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Aimer, être aimé : ne pas, ne plus …

Parce que, jusqu'à présent, je n'ai envisagé que le fait d'aimer sans me mettre du côté de qui est aimé. Or la réciprocité n'implique pas que les positions soient équivalentes …

 

Trois petites histoires ambivalence et révélation savoir dire non histoires d'abandons    

Car il est sans doute différence radicale entre n'être pas aimé - qui suggère solitude - et ne l'être plus qui signifie abandon. Au delà des clichés pseudo-romantiques d'amours éternelles - nous savons tous que l'aventure où elles nous entraînent peut être périlleuse - et finir mal dans la souffrance et l'incompréhension - ou bien encore s'épuiser mollement d'elle-même dans l'ennui, l'habitude … Qui est sans doute le pire. C'est que nous y échouons plus souvent qu'à notre tour, faute d'y être habiles, soucieux, ou seulement assez engagés pour n'y rien négliger trop empêtrés que nous demeurons dans les rets de notre ego ou de nos affairements ordinaires.

Nos relations amoureuses sont pourtant des évidences trop tapageuses pour que nous les remettions en question ou osions renâcler en leur préférant sage solitude. Comprenez : homme seul, cela doit bien cacher quelque penchant inavouable ! et femme, quelque maladie ou scandale familial ! Relisez Mauriac ! Il est inscrit dans nos gènes que nous ne restions pas seuls : la morale ordinaire le justifiait par la nécessité de se perpétuer et passait la honteuse sexualité moins sous silence que par profits et pertes. On n'imagine pas pouvoir survivre sans amour : c'est ceci que j'entends par évidence ! et pourtant à nous regarder vivre, crier et fuir…

Nos existences sont grevées d'abandons successifs dont nous sommes tantôt les acteurs tantôt les victimes : naître est déjà un déchirement qui ne fait au reste qu'anticiper un autre départ plus radical ; nous abandonnons nos parents, notre terre, avant qu'un peu plus tard ils ne nous abandonnent eux-mêmes - ce dont nous peinons à nous remettre - nous les trahissons en nous choisissant compagne ou compagnon à qui nous jurons fidélité, amour et assistance avant de les quitter ou qu'ils ne nous quittent et ainsi de suite jusqu'à ce que nous-mêmes tirions notre révérence en laissant notre progéniture radicalement seule de n'avoir plus aucun visage à quérir en se retournant.

Je veux comprendre ces abandons successifs parce qu'ils nous ressemblent mais également parce qu'entre abandonner et être abandonné il y a certes une différence mais pas tant qu'on l'imagine, une fois orgueil, fierté mal placée et jalousie vaniteuse dissipée. Dans tous les cas, on était, pour l'autre, non pas tellement le centre mais un repère, un argument, un motif voire une consolation d'être ; puis, subitement, plus ! Ce n'est pas même que s'affolât la boussole mais plus exactement qu'elle eût elle-même disparu dans la tourmente. Et ceci va si vite que les serments de fidélité perpétuelle ressemblent à des galéjades avant que l'amnésie ne recouvre tout ceci, et cette magnifique et presque magique proximité à un fossé désormais infranchissable.

Alors, ici, encore trois histoires …. Parce que l'abandon n'est pas qu'affaire de faiblesse mais nichée au creux de l'être, comme un entrelacs qui engage ! des histoires de mères et de filles d'abord parce que de femmes fortes. Celle de Déméter ; celle de Léto ; celle d'Héloïse enfin

 

Déméter et Perséphone

S'il m'est difficile de se mettre toujours à la place de l'autre et, en l'espèce, de comprendre l'amour en tant que femme - mais l'inverse eût été tout aussi vrai - force est néanmoins de constater que les figures de femmes dans ma mythologie - mais c'est le cas aussi dans la Bible - sont loin d'être celles d'ingénues, un peu sottes. C'est le cas ici. Elles le sont d'autant moins que le plus souvent elles sont êtres dont on dispose à sa convenance et dont on se s'enquiert que pour en user comme on le ferait d'une chose.

Commencer par là parce que c'est une incroyable histoire de mère et de fille conjointe. Parce que c'est d'abord une histoire d'amour contraint comme la mythologie grecque en compte tant. Etre une jeune fille c'est le plus souvent être objet de transaction ; souvent une proie que l'on séduit ; que l'on viole ou que l'on enlève mais qui importe moins que les plaisirs ou l'émotion qu'elle procure. Rhéa Silvia ou les Sabines … toutes sources d'histoires étonnantes.

L'amour c'est ceci d'abord : l'enfance arrachée parfois violemment ; brusquement toujours.

Ainsi Perséphone : elle est la fille de Déméter. Connue d'abord sous le nom de Κόρη - la jeune fille - par opposition à sa mère Δημήτηρ - la Mère (de la Terre).

La mère : l'autre nom de temps, amour et être

Il faut s'arrêter d'abord sur cette Δημήτηρ qui n'est pas rien : elle est la fille de Cronos et Rhéa : c'est donc bien une Titanide et à ce titre la sœur tant de Zeus lui-même que de Poséidon, d'Hadès que de Rhéa. Cette histoire est une histoire de famille dans cet étrange récit où, à l'origine, tout le monde s’entre-tue ou entretient des relations incestueuses. Zeus ainsi épousera sa sœur et engendrera Perséphone avec Déméter son autre sœur. Sans doute ne faut-il pas trop sur-interpréter ces relations incestueuses qui me semblent toujours plutôt indiquer l'extraordinaire difficulté de rendre compte des origines : toujours elles s'entremêlent qui, chez les grecs prennent ces formes moins incestueuses d'ailleurs qu'étroitement renfermées et réservées à la sphère du divin mais qui chez les juifs comme chez les latins prennent formes souvent aqueuses (Moïse comme Romulus sont issus du fleuve qui lui même renvoie à des origines floues, peut-être divines) souvent gémellaires - avec tout le tragique sacrificiel que ceci sous-tend puisque Moïse devra bientôt trancher d'entre ses origines hébraïques et son adoption égyptienne ; Romulus tuer son frère Rémus)

On ne peut savoir comment débute l'être puisqu'il ne se peut augurer qu'à partir de lui-même. Et Kant nous l'aura appris, chaque fois que l'on aurait eu cru en saisir une amorce, toujours susurrent des prémisses plus enfouies encore. Sous l'ordre, un incroyable tohi-bohu ; derrière la Parole originaire, l'écho intarrissable d'un invraisemblable bruit de fond.

On ne saurait jamais savoir non plus quand débute l'amour qu'il soit pulsion ou grâce ; amitié ou tendresse ! Mère, pourras-tu dire sans te mentir à toi même quand tu commenças à aimer ton petit ? Jamais ! Sans doute avant même qu'il existât véritablement ! Femme ou homme, pourrais-tu sans te tromper, désigner l'instant étrange qui te fit subitement changer de route et considérer les aubes prometteuses plutôt que les crépuscules glauques ? Enfant te souviens-tu d'un instant où tu n'aies pas éperdument aimé ta mère ou souffert de n'y pas parvenir ou hurlé de la voir se détourner de toi ?

S'est-on jamais demandé pourquoi ? Oh bien sûr le double argument vaut ici comme il pesa ailleurs : la raison est impropre à saisir autre chose que le même ce pourquoi elle quantifie tout et exclut de ses abstractions tout ce qui, de différences, ne saurait entrer en ses limites ; assurément il ne saurait être de théorie qui ne comportât point de principes. Ce qui est ici au début - Ἐν ἀρχῇ dit Jean en arché - est à la fois initial, initiation et commandement. Impérial, impérieux, impératif … ce reste le même mot.

Il n'est peut-être qu'une seule force ; il n'est assurément qu'une seule force. Elle prend diverses formes mais je sais maintenant pourquoi être, temps et amour sont si difficiles à penser, définir … et porter : il s'agit simplement des formes diverses que prend cette force, cette ἐνέργεια - ce qui porte à l'action, à la transformation, à ce que le grec nomme εργον travail, occupation ou encore œuvre, ouvrage. Je ne m'étonne pas que la seule alternative réside à l'assigner ou, par le haut, à une origine divine ; ou par le bas à ce salmigondis chimique et psychologique que Freud appelait pulsion ! Dans les deux cas, avec de grands airs doctes, on ne fera jamais que nommer la difficulté ; mais pas la résoudre.

