qui viendrait interrompre le cours ordinaire d'une existence mais vaut engagement qui fait tressaillir chaque étincelle d'âme encore à l'écoute. Révélateur de voir comment Jésus rassembla ses disciples : il passe devant le bureau de la douane où un homme était assis, qui semblait rêver ou seulement attendre, et lui dit Suis -moi et l'homme le suivit ! C'était Matthieu ! (Mt 9,9) Il n'en alla pas autrement pour Jean et son frère Jacques, non plus que pour Simon-Pierre et André, tous pêcheurs sur le lac de Tibériade, qui d'une simple voix abandonnèrent leurs filets et suivirent le Christ. C'est ici tradition biblique que de voir, comme ce fut déjà le cas pour Moïse, s'écarter des hommes de leur chemin sur un simple mot.

Avant d'être lumière, buisson ardent, apparition ou vision, l’Être d'abord est une voix. Je ne connais pas d'autre définition de l'appel.

Quoi peut donc inciter homme à tel revirement, lui intimer presque comme un ordre, d'ainsi se détourner sinon écho surgi des profondeurs ultimes ? Seul a véritablement vécu qui connut de telles croisées, seul a véritablement douté qui reconnut ces trajectoires fatales, seul comprend l'accomplissement qui sut les emprunter.

Il était rentré chez lui, comme évidé de tant de noirceurs. nul ne l'attendait plus ; il l'avait pressenti. Aurait tant aimé pouvoir ne pas y croire. Mais, tous avaient été emportés par cette bourrasque barbare qui l'avait épargné, lui, sans pourtant qu'il comprît pourquoi, sans surtout qu'il s'en estimât digne ; en en ayant honte presque. Sauf sa grand-mère, qui, comme lui, parvint à revenir, comme s'il avait fallu, même ici, retisser le lien entre un passé désormais enfoui, imprescriptible et un avenir imprévisible. Il n'avait plus qu'un soupir, lâche, les rejoindre ; se taire en tout cas. D'ailleurs pourquoi parler : nul ne l'entendrait ? Qui peut comprendre cela ? Il se tut d'abord, comme tant d'autres ; comme presque tous. Et puis, insensiblement, pour ces enfants qui lui vinrent comme par désespoir, pour l'indifférence qui planait menaçante comme nuée de l'orage, il résolut enfin de parler. Doucement, presque inaudible d'abord, en susurrant chaque mot semblant les retenir à mesure qu'il les abandonnait au monde.

Subitement il n'était plus à lui, n'était plus seulement lui ; mais devint écho : des voix, des millions de voix, jusqu'ici à peine des gémissements et des soupirs, montaient qui le submergèrent. Il était leur voix ; il était leurs soupirs ; il était leur mémoire. Non qu'il fût possédé par eux : leur voix le libéraient. Tout, de leur moindre geste à leur plus intime espérance, du moindre cri à l'ultime regard, tout de leurs yeux qui se levaient pour une ultime fois n'implorant même plus d'être tant égarés, tout ce qui leur échut jusqu'à leur ultime nuance fière, courageuse d'humanité bouleversée, oui tout désormais faisait son âme jusqu'à sa peau tressaillir comme le pourrait hiver de trop de glaces impétueux. Il était nombre. Il était légion.

A cet instant précis, il devint leur témoin.

Ce qu'il avait à dire : oh qu'il éprouva difficulté à le prononcer au point que parfois, il en remit même la charge à plus tard ; à d'autres. Pourquoi donc à ce moment-ci songea-t-il à Moïse qui avait fait de même avec Aaron, son frère. Non qu'il se prît pour un prophète, il n'en eût jamais pu avoir l'outrecuidance, mais il réalisa à cet instant précis que parler n'est jamais acte anodin ; encore moins quand il s'agit de transmettre. Il fallait, parfois, être deux pour en porter l'écho.

Je crois bien que tous les grands témoins sont de grands taiseux.

Il n'est pas de navire, si imposant paraisse-t-il, qui ne risque, par gros temps, d'être englouti tant les flots, incroyablement trompeurs parfois, rugissent à en perdre jusqu'au dernier souvenir des cieux prometteurs. Il n'est pas de barque, si frêle se voulût-elle pour prix de sa légèreté et de sa souplesse, qui ne puisse tantôt flotter tantôt chavirer sans même prévenir. La parole est comme les hommes sur l'océan : il lui faut hauban, étai ou ancre pour ne pas se perdre ou éparpiller. Voici pourquoi parler, écrire, penser même, sont loin d'être choses si éthérées, intellectuelles ou même si abstraites qu'on l'eût voulu prétendre mais au contraire, mais surtout, mais d'abord gestes simples, aussi besogneux que main s'appesantissant sur le rabot, aussi méticuleux que ces doigts pourtant déjà noueux qui enroulent, tissent ou cousent. Ce son étrange que bientôt l'on modulera pour s'adresser à l'autre, je ne sais où il faut aller le chercher, je sais seulement que c'est bien loin, bien au creux de l'âme, bien en l'ultime de l'être pour ce miracle qu'à la fin il devienne voix puis bientôt musique.

Témoigner c'est cela : pas seulement transmettre ; pas seulement offrir ! mais être, et ne se déployer qu'en raison de ceci, point d'ancrage de l'être, du sens ; de la lumière. Se faire si léger, si transparent, mais si épais pourtant, que plus rien de soi, jamais ne viendra ni obscurcir ni altérer ce qui doit se transmettre.

Oui, témoigner est affaire de chair qui se ploie, se tord. Sans pour autant toujours souffrir. Mais toujours en consentant.

J'aime qu'en certains sports le témoin soit ce témoin qu'on se passe de l'un à l'autre : le témoignage est effectivement œuvre du lien, ce qui permet à une équipe, une cité, une nation de tenir ensemble ; ce que de matériel ou non, on se transmet et qu'ainsi l'on partage. Mais nous situe aussi dans le grand ordonnancement du monde. C'est pourquoi le témoin a l'oreille des cieux en même temps qu'il en est la langue et faisant que les liens ne s'effrangent pas, pas trop en tout cas, fonde la possibilité même de la solidarité.

 

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat