Textes

Ovide, Métamorphoses VI, 146 à 380

Niobé

6, 146

Lydia tota fremit, Phrygiaeque per oppida facti

rumor it et magnum sermonibus occupat orbem.

Ante suos Niobe thalamos cognouerat illam,

tum cum Maeoniam uirgo Sipylumque colebat ;

La Lydie entière frémit ; dans les villes de Phrygie se répand cette rumeur

qui occupe ensuite les conversations dans le vaste monde.

Avant son mariage, Niobé avait connu Arachné,

quand, jeune fille encore, elle habitait la Méonie et le Sipyle.
 
6, 150
nec tamen admonita est poena popularis Arachnes,

cedere caelitibus uerbisque minoribus uti.

Multa dabant animos ; sed enim nec coniugis artes

nec genus amborum magnique potentia regni

sic placuere illi, quamuis ea cuncta placerent,
 
Pourtant, le châtiment de sa compatriote Arachné ne l'incita

ni à s'effacer devant les dieux ni à avoir le verbe moins haut.

Maintes raisons excitaient son orgueil ; mais, ni le talent de son époux,

ni leur naissance à tous deux, ni la puissance de leur vaste royaume,

si plaisants soient tous ces avantages, ne la comblaient autant
6, 155 ut sua progenies ; et felicissima matrum

dicta foret Niobe, si non sibi uisa fuisset.


Nam sata Tiresia uenturi praescia Manto

per medias fuerat diuino concita motu,

uaticinata uias : « Ismenides, ite frequentes
 
que sa propre progéniture ; et Niobé aurait été citée comme la mère

la plus heureuse de toutes, n'en eût-elle été persuadée elle-même.


Or, Mantô, la fille de Tirésias, qui avait la prescience de l'avenir,

poussée par une inspiration divine, avait prophétisé par les rues :

 « Isménides, allez en foule présenter de pieuses offrandes
 
6, 160
et date Latonae Latonigenisque duobus

cum prece tura pia lauroque innectite crinem ;

ore meo Latona iubet. » Paretur et omnes

Thebaides iussis sua tempora frondibus ornant

turaque dant sanctis et uerba precantia flammis.


 
à Latone et aux deux enfants de Latone, de l'encens et des prières,

et entrelacez dans vos cheveux des feuilles de laurier :

Latone vous l'ordonne par ma bouche. » On obéit à cet ordre,

toutes les Thébaines ornent leurs fronts du feuillage prescrit

et en priant font des offrandes d'encens sur les flammes sacrées.


 
6, 165
Ecce uenit comitum Niobe celeberrima turba

uestibus intexto Phrygiis spectabilis auro

et, quantum ira sinit, formosa ; mouensque decoro

cum capite inmissos umerum per utrumque capillos

constitit, utque oculos circumtulit alta superbos,
Voici venir Niobé, très entourée par la foule de ses compagnes,

attirant les regards dans sa tenue phrygienne brodée d'or,

et belle, autant que le permet la colère.
Remuant sa tête parée,

et en même temps ses cheveux déployés sur ses épaules,

elle s'arrêta et, portant autour d'elle ses regards orgueilleux,
 
6, 170
« Quis furor auditos » inquit « praeponere uisis

caelestes ? Aut cur colitur Latona per aras,

numen adhuc sine ture meum est ? Mihi Tantalus auctor,

cui licuit soli superorum tangere mensas ;

Pleiadum soror est genetrix mea ; maximus Atlas
 
déclara, hautaine : « Quelle folie de préférer des dieux

dont on parle à des dieux que l'on voit ? Pourquoi honorer Latone

sur les autels et priver ma divinité d'encens ? Mon père, Tantale,

est le seul qui eut la faveur de s'asseoir à la table des dieux ;

ma mère est une soeur des Pléiades ; mon aïeul est le grand Atlas,
 
6, 175
est auus, aetherium qui fert ceruicibus axem ;

Iuppiter alter auus ; socero quoque glorior illo.

Me gentes metuunt Phrygiae, me regia Cadmi

sub domina est, fidibusque mei commissa mariti

moenia cum populis a meque uiroque reguntur.
 
qui porte sur sa nuque l'axe du ciel ; mon autre aïeul,

c'est Jupiter, que je m'honore aussi d'avoir pour beau-père.

Les peuples de Phrygie me respectent, le palais de Cadmos

m'a pour maîtresse, et nous régnons en souverains sur les murs

élevés au son de la lyre de mon époux et sur leurs populations.
6, 180
In quamcumque domus aduerti lumina partem,

inmensae spectantur opes ; accedit eodem

digna dea facies ; huc natas adice septem

et totidem iuuenes et mox generosque nurusque !

Quaerite nunc, habeat quam nostra superbia causam,
Dans ma demeure, je puis tourner mes regards n'importe où,

j'y contemple d'immenses richesses ; à cela s'ajoute encore

ma beauté, digne d'une déesse ; en plus de cela, sept filles

et autant de jeunes gens, et bientôt des gendres et des brus !

Cherchez maintenant quelle est la cause de notre orgueil,
 
6, 185

nescio quoque audete satam Titanida Coeo

Latonam praeferre mihi, cui maxima quondam

exiguam sedem pariturae terra negauit !