Le faut-il d'ailleurs ? Qui tient absolument à savoir, par le menu, ce qui le meut ! Que demeure quelque espace à la poésie …

Alors partons de ceci qui me rassure et enchante et vous le devrait tout autant : amour, être et temps sont une seule et unique réalité.

Ce récit qu'il faut reprendre pour l'illustrer.

Ainsi donc Perséphone est fille de Déméter et par ailleurs jeune fille décrite comme superbe. Sa mère, à la fois pour parfaire son éducation, sans doute, et la protéger, sûrement, l'avait soustraite aux regards de tous et l'éleva ainsi, en secret en Sicile. Elle lui enseignait tout ce qu'elle devait savoir comme le fait toute mère et notamment les secrets de la terre en lui parlant des céréales, des fruits, des gestes nécessaires pour les faire croître. C'est que mère comme fille font partie de ces déesses chthoniennes, avec Hestia notamment, qui avaient plus partie liée avec la Terre et descendaient de Gaia.

Mais il se trouve que, sa mère partie en voyage, comme il lui arrivait souvent, sans doute pour s'occuper de la terre et des moissons dont elle avait la charge, Perséphone se retrouva seule, se croyant en toute sécurité. Dans les bois d'Enna ou ailleurs selon les sources, dans les parages de l'Etna en tout cas, Perséphone se divertit en compagnie des Océanides mais un jour elle s'écarta du groupe pour cueillir des narcisses. C'est à ce moment-là qu'Hadès, le dieu des Enfers, la surprit et, séduit, fomenta d'en faire sa reine. Est-ce parce que les narcisses sont les premières à éclore au printemps et symbolisent ainsi espérance et renouveau ou à cause du parfum parfois entêtant de ces fleurs, toujours est-il que le jeune femme s'écarta de ses compagnes et que l'infâme Hadès en profita. Au moment même où Perséphone se pencha, la terre s'ouvrit et Hadès surgissant en toute splendeur sur son char, emporta la jeune femme qui, surprise, eut à peine le temps de crier. Personne ne l'avait entendue : la voici engloutie dans les enfers.

Personne ? Si Déméter. Sa mère, alertée - une mère entend toujours tout, sait toujours tout ou le sent, quand elle ne désapprend pas les lumières de son état - arrive pourtant trop tard. Personne n'a rien vu ; elle court comme une folle de part et d'autre ; traverse la Sicile sans aucune cohérence : la pauvre Déméter est comme folle … Ovide comme Homère insistent là-dessus.

Peut-on de telles douleurs se remettre ? On ne dira jamais assez les malheurs des mères. De toute éternité elles préparent le déchirement que de toutes leurs fibres elles redoutent mais préparent. Il n'est pas toujours violent mais toujours douloureux. Dès les affres de l'enfantement. A leur manière, les mères épèlent l'ambivalence incroyable de tout commencement. Il n'est pas d'enthousiasme sans déchirure.

Neuf jours et neuf nuits elle errera ainsi sans que personne ne lui dise rien. Elle ne décolère pas allant jusqu'à menacer que la Terre soit affamée, interdisant à toutes les fleurs ou plantes de germer jusqu'à ce qu'elle ait retrouvé sa fille. Hélios lui révèle enfin la vérité. Déméter ira jusqu'aux portes de l'Enfer … on ne la laissera pas entrer. Qu'à cela ne tienne : elle alla plaider sa cause auprès de Zeus.

Qui dira jamais le courage des mères ?

Zeus inquiet de voir ainsi la Terre refuser ses fruits aux hommes et soucieux d'éviter l'hécatombe - sans doute peu enclin aussi de lui avouer qu'il en avait donné consontement à Hadès : il connaît sa furieuse sœur et son aisance à verser dans les extrémités - lui donne satisfaction à la condition que Perséphone n'eût consommé aucun des fruits de l'Enfer. Hélas, si peu que ce soit, cette dernière avait mangé sept pépins de grenade. Tout fut à renégocier : à la fin, Zeus transigea, qui n'est pas toujours courageux : Perséphone resterait moitié de l'année en Enfer dont elle sera Reine et épouse d'Hadès ; l'autre moitié elle retournerait auprès de sa mère. De négociation en négociation, ce ne seront plus que quatre mois qu'elle passera ainsi en Enfer.

Histoire d'amour ou histoire de mères en fin de compte ? Comment savoir ? Que ce soit dans le récit d'Homère ou d'Ovide on entend plus la mère que la fille qui semble sinon s'accommoder en tout cas se soumettre à son sort qu'elle réalise vite ne pas pouvoir seule contre-carrer.

J'en tire plusieurs leçons.

Il y a toujours mystère dans ces passages initiatiques qui vous font bifurquer et emprunter direction que jamais auparavant vous n'eussiez imaginé prendre. Les mystères d'Eleusis le suggèrent, qu'instaura Déméter. Tous les rites consacrent cette initiation qui, d'enfant vous métamorphose en femme ou en homme. Il n'est pas de mythe qui ne la raconte. Je lis ici simplement que les mères, toujours y ont leur part. Qui veillent. Et ne désarment jamais. Le grec, on le sait, préserve culte privilégié à la terre non seulement parce qu'elle le définit, parce qu'elle est lien - le seul - entre vie et mort, d'entre les fruits qu'elle porte et les morts qu'elle enserre.

Il y a transaction en toute transition. Que les femmes fussent dans l'histoire objet de ces négoces par quoi la cité se reproduit nous le savons depuis toujours. Je ne saurais oublier la circulation des femmes, des savoirs et des biens par quoi Levi-Strauss définissait les sociétés. Les femmes ont affaire à la structure. Pas seulement parce qu'elles engendrent. Parce qu'elles sont elles-mêmes duplices : femme et mère. Que la cité le leur impose ou que le choix leur appartienne, plus rarement, est-il femme qui ne se trouve un jour à cette intersection sentant confusément la duperie de ce dilemme où quoiqu'elle choisisse, elle perdra ?

Bien sûr cette fille enlevée mais rendue laissant à vivre un cycle perpétuel entre mort et vie, raconte aussi l'histoire des saisons sans qu'on sache bien si la stérilité des enfers est le prix à payer pour la fécondité de la terre ou bien … le contraire. S'il faut choisir d'entre le tragique grec ou l'espérance chrétienne. Ou si, plutôt, au fond, rien de tout ceci ne valût et que, plus exactement, les deux fussent vrais ensemble et qu'ainsi il ne soit de passage où la perte n'accompagnât pas le gain. Mais que si aimer c'est à coup sûr risquer de perdre, en revanche ne pas aimer du coup c'est en être absolument assuré et ceci n'a pas d'autre nom que l'enfer.

Mais ce récit dit encore combien l'ambivalence loin d'être le fait des seules mères, est le propre des filles tout autant : Perséphone également, toute d'ombre et de lumière entremêlée, reine de la nuit et déesse de la terre successivement et alternativement. Véturie, mère de Coriolan l'avait déjà suggérée : de voir son fils, ennemi de Rome et l'assiégeant, fera d'elle une perdante quoiqu'il arrive. Ou bien elle perd son fils, ou bien sa liberté de romaine. Etre femme, mère, fille, citoyenne c'est occuper cette place étrange où l'on perd à tous les coups. M Serres notait qu'étrangement l'ambivalence du terme hôte ne valait qu'au masculin. L'hôtesse est toujours celle qui reçoit, celle qui donne s'évertue à satisfaire et qu'on parasite. Les femmes aiment pourtant et les mères continuent imperturbablement de chérir leurs petits. Je ne vois pas que les femmes eussent jamais trouvé comme les hommes de posture où, à tous les coups, elles gagneraient.

Sauf ici ! Perséphone, bifide, est grande victorieuse de cette ambivalence. Si mystère il y a c'est d'y parvenir à conjuguer vie, amour et mort.

Je sais désormais ce qu'être abandonné signifierait : ne plus être aimé ; ne plus être entendu, attendu, espéré. Déméter, métamorphosée en vieille femme parcourut neuf jours durant le monde à la recherche de sa fille Perséphone avant d'apprendre qu'elle avait été ravie par Hadès. Celle qui était mère de la terre pouvait-elle abandonner sa fille ? Et d'ailleurs cette dernière pouvait-elle imaginer que sa mère ne fît pas tout pour la sortir de ce mauvais pas. Je devine Déméter hurlant, criant, appelant aux quatre vents. Elle nous apprend ce qu'est aimer : appeler. Elle nous dit ce que serait abandonner : ne plus appeler. Eurydice, prématurément arrachée à la vie, pouvait-elle s’accommoder des Enfers sans espérer secrètement qu'un retour fût possible ? Orphée, le prince des aèdes, pouvait-il sans trahir ce qu'il chantait aux dieux eux-mêmes ne pas s'acharner à retrouver son épouse ? Lui aussi l'appelle mais nous suggère en même temps combien, sous l'appel, se joue de retour, d'arrière ; de tentative désespérée mais esquissée pourtant de conjurer le sort. Il y a derrière tout ceci une foi dans la réversibilité qui fascine. Mais la certitude de son impossibilité qui pèse. Les grecs n'ignoraient pourtant pas le cycle et redoutaient l'éternel retour du même. Ensemble, ils nous le disent : être abandonné c'est ne même plus être appelé.Mais les textes le disent encore : Perséphone s'accommoda finalement de son double statut ; il se dit même que plus sévère qu'Hadès parfois, elle rechigna même à accorder à Orphée ce qu'on lui avait accordé à elle-même.

C'est que l'abandonné souvent se fait abandonneur. Déméter dans sa course folle néglige la terre et menace les récoltes, forçant ainsi Zeus à intervenir. Le retour n'est plus vraiment possible : Hadès, rusé, a fait manger des pépins de grenade à Perséphone ; de même il imposera à Orphée deux conditions qu'il devine intenables : ne pas parler, lui, l'aède ? ne pas se retourner quand toute son action consistait dans ce retournement ? Il l'aura perdue définitivement et restera inconsolable ; Perséphone devra partager son temps entre l'Olympe et les Enfers. Elle invente le cycle des saisons et, périodiquement, délaisse la terre pour s'occuper des morts. Comme si l'abandon n'était que la face cachée de l'appel ou que l'un se fût toujours nourri de l'autre : les grecs ont toujours su que la vie avait partie liée avec la mort, que l'ordre n'était jamais que l'infime concession que le chaos faisait à la vie - ce que les sciences modernes font mine de redécouvrir.

Je comprends mieux dans ces histoires-ci l'omniprésence de la mort.

Dieu appelle Moïse et ce dernier immédiatement bifurque (Ex 3,2). Oui, je le sens : souvent notre chemin ainsi se déroute. Une voix, en nous, ou là-bas au loin, nous appelle, nous intime de nous approcher. Alors, d'abandonnés que nous crûmes être, de malheureux que nous nous sentions, ou de simplement englués dans la morne répétition de nos affaires ; d'empêtrés en ce monde saturé de bruits et de clameurs, subitement nous puisons en cet écho qui ressemble tellement à un mirage, du courage, oui, parfois, celui de nous éloigner pour sacrifier enfin à cette autonomie qui demeure notre unique respiration. L'espace d'une angoisse, nous réalisons que par paresse ou peur, nous nous étions seulement lovés dans les emmitouflures des autres et efforcé de croire que leurs rêves étaient les nôtres.

Il nous faudra bien, à notre tour, nous dérouter, anxieux de trouver sur l'autre rive ce que nous avons désappris d'entendre. Je sais ce que cette course éperdue a d'erratique ; de nécessaire pourtant. Toujours. Nous courrons, impatients de nouveautés, ivres d'aventures : reste cette voix, ce chant, ce rythme que sais-je, qui nous pétrit et nous étreint. 

Cette voix, ce chant, ce cri qui nous fait hurler sitôt que nous cessons de l'entendre.

A l'aube de tout commencement, cette prosodie si régulièrement scandée : je ne détesterais pas que mes rêves et mes craintes, mes espérances et désolations eussent l'intonation de la première palpitation perçue : le cœur d'une mère. Revenir sur ses pas, réécrire l'histoire, retrouver cette croisée qui fut fatale, que l'on aurait pu éviter avec si peu de prudence. A l'instar d'Orphée qui le rata ou de Perséphone qui le réussit à moitié, qui n'en rêva ?

Impossible ? je ne sais ! inutile, assurément. Précieuse pour cette raison même. Cette voix inexorablement monte qui nous rappelle à nous-mêmes et finalement nous libère ... Réapprendre à l'écouter, simplement.

Cette voix simplement … qui nous rappelle à la vie.

 

Second récit, bien plus long : Léto

Ici, encore une histoire de mère contrariée, exilée, persécutée ; une histoire de vengeance ;'une histoire de louve. Mais sous toute mère, il y a une amante, parfois enragée, et, après tout, l'amour pour ses enfants est bien l'une des formes de l'amour. La plus pure même, aime-t-on à croire parce que donnant tout et n'attendant rien en échange. On oserait presque écrire la forme d'amour tant, citée en exemple de ce que l'humain sait faire de mieux, au point de devenir le modèle de générosité et d'abnégation comme si l'amour dût nécessairement impliquer l'effacement de l'un ou l'autre.

Mais c'est d'abord une histoire de jalousie. Sentiment peu honorable parce mais il faut bien que l'ombre fasse l'éloge aussi de la lumière. J'aime assez que l'étymologie hésite mais qu'en tout état de cause le grec y donne le la : le zèle, ζηλος, l'empressement y a sa part, qui signifie aussi rivalité. Freud nous l'a appris, entre amour et haine, l'épaisseur est si symbolique qu'on en viendrait presque à prendre l'un pour l'autre ; Girard nous a aidé à le comprendre : quand de telle ressemblances se dévoilent, la violence n'est jamais loin.

Reprenons cette histoire.

Acte I

Zeus, décidément, est l'inconstance faite dieu. Celui-ci, tout époux tendrement attaché qu'il fut à Héra, sa sœur et épouse, ne résistait à peu près à aucune tentation et savourait les métamorphoses comme art de ses conquêtes ; parfois comme arme de défense. Ainsi circonvint-il Léto. Or, Léto n'est pas n'importe qui : c'est une titanide, fille du Titan Céos et de sa sœur Phébé. Elle a donc la même ascendance que Zeus : ils descendent tous deux d'Ouranos et de Gaia.

Héra, jalouse comme il se doit, devant les frasques de son époux cherche vengeance : elle l'obtient en empêchant qui que ce soit d'aider Léto à accoucher. Zeus, alors, pour la protéger, transforme Léto en louve qui trouvera sur l’île de Délos un refuge où donner naissance à ses deux enfants qui ne sont autre qu'Apollon et Artémis.