Nec caelo nec humo nec aquis dea uestra recepta est :

exsul erat mundi, donec miserata uagantem
 
et osez me préférer une Titanide, née de je ne sais quel Céus,

cette Latone à qui jadis la terre, si grande pourtant,

a refusé un petit endroit, quand elle était près de s'accoucher !

Votre déesse ne fut accueillie ni au ciel, ni sur terre ni sur les ondes :

elle fut exclue du monde, jusqu'à ce que, apitoyée par la vagabonde,
6, 190

“ hospita tu terris erras, ego ” dixit “ in undis ”

instabilemque locum Delos dedit. Illa duorum

facta parens : uteri pars haec est septima nostri.

Sum felix (quis enim neget hoc ?) felixque manebo

(hoc quoque quis dubitet ?) : tutam me copia fecit.
 
Délos lui dit : “ Nous errons en étrangères, toi, sur terre, moi sur l'eau ”,

et elle lui donna un endroit mouvant. Latone mit au monde deux enfants :

ce n'est que la septième partie de ce qu'ont porté
mes entrailles.

Je suis comblée – qui en effet pourrait le nier ? – et comblée je resterai

 – de cela aussi qui douterait ? – : l'abondance m'a donné la sécurité.
 
6, 195

Maior sum quam cui possit Fortuna nocere,

multaque ut eripiat, multo mihi plura relinquet.

Excessere metum mea iam bona. Fingite demi

huic aliquid populo natorum posse meorum :

non tamen ad numerum redigar spoliata duorum,
 
Je suis trop grande pour que la Fortune puisse me nuire,

et dût-elle m'enlever beaucoup, elle me laissera bien davantage.

Les biens qui sont miens désormais sont au-delà de toute crainte.

Imaginez qu'on puisse m'enlever une partie de mes nombreux enfants :

même dépouillée, je ne serai pas réduite à n'en avoir que deux,
 
6, 200

Latonae turbam ; qua quantum distat ab orba ? (203)

Infectis properate sacris laurumque capillis (200)

ponite ! » Deponunt et sacra infecta relinquunt, (201)

quodque licet, tacito uenerantur murmure numen. (202)

comme Latone ; quelle différence entre elle et une mère sans enfants ?

Arrêtez ce sacrifice, hâtez-vous, et ôtez le laurier de vos cheveux ! »

Les Thébaines obéissent et laissent le sacrifice inachevé ; et tout bas,

chose qui reste possible, elles murmurent des hommages à la divinité.

 

6, 204

Indignata dea est summoque in uertice Cynthi
 

La déesse fut indignée et, tout en haut du Cynthe,
 
6, 205 talibus est dictis gemina cum prole locuta :

« En ego uestra parens, uobis animosa creatis,

et nisi Iunoni nulli cessura dearum,

an dea sim dubitor perque omnia saecula cultis

arceor, o nati, nisi uos succurritis, aris.
 
elle parla en ces termes avec ses deux enfants :

« Voici que moi, votre mère, fière de vous avoir mis au monde, 

et qui ne m'effacerais devant aucune autre déesse que Junon,

je vois ma divinité mise en doute et, sans votre secours, mes enfants,

je suis écartée des autels où j'ai été vénérée tout au long des siècles.
 
6, 210

 
Nec dolor hic solus ; diro conuicia facto

Tantalis adiecit uosque est postponere natis

ausa suis et me, quod in ipsam decidat, orbam

dixit et exhibuit linguam scelerata paternam. »

Adiectura preces erat his Latona relatis :
 
Et ce n'est pas là ma seule douleur ; à cet acte abominable,

la Tantalide a ajouté l'insulte, elle a osé nous placer, vous et moi,

derrière ses enfants, et – que cela retombe sur elle ! – elle m'a traitée

de mère sans enfant, la scélérate, qui a bien la langue de son père ».

Latone allait ajouter à ses paroles des prières, mais Phébus dit :
 
6, 215 «Desine !» Phoebus ait, «poenae mora longa querella est !»

Dixit idem Phoebe, celerique per aera lapsu

contigerant tecti Cadmeida nubibus arcem.


Planus erat lateque patens prope moenia campus,

adsiduis pulsatus equis, ubi turba rotarum
 

«Arrête ! Se plaindre longuement retarde le moment de sévir !»

Phébé dit la même chose, et, glissant rapidement à travers les airs,

enveloppés de nuages, ils avaient rejoint la citadelle de Cadmos.


Il y avait près des murailles une plaine unie, largement ouverte,

sans cesse foulée par les chevaux, et dont le sol était ameubli
 

6, 220 duraque mollierat subiectas ungula glaebas.

Pars ibi de septem genitis Amphione fortes

conscendunt in equos Tyrioque rubentia suco

terga premunt auroque graues moderantur habenas.


E quibus Ismenus, qui matri sarcina quondam
 
par les passages répétés des roues de chars et des durs sabots.

Là certains des sept fils d'Amphion montent des chevaux vigoureux ;

fermement installés sur les échines parées de rouge pourpre tyrienne

ils les maîtrisent avec des rênes alourdies par les dorures.


Parmi eux, Isménus, le premier à avoir pesé jadis dans le ventre
 
6, 225 prima suae fuerat, dum certum flectit in orbem