Refuser une terre où accoucher revient pour un grec à une condamnation à mort ; à définitive damnation. C'est surtout, comble de la perversité, incruster la mort au cœur même de la donation de vie. Est-il meilleure manière d'illustrer combien naître ne saurait être acte anodin et que devenir mère est un acte éminemment dangereux s'il n'est pas au moins assisté. Ce n'est sans doute pas un hasard si Artémis sera, notamment, la déesse des accouchements ni Latone celle de la maternité. Il y aura entre cette mère et ses enfants un lien indéfectible

Fin de l'épisode 1 où l'on remarquera néanmoins une étonnante série à emboîtements successifs mais à répétitions aussi lourdes de sens : curieuse famille, aurait-on envie d'écrire, où l'on se défie sempiternellement de sa progéniture. Cronos à l'instar de son père Ouranos dévorait ses enfants qu'ils percevaient comme une menace de leur propre puissance ; Zeus à l'instar de son père Cronos ne dut sa survie qu'à l'aide de sa mère qui, à sa façon trahit le père. Rhéa sur les conseils de Gaia se réfugia en Crète où Zeus fut élevé par les nymphes du mont Ida. Zeus bénéficie de l'hospitalité qu'on refusera d'abord aux enfants de Léto mais à y bien regarder tous sont des exilés. Léto la louve fut ainsi finalement accueillie en l'île d'Ortygie (ou Astérie, ainsi nommée car fondée par sa sœur Astéria), qui, flottant entre la terre et la mer, n'encourt pas la malédiction d'Héra. Zeus accroche l'île au fond de la mer, et l'île prend le nom de Délos (en grec Δῆλος / Dễlos, « visible, manifeste »). Quelque part d'entre ciel et terre, donc de nulle part pour un grec tant attaché à l'enracinement : il ne faut ainsi pas sous-estimer le geste de Zeus : ce n'est pas seulement permettre à Léto d'accoucher, de faire advenir ces enfants c'est surtout les enraciner, leur donner une identité forte. Les naissances, ainsi, chez ces divinités primordiales, sont tout sauf affaire aisée : elles sont toujours contrariées, renvoient non seulement au pouvoir qu'on ne veut pas céder à sa descendance et donc oui, à quelque chose qui ressemble à une crise œdipienne, mais aussi et surtout peut-être à cet exode qui offre au monde un espace, une étendue après lui avoir conféré une histoire. La sortie du chaos initial se traduit toujours par quelques rares répétitions (Ouranos/Cronos ; Gaia/Rhéa ; Crète ; Délos) mais c'est leur démultiplication qui subrepticement commencera de dessiner un espace, clos souvent ; ouvert parfois. A l'instar du récit biblique, le monde se révèle terre d'exil même si, ici, il l'est autant pour les hommes que pour les dieux. Comme s'il n'était qu'un pis-aller ainsi que l'existence de l'être.

Récit incroyable, à l'instar de celui de Cacus, où toutes les perspectives sont présentées ; présentes ; rassemblées. Et les diretions inversables à volonté. Les mères trahissentelles ? Sans doute mais elles sont aussi celles qui vont jusqu'au bout de la logique de la fécondité. Les pères sont-ils des monstres ? oui sans doute mais que font-ils d'autre sinon reproduire le schéma qu'ils reçurent de leurs propres pères ? Ils sont l'espace de l'ordre qui n'a de sens que de se maintenir quand leurs enfants, pour le temps qu'ils incarnent et l'avenir qu'ils promettent, ne sauraient représenter autre chose que désordre et vanités qu'il importe à tout prix d'enrayer. Le géniteur, ici, n'a pas tant d'importance que cela - Nietzsche avait raison, il n'est jamais qu'un hasard - ce sont les génitrices qui symbolisent la translation ; la transaction ; la traduction. Ce sont elles qui racontent l'histoire ; elles en réalité qui la font. Héra, dans sa jalousie légendaire, ne fait pas autre chose que toutes les génitrices : elle tente d'empêcher que l'histoire bifurque, qu'une autre lignée s'enracine qui dévoie la ligne ; la lignée. Elle récuse ; répudie - comment dire autrement que les surgeons de cette lignée resteront à jamais des étrangers qu'en leur barrant la route vers toute terre. Comment Zeus pourrait-il assumer autrement sa paternité qu'en offrant un sol à sa progéniture ? Zeus est un vrai fondateur : il est le premier à ne pas dévorer ou enterrer ; le premier à excaver. Il fait sortir ses frères et sœurs du ventre de son père ; il offre à Apollon et Artémis espace d'où s'éployer. Il n'y aura plus personne après lui.

A sa façon, il met de l'ordre. Voici en réalité le début de l'histoire et ce début est une histoire d'amour. Qu'importe que Latone fût ou non la première épouse de Zeus, qu'importe si elle endura le courroux ombrageux d'Héra, c'est ici la première fois que le géniteur ne dévore pas mais protège sa progéniture Et ce faisant, crée l'espace. Ce récit, à sa façon, raconte la Genèse du monde : toutes ces répétitions, à la fin créent l'espace. D'entre Ciel et Terre, Δῆλος participe des deux : elle est cet intermède qui le rend possible.

Nul n'est besoin d'être grand psychologue et point vraiment n'est besoin de s'attarder sur cette idée que toute naissance est exil, sinon l'implique. Tous les mythes le suggèrent, les textes bibliques de la Genèse notamment. Et l'on devine bien les interprétations qu'on peut en faire. Tout au plus pourrait-on souligner, ce que peu firent, combien cet exil concerne autant la mère que l'enfant. C'est que la parturiente ne quitte pas seulement le rang des jeunes filles ; elle délaisse ou en tout cas met sous silence son statut de femme . La maternité semble en elle tout recouvrir comme s'il s'agissait ici d'un troisième état. La mère est au centre de tous les rituels de passage : il n'est qu'à lire les contes de fées qui mettent en scène la nécessité et les contraintes du passage à l'age adulte pour comprendre que la mère y est toujours une valeur positive même si absente et l'est d'autant plus que remplacée par la figure négative de la belle-mère. Ici que ce soit avec Déméter ou avec Latone, on a des mères qui n'imaginent pas une seconde être séparées de leurs enfants, de ne pouvoir veiller sur eux ; de ne pouvoir les faire vivre. La maternité est symbole de vie bien sûr ; mais de cette grâce surtout qui est générosité sans attente. Mais si Perséphone apparaît plutôt comme un héros en négatif, uniquement définie par la protection infaillible de sa mère, comme une entité privilégiée régnant à la fois sur les cieux et les Enfers certes, mais ne devant cette posture qu'à l'entregent entêté de sa mère, en revanche les deux enfants de Latone sont des divinités pleines et la relation avec leur mère roule manifestement dans les deux sens. Ce que l'on observe dans les deux épisodes suivants

Acte II

Que relate à sa manière le parterre de Latone que l'on trouve dans les jardins du château de Versailles :

Toujours poursuivie par la vengeance d'Héra, Léto fuyant au pays de Lycie tente de se désaltérer - ainsi que ses enfants. Mais les paysans, agissant sur ordre d'Héra, tentent de l'en empêcher. Léto d'abord supplie mais en vain, les paysans remuant même l'eau pour faire remonter la vase et la rendre ainsi imbuvable. Alors, cessant d'implorer, elle se comporte en déesse et invoquant les cieux fait chasser les paysans par les loups et les transforme en grenouilles.

Est-ce la déesse qui parla ainsi ou la louve veillant jalousement sur ses petits ?

La colère lui fit oublier sa soif. Désormais en effet, la fille de Céus
ne supplie plus des gens indignes et n'accepte plus de tenir
des propos indignes d'une déesse. Les mains levées
vers les astres, elle dit : “ Vivez à jamais dans votre étang ! ”
6, 370

Où l'on voit combien la vengeance d'Héra est totale : ce n'est pas seulement la terre qu'elle veut interdire à Léto et à sa progéniture, mais l'eau également. La vie bien sûr mais l'océan également sur quoi règne Poséidon. Ce n'est décidément pas un hasard si elle trouva d'abord refuge en un lieu qui fût entre les deux, ni terre ni eau. Mais ce à quoi l'on assiste ici est bien à une double métamorphose : jusqu'à ce moment la parturiente demeurait en situation de faiblesse mais, excitée par le danger où l'injustice la réduit elle et ses enfants, tout-à-coup elle cesse de subir, invoque et provoque ; redevient cette déesse primordiale, mère des enfants de Zeus, à parité avec Héra. Elle se métamorphose à mesure qu'elle métamorphose les paysans. Dès lors elle domine, elle inaugure ; elle fonde.

Toujours dans la tradition antique le loup apparaît ainsi comme instance fondatrice. Il est moins sauvagerie brute ou barbarie épaisse de quoi l'humain devrait s'extirper que puissance, vigueur et courage ; il est en tout cas toujours à la fois vénéré pour la protection qu'il apporte et craint pour la destruction qu'il peut provoquer. C'est sans doute chez son fils Apollon dont l'une des épiclèses est précisément Lykeios que cette ambivalence se lit le mieux. Dieu-loup au sens précis de cette ambivalence qui le fait devenir le protecteur des éphèbes, celui qui laisse éclore, dans leur formation, à la fois puissance guerrière, courage mais aussi, puisqu'il est dieu du chant, de la musique et de la poésie, finesse et sensibilité. Qu'Apollon fût en outre l'un des rares dieux a être doué de divination, quoique ses oracles fussent toujours obscurs - d'où Apollon l'Oblique - souligne combien, en même temps, il est promesse d'avenir.

Le loup est donc en même temps que trace des origines les plus archaïques, marque du passage, de la transition ; de la formation. Idée que l'on retrouve évidemment jusque dans les contes populaires retranscrits par un Perrault, Grimm ou même La Fontaine, où la menace que représente le loup signifie le plus souvent la difficile sortie de l'enfance, le glissement douloureux vers l'âge adulte, où la sexualité a évidemment sa part.

Ce ne sera qu'avec le christianisme que le loup sera assimilé à la tentation et au diable qui dévore autant le corps que l'âme. Ici, il n'est encore question que de cette transition, toujours délicate, qui engage autant l'individu que le monde tant elle n'illustre rien d'autre que la difficile sortie du chaos vers le cosmos. C'est en réalité la même ambivalence que l'on retrouvera chez sa sœur Artémis qui semble au premier abord plutôt la déesse de la nature, de l'animalité mais s'avère en réalité déesse des frontières : son territoire est toujours celui, peu fréquenté, des frontières. Sa place ? en bordure de mer, dans les zones côtières où entre terre et eau les limites sont indécises (JP Vernant) elle est ainsi située à la frontière entre le mondes civilisé et sauvage, mais pour cette raison même Artémis la chasseresse est aussi une κουροτρόφος présidant à l'initiation des petits d'hommes et d'animaux et les accompagne jusqu'au seuil de la vie adulte dans un rôle qui ressemble à s'y méprendre à celui de son frère jumeau.

A ce titre, Léto est l'agent d'une double métamorphose, d'une double transition : d'elle-même - de maîtresse conquise à louve puis déesse triomphante - mais aussi de celle ses enfants qui chacun à sa façon incarnera le devenir-homme ; le devenir-monde. Tel Evandre, elle fait bifurquer l'histoire non par sa sagesse moins encore par ses oracles mais par une soudaine colère de louve face à une foule prompte à la mise à mort.

Fait bifurquer ou fait plus simplement commencer ?

Héra ne s'acharne pas seulement à interdire toute terre à Léto, elle conspire à même l'empêcher d'accoucher. L'île d'Ortygie, flottant entre la terre et la mer, échappait à la malédiction d'Héra et il faudra l'intervention de Zeus pour que l'île désormais accrochée au fond de la mer devienne une terre d'asile. Héra tint aussi prisonnière Ilithyie, déesse de l'accouchement et il faudra que les autres dieux, usant de subterfuges, finissent par libérer la déesse pour permettre à Léto d'accoucher... Nous voici aux temps des fondations car ce n'est pas seulement à la naissance de deux jumeaux que nous assistons mais à celui d'un monde nouveau - celui du règne de Zeus qui en le réorganisant met un terme au monde des primordiaux - Ouranos et Cronos

Tout conspire ici vers la même translation du caché au non caché : Léto signifie bien - Λητώ - caché, ce qui échappe à la connaissance quand Délos -Δῆλος - indique ce qui est visible, manifeste. Apollon comme Artémis sont des divinités de la lumière (Soleil et Lune) de ce qui, donc, rend manifeste. Jeu à emboîtements multiples, le monde ancien demeurait celui de l'ombre et du caché : Ouranos enfermait sa progéniture dans le Tartare, Cronos les avalait : toujours il était question de faire entrer, de camoufler, d'empêcher d'éclore. C'est à ce monde qu'appartient Héra en voulant empêcher à tout prix la naissance des enfants de Léto. Certes, à chaque fois, les mères jouent le rôle trouble de la ruse contre leurs époux mais ici, précisément, Héra n'est pas mère mais femme, jalouse, vengeresse de son honneur bafoué, soucieuse de préserver sa place première. Au contraire, avec Zeus dont la révolte contre son père se traduit non pas par la reconduction de la même histoire, mais sur la fondation d'un ordre nouveau, non pas sur la perpétuation d'un chaos ombrageux mais par la naissance d'un cosmos, et donc d'un ordre dont la répartition des pouvoirs entre Olympe (Zeus) Mer (Poséidon) et Enfer (Hadès) que certains récits attestent avoir été décidé par tirage au sort est un signe manifeste.

“ Pourquoi m'interdisez-vous l'eau ? L'usage de l'eau est un bien commun.
6, 350
La nature n'a pas fait du soleil un bien propre, ni non plus de l'air
ni des ondes claires : je suis venue vers un don fait à tous,
et pourtant c'est en vous suppliant que je le demande. Pour ma part,
je ne voulais baigner ici ni mon corps ni mes membres épuisés,
mais étancher ma soif. La bouche qui vous parle manque de salive,
6, 355
ma gorge est sèche, et ma voix a du mal à s'y frayer un passage.
Une gorgée d'eau me sera un nectar et, en la recevant, je dirai
que j'ai reçu la vie ; avec cette eau vous aurez donné la vie.

La colère soudaine de Léto, la métamorphose inversée de la louve en déesse est le symbole exact de l’accouchement de cet ordre nouveau : on passe ici du caché au non caché, à ce que le grec nomme ἀλήθεια - le dévoilement.

Ce ne saurait être un hasard que cette colère concernât l'eau : Aristote en fit le fondement de ce qui constituera les prémisses de l'économie antique. La distinction entre usage et échange, la pré-science que la valeur réside dans le travail humain contenu dans l'objet, mais non dans l'objet lui-même, jusqu'à la légende du roi Midas révélant combien la possession de la richesse éloigne plutôt que ne rapproche de l'objet, tout ceci va dans le sens d'un monde ouvert, offert, aux divinités comme aux hommes, au contraire d'un monde réservé aux divinités ombrageuses. La vie est ici ce qui se donne, se transmet, s'offre non ce qui se retient et conserve en quelques mains. Ce qui jaillit et se propage.

C'est ici à la naissance de la physique à quoi nous assistons - elle qui dit justement - φυω - ce qui croît, grandit, fait naître. Que de surcroît Apollon comme Artémis président aux transitions, aux passages vers l'âge adulte ou à la cité, soient ainsi les divinités de la transmission, ne fait qu'y surenchérir.

C’est là que les deux enfants, posés ainsi à terre, furent allaités par la louve, et qu’un pivert venait partager avec elle le soin de les nourrir et de les garder. Ces deux animaux passent pour être consacrés à Mars ; et les Latins honorent le pivert d’un culte particulier[7]. Aussi ne manqua-t-on point d’ajouter foi au témoignage de la mère, que les deux enfants étaient nés du dieu Mars. Quelques auteurs disent que c’était erreur chez elle : Amulius, qui lui avait ravi sa virginité, serait entré dans sa prison tout armé, pour lui faire violence. D’autres veulent aussi que le nom de la nourrice ait été, par l’effet d’une équivoque, l’occasion de cette fable. Les Latins appelaient louves et les femelles des loups et les femmes qui se prostituent : or, telle était la femme de ce Faustulus, qui avait élevé chez lui les enfants. Elle se nommait d’ailleurs Acca Larentia. Les Romains lui font encore des sacrifices : au mois d’avril, le prêtre de Mars fait, en son honneur, des libations funèbres ; et la fête se nomme Larentia.
Ils honorent encore une autre Larentia ; et voici à quel sujet.
(…)
Faustulus, porcher d’Amulius, éleva les deux enfants chez lui, à l’insu de tout le monde. Quelques-uns   néanmoins prétendent, et avec plus de vraisemblance, que Numitor le savait, et qu’il fournissait secrètement à leur nourriture. Dans la suite, ajoute-t-on, ils furent menée à Gabies, pour y apprendre la grammaire et tout ce que doivent savoir les gens bien nés.
Plutarque

Cette louve-ci, à l'instar de la lupa romaine, préside à la naissance du monde ; d'un nouveau monde. Elle incarne l'histoire qui, dès lors, peut débuter. Je ne suis pas sûr qu'il soit exact de ramener la louve romaine à une prostituée. Sans doute dans l'histoire le fut elle, cette Larentia épouse du berger Faustulus qui servit de nourrice aux deux jumeaux mais il faut l'entendre assurément autrement que comme un déni. Outre cette impuissance très méditerranéenne à entendre ensemble la femme et la mère sans incontinent souiller la première au profit exclusif de l'autre, il y a ici volonté d'effacer toute trace en amont. Femme de tout le monde donc de personne ; enfants de personne, trouvés par des gens de peu, le fleuve comme la louve effacent tout. De là, tout ; en amont, rien ; rien de discernable ; rien de certain ; ombre et brumes ; le grand vent frais des mythes ou du souffle divin.

Je la connais bien cette émotion : celle qui vous arrache une larme lorsque l'enfant paraît. Il n'est pas tant d'occasion offerte d'assister à un radical commencement et je devine de quels soins et empreintes de sagesse il fallut entourer la chambre de la parturiente pour lui préserver le mystère si nécessaire aux grandes épopées.

C'est ici la leçon si précieuse des grands commencements : ils ne sauraient souffrir ni contre-temps ni contrariété. La défaite mais l'ignominie aussi est toujours le fait de qui entrave la naissance. Voici événement exclusif de tout autre. Regardez, écoutez … d'abord rien et il faudrait avoir oreille bien affûtée pour percevoir les prémices de ce grand bouleversement. Au début, les textes le disent et répètent, rien sinon cet incroyable mélange épais qui ne laisse percer nulle lumière ; ce règne insolent des brumes menaçantes. Tohu-Bohu disent-ils ; ou chaos… tout ce qui dans l'ἀπειρον encore sans qualité prendra bientôt source et force. Ce doit bien être ici que réside le miracle de la vie : en cette puissance étonnante du presque rien, si obstinément inaudible d'abord, si ironiquement imperceptible, de nous surprendre en s'ébrouant et de bien vite occuper tout l'espace. Il en va de ces commencements comme de ces sentiments qui toujours nous surprennent mais s'imposent immédiatement comme des évidences. Il aurait fallu une ouïe bien plus acérée que la nôtre pour les surprendre. Au lieu de quoi au contraire toujours ils nous surprennent.

Je n'ai jamais su à quoi nous répondions quand nous décidions ou plutôt nous laissions entrainer à engendrer - moi qui suis certain que ce n'est à aucun instinct dont depuis l'imprudence d’Épiméthée nous nous savons démunis. Je ne sais à quel miracle il faut attribuer l'amour que nous consacrons à nos enfants - moi qui suis certain que ce n'est à aucune obligation, ou objurgation d'un quelconque devoir que nous répondons. Je devine bien, s'agissant des mères, comment le langage du corps y prend bien un peu sa part - on ne nourrit pas être impunément en ses entrailles puis ne l'expulse sans que cœur, âme et pensée ne tentent d'inverser l'abandon, ne veuillent désespérément panser le lien tant il est vrai que l'être ne subsiste sans l'effort sans cesse recommencé de nouer et renouer encore ce qui invariablement s'effiloche - pour autant cet amour de la mère pour son petit et du petit pour sa mère qui aveugle son premier regard, est comme un miracle, un surplus à quoi rien n'oblige ; un luxe offert par quoi l'humanité colle à l'être. Rien ne nous oblige à aimer notre progéniture et je m'en voudrais de réduire le regard de la mère vers son petit à quelque pulsion instinctive . Où la métaphore de la louve pour désigner la maternité me gêne : parce qu'il ne peut s'agir de ceci - de cette jalouse possessivité que l'on attribue à la louve - qui ne peut tout au plus y conserver qu'une part discrète. Que ce serait sottement dégrader le principe même de l'être que de le réduire à quelque pulsion animale.

Comment ne pas y voir plutôt cette formidable puissance de l'élection ? Qui me parle me reconnaît ; m'extirpe de l'improbable glaise et me choisit. Comment ne pas voir qu'il en est de même de l'amour où le regard de l'autre soudainement vous distingue certes mais surtout vous exhausse ; vous élit. J'aime le latin pour nommer dilection cet amour qui d'abord est choix, distinction -diligo - avant d'être electio.

 

Acte III

Certes, cet amour ne va pas sans violence : elle s'observe dans la métamorphose à quoi Latone condamne les paysans ; elle se mesure avec effroi dans la mise à mort des enfants de Niobé.

La déesse fut indignée et, tout en haut du Cynthe,
elle parla en ces termes avec ses deux enfants :
« Voici que moi, votre mère, fière de vous avoir mis au monde, 
et qui ne m'effacerais devant aucune autre déesse que Junon,
je vois ma divinité mise en doute et, sans votre secours, mes enfants,
je suis écartée des autels où j'ai été vénérée tout au long des siècles.
Et ce n'est pas là ma seule douleur ; à cet acte abominable,
la Tantalide a ajouté l'insulte, elle a osé nous placer, vous et moi,
derrière ses enfants, et – que cela retombe sur elle ! – elle m'a traitée
de mère sans enfant, la scélérate, qui a bien la langue de son père ».VI, 204

Niobé, fille de Tantale, s'enorgueillissait de sa multiple descendance au point non seulement de ne pas vouloir honorer la déesse Léto mais surtout d'enjoindre les Thébains à l'honorer elle plutôt que Léto. La colère de celle-ci va bien au delà d'un honneur froissé car c'est à un véritable retour en arrière, à l'ordre ancien dont il s'agirait si l'on n'y mettait fin. Ses deux enfants, Apollon et Artémis, se chargeront de la sanction en tuant à coup de flèches d'abord les fils, ensuite les filles de Niobé avant que celle-ci ne soit pétrifiée, Zeus la métamorphosant en rocher d'où s'écoulèrent en un flot intarissable les larmes de désespoir.. Outre la fidélité indéfectible de l'amour filial que ses deux enfants vouent à Léto cet épisode signale combien cette odyssée des fondations est un chemin sans retour possible et donc, aussi, ce que Zeus garantit. Il n'en va pas ici seulement de la mécréance ou du parjure mais de la transgression absolue que représenterait un retour des Titans. Ce retour à l'ordre ancien ne saurait avoir de descendance d'où la réaction si violente et le massacre des enfants de Niobé.

A ce titre la métamorphose de Léto représente l'essence même de la métamorphose, le symbole même de la translation ; le récit par excellence du passage.

Ce n'est pas rien que de changer de forme : μορφη n'est jamais que la figure extérieure et donc l'apparence d'un être ou d'une chose. Tout fantastique que le processus puisse paraître, pour ce qu'il semble contrevenir au principe d'identité, il n'affecte jamais l'être en lui-même mais seulement la manière dont il se présente. La métamorphose peut protéger comme ici, ou au contraire enchaîner, elle n'affecte jamais l'ordre de l'être voulu par Zeus. Elle n'est pas un devenir autre, n'est pas une Entfremdund comme l'écrira Freud (1) n'est pas même nécessairement une aliénation mais relève de cette fatalité de l'être qui est passage. S'opposer à elle c'est s'opposer au passage : les paysans, transformés en grenouilles disent l'enfermement dans ce monde archaïque, dans cet espace de l'enfance du monde.

Si le loup, dans les contes, représente évidemment toutes les menaces - notamment sexuelles - tous les dangers du devenir adulte que l'enfant devra surmonter (2), et la confrontation d'avec le loup la figure par excellence de la crise œdipienne à rebours de quoi il n'est pas de chemin possible - on ne peut oublier que tous les contes s'achèvent par l'inaltérable ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants ; attestant combien l'objet même du conte n'est autre que ce passage-ci - en revanche la louve s'avère toujours protectrice, nourricière, assurant non seulement la postérité, la poursuite possible d'un récit , la perpétuation de l'histoire, mais la transmission aussi de la vigueur, de la force, voire de la férocité nécessaire pour affronter la vie. Le loup dévore, avale, intériorise : il est l'ogre de l'histoire. La louve, au contraire, perpétue.

Comment, au reste, ne pas considérer dans le récit de la fondation de Rome, une reprise, à peine voilée, de celle de Léto : à l'origine un ogre, identique, qui avale la descendance, bloque toute postérité. Amulius détrône son frère, tue son neveu, enferme sa nièce Rhéa Silvia dans la virginité de sa condition de Vestale. N'était la louve, n'était aussi le viol de celle-ci par Mars, l'histoire s'arrêtait là ! Elle aussi fait bifurquer l'histoire, les jumeaux - ici encore l'histoire roule par duo - survivront et Rome aura la postérité que l'on sait.

 

Au bilan

On a bien ici un récit total qui rassemble toutes les perspectives mais tous les registres aussi, tant cosmogonique qu'anthropologique ; psychologique que métaphysique. A nouveau, selon que l'on déplace l'angle de focalisation, l'on obtient à l'envi une simple histoire domestique de rivalité amoureuse avec stratagèmes et petites vengeances, un récit de fondation où surabondent férocité et aménité, une histoire du devenir homme qui engage autant l'individu que l'espèce - quelque chose comme un récit d'hominescence. Le regard est totalement excentré, comme dans le tableau de Bosch : le regard n'y est pas pris du côté de Dieu comme ici. Zeus, pourtant protagoniste principal, demeure le grand absent de l'histoire. Mais d'un tiers ! qui est l'intégrale de tous les autres. Chacun y est tour à tour victime et coupable ; violent et apaisé attestant combien cette sphère qu'est le cosmos pour un grec ne sera jamais qu'un îlot suspendu au milieu du chaos, sempiternellement menacé par lui.

Celui qui narre cette histoire ou la regarde, cette histoire qui nous regarde, n'est autre que le devenir lui-même. Non pas l'origine, non plus que la source puisque tout, partout et toujours est source puisque même Niobé pétrifiée, fera de ses larmes, une source intarissable d'où jaillit la vie ...

C'est pour cela que cette histoire appartient quand même à la série des histoires d'amour.

 

Troisième récit : L'amour d'entre règle et siècle

Qui n'entendit cette histoire ? Mais qui la connaît vraiment. Elle fit les scandales de multiples époques et d'abord de ce Moyen-Age si complexe, si changeant en dépit des apparences mais tellement hanté de vérités éternelles qu'il en étouffa souvent la vie ; mais aussi les délices d'autres comme ce XIXe qui y vit, contre-sens absolu une forme romantique de l'amour ou encore la victoire du Moi sur l'ordre.

Mais qui lit encore Abélard ? Qui leur correspondance ? Alors, oui, racontons-là cette histoire …

Pas plus qu'on ne ferait de littérature avec des bons sentiments, pas plus ne saurait-on comprendre quoi que ce soit à l'amour simple et paisible d'amants ordinaires ! Est-ce pour cette raison que les récits précédents concernent des amours contrariées ?

Que serait d'ailleurs le récit d'amours sereines sinon ces historiettes insipides des romans de gare tout justes bonnes à satisfaire les rêves un peu niais de midinettes attardées ? C'est peut-être ce qu'il y a de plus étrange dans ces relations d'amour, au centre de tout ; au cœur de rien. On n'y entre jamais. Ce qu'elles donnent à voir d'elles-mêmes n'est rien ; rien en tout cas de ce qu'elles sont. Comme si elles nous trompaient ou qu'elles se mentissent à elles-mêmes. Vus de l'extérieur, les amants paraissent si souvent niaisement ébahis ; mais à l'inverse le monde semble subitement si insipide au regard des passions amoureuses … Mais ce n'est pas tout ! La chose parait de surcroît comme une évidence qui s'imposerait à vous à la fois comme une nécessité et une fatalité. On n'imaginerait pas aduler ni considérer autrement que comme un pauvre hère, malheureux et infiniment dépossédé, un être qui n'eût jamais connu cet état ou encore comme un fol idiot quiconque eût déclaré vouloir s'en tenir éloigné. A point que même les hommes et femmes de religion qui volontairement s'en dispensent ne déclarent le faire que pour un amour supérieur encore puisqu'il eût pris le divin pour objet.

L'histoire de ces deux-là pourrait être simple : elle ne l'est pourtant pas.

Abélard est écolâtre c'est-à-dire maître d'école, d'abord à Corbeil, Melun puis enfin à Paris, à l'école cathédrale. C'est un théologien ; un philosophe : il ne se contente pas de donner des cours aux futurs clercs, il participe aussi aux débats de l'époque, aux disputes puisque c'est ainsi que l'on nommait ces grands débats d'avant l'invention de la dialectique. L'époque c'est celle de la lente sortie de la période carolingienne, de cette réforme grégorienne qui visa à la fois à donner de l'indépendance au clergé, à la réflexion théologique par rapport aux princes temporels et à mieux encadrer, à l'intérieur, clercs divers et autorités. Ce sera donc celle, aussi, de la querelle des universaux qui, progressivement mènera d'une lecture augustinienne et souvent platonicienne des Évangiles à une lecture bientôt thomiste, aristotélicienne. S'y invente la scolastique, celle-là même contre laquelle Descartes inventa la philosophie moderne. Or dans cette première période, Abélard joue un rôle ; pas des moindres.

Mais Abélard est également un mondain. Il sait se rendre avenant et il est bientôt célèbre dans les milieux cultivés. Un physique avantageux ne nuit en rien évidemment à l'ascendant qu'il prend non plus qu'aux animosités qu'il suscite ça et là. C'est d'ailleurs un homme plutôt orgueilleux et par certains côtés assez détestable si l'on en croit E Gilson. Il se verra confier le préceptorat de la nièce de Fulbert un des chanoines de la cathédrale St Etienne.

Moi qui avais mené jusque alors une vie de continence, je rendis les rênes au désir
Abélard -

C'est alors qu'il la rencontra sans qu'on puisse savoir avec précision si cette rencontre fut inopinée ou provoquée par la vanité d'un homme qui n'eût pas supporté qu'une beauté intelligente lui résistât ; qu'il la séduisit ou fut surpris par les orages de l'amour - le fait que la jeune femme fut déjà célèbre ne put au reste qu'attiser son orgueil, remarque assez perfidement Gilson !

Le détail de cette histoire - qui ne manque pas d'anecdotiques soubresauts n'échappant pas toujours à la vulgarité du vaudeville - n'a pas besoin d'être narré ici : il suffit de savoir que surpris par l'oncle, les deux amants s'éloignent de Paris et se réfugient au Pallet dans sa famille où Héloïse, enceinte accouchera. Abélard obtiendra le pardon à condition d'un mariage à quoi Héloïse ne consentira qu'à condition qu'il reste secret. Ce qu'il ne restera pas. Héloïse, refusant de s'installer avec son époux ce qui reviendrait à reconnaître le mariage retourne au couvent ; Abélard plutôt rétif à endurer les contraintes d'un ménage ordinaire qui nuiraient à sa pensée et sa grandeur présumée, ne répugne pourtant pas à l'y retrouver pour quelques frasques ordinaires. Fulbert se croyant trahi cherche à punir son gendre : il le fait châtrer.

Ils prendront le voile l'un et l'autre ; elle sera la supérieure de l'abbaye du Paraclet fondée pour elle ; lui, errera non sans être accusé ici ou là d'hérésie. Les périodes fastes étaient passées ; resteront quelques éclairs.

Mais l'essentiel n'est pas là.

C'est peut-être bien la première fois que dans une histoire d'amour les deux protagonistes apparaissent à parité, qu'en tout cas la femme ne soit ni la perverse, ni la fautive, encore moins la gourdasse ou la victime mais un acteur plein, sachant ce qu'il veut, en ombre comme en lumière ; en courbes comme en déliés. Elle n'est pas sotte : au contraire de presque toutes les femmes de son temps elle a reçu une éducation complète et même si en théologie ou philosophie elle s'évalue inférieure à Abélard, elle a en tout cas tout ce qu'il est nécessaire pour comprendre ses écrits, les juger.

Même si, à première vue, on pourrait lire en cette aventure, l'ascendant que maître pût aisément prendre sur son élève, on se tromperait lourdement : Héloïse savait ce qu'elle faisait et fit ce qu'elle voulut. Et n'aura cessé de le faire et proclamer. Je tiens pour particulièrement intéressant qu'elle eût préféré ne pas se marier - voyant bien ce qui sous ce mariage, pouvait se cacher de concessions et d'arrangements veules à l'ordre établi - et ne s'y résolut qu'à condition qu'il demeurât secret. Elle acceptait, par amour, de ne rien faire qui pût nuire à la carrière de son amant ; elle refusait pour autant de se comporter en rien en femme soumise et silencieuse. Et ne désira rien tant que de continuer à mener la vie de femme libre qui était la sienne.

Cette histoire est bien celle d'une femme libre. Et c'est bien la première leçon à entendre ici. Au risque d'être ridicule en l'écrivant, faut-il rappeler que pour qu'il y ait amour et histoire d'amour encore faut-il être deux. Dans les grands récits qu'on nous vante c'est pourtant rarement le cas. Mme Bovary est sans doute une femme qui se libère - ou le croit - mais les hommes qu'elle croise sont des ombres, des fantoches ; des prétextes. Flaubert ne raconte pas une histoire d'amour mais de femme : c'est pour cela qu'il dérangea tant. L'éducation sentimentale croque assurément toute une époque bien troublée mais le jeune homme dont l'initiation est ici étalée comme une échoppe aux multiples éventaires occupe toute la place et les femmes qui passent … ne font en réalité que passer. L'histoire est moins celle d'une éducation sentimentale que d'une installation sociale. C'est peut-être dans le Lys dans la vallée que quelque chose de la grandeur de la femme et de la noblesse de l'amour est au mieux décrit mais ici encore, sur un champ de ruines - celles de l'insupportable impossible. Ici, au contraire, ils sont bien deux, avec des caractères bien trempés, qui à la fois résistent et se résistent si mal ; où sans doute il m'apparaît que la femme s'en sort mieux moralement que l'homme, qui s'en tient à ses principes quand Abélard défaille si aisément sous les ors de la gloire. Ils se révélèrent ainsi, en tout état de cause, impropres à rien céder. Je ne suis pas certain qu'ils luttèrent ensemble mais ils luttèrent.

Cette histoire est celle d'une lutte, contre le monde, les convenances, les idées ; les institutions. Et c'est la seconde leçon. Parce qu'en définitive toute histoire d'amour se construit toujours contre ce qui est institué. On connaît tous cette distinction freudienne, d'ailleurs discutable, d'entre le féminin qui représenterait le sentiment, l'émotion et l'intériorité et le masculin qui représenterait l'ordre, l'autorité, le monde. Nous avons tous lu ces pages étonnantes du Monde d'hierZweig illustre combien ce monde d'ordre détesta à ce point la jeunesse pour le désordre qu'elle représentait que cette dernière n'eut pas d'autre solution que de se vieillir en portant barbe et redingote. Oui, c'est cela exactement. Cette part de désordre, de bouleversement qu'implique tout amour. Brusque, violente et fugace quand il s'agit de passion. Plus lente à se faire reconnaître quand elle ne se brûle pas seulement aux incandescences des pulsions mais fait trembler l'âme en ses assises.

Je crois bien que c'est à cela qu'on le reconnait - ce qu'autrefois l'on nommait transport amoureux !

Le chemin subitement se déporte ; vous emporte et si tout importe encore de la vie qu'on laisse rien en revanche ne pèse plus suffisamment pour vous y enraciner. Où les choix toujours sont décisifs, sans retour !

Il y a chez Héloïse une conscience, admirable pour l'époque - en ce qu'elle s'exprime sans retenue - à la fois de ce qu'est être femme en ce XIIe siècle et du poids que la religion - en pleine mutation grégorienne - faisait planer sur tout le corps social. G Duby avait en son temps fait justice de cette croyance selon laquelle la femme n'eût aucun statut au Moyen-Age. De toutes manières ce statut évolua au gré de cette longue période qu'il ne faut jamais envisager comme un monolithe mais surtout les mondes des hommes et des femmes semblent surtout étroitement cloisonnés. Je crains bien qu'il n'y eût rien de tout ceci chez Abélard qui à aucun moment ne semble voir en Héloïse autre chose qu'un objet de convoitise, puis un être aimé certes, mais qui ne valait que pour la gloire qu'elle lui renvoyait et le service qu'elle lui devait. Le mot en tout cas qu'elle utilise - prostituée - et la préférence qu'elle proclame d'être la maîtresse d'Abélard plutôt que l'impératrice d'Auguste montre le peu d'estime qu'elle a pour l'institution du mariage où elle soupçonne plus de servitude et d'intéressements sordides que de générosité et de don de soi. On n'est pas très loin du mariage comme légalisation de la prostitution d'un Marx !

Elle sait parler de ses désirs ; de ses emportements qu'elle ne renie pas ; de ses débordements qu'elle regretterait presque. Elle est femme jusqu'au soir de sa vie, même en étant mère-prieure au Paraclet. La robe de la nonne s'effiloche bien vite sous les coups de butoir de la femme. C'est peut-être où elle est le plus moderne : l'amoureuse brame plus fort que la mère, que l'on devine, mais qui ne prit jamais le pas.

Ce n'était décidément pas une femme de devoir.

Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'Esprit, et l'Esprit en a de contraires à ceux de la chair ; ils sont opposés entre eux, afin que vous ne fassiez point ce que vous voudriez.
Si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes point sous la loi.
Or, les oeuvres de la chair sont manifestes, ce sont l'impudicité, l'impureté, la dissolution,
l'idolâtrie, la magie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes,
l'envie, l'ivrognerie, les excès de table, et les choses semblables. Je vous dis d'avance, comme je l'ai déjà dit, que ceux qui commettent de telles choses n'hériteront point le royaume de Dieu.
Mais le fruit de l'Esprit, c'est l'amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité, la douceur, la tempérance ;
la loi n'est pas contre ces choses.
Ceux qui sont à Jésus Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs.
Si nous vivons par l'Esprit, marchons aussi selon l'Esprit. 26 Ne cherchons pas une vaine gloire, en nous provoquant les uns les autres, en nous portant envie les uns aux autres.
Gal,5, 17-25

On pourrait disserter à l'infini sur ce célibat que l'église alors tente d'imposer en même temps que la surveillance de tout le corps clérical. Si l'on raisonne d'un point de vue strictement anthropologique, l’Église avait raison : le mariage, l'obligation d'aller se chercher alliés à l'extérieur de la tribu, l'interdit de l'inceste donc, étaient autant de truchements pour assurer la perpétuation de l'espèce et la domination du monde. Pour qui cherchait une vérité et un empire qui n'était pas de ce monde, tout autre amour que celui de Dieu était évidemment un écart, une perte ; une faute. Qu'il fallut néanmoins en passer par là pour la perpétuation de l'espèce mais de la foi et de la Sainte Eglise justifie peut-être la distinction entre la règle et le siècle mais n'exauce en rien ni la chair ni la matière.

Jamais la chrétienté ne sut que faire de cette chair qui l'empêtre sans lui être jamais d'aucune aide. Mais il faudrait être malhonnête pour ne pas le reconnaître : nul n'y parvient jamais. Pas même nous si imbus de notre modernité. Nous crevons d'idéal et n'avons souvent que nobles sentences à la bouche qui toutes s'embourbent dans le replis de nos corps. Parfois, avec cynisme, nous proclamons avec fierté n'être la dupe de rien et, même avec raison, prudence mais passion parfois, nous abreuver aux délices offertes … pourtant il est toujours un moment où sans même qu'il soit question de mauvaise conscience, quelque chose en nous s'insatisfait de la pure consommation de l'autre et en appelle à un peu plus de grandeur.

D'entre Eros, philia et agapé nous errons sans trouver jamais le chemin. Il doit bien en exister un pourtant.

Le trouvèrent-ils, ces deux-là ? Lui, non, sans doute possible. Trop imbu de sa pensée, trop blessé en sa chair, il n'aura cessé d'être inutilement brillant et de ne savoir éclairer personne. Elle ? peut-être qui en tout cas ne renonça jamais et porta haut la fierté d'être femme.

 


 

 

 

 

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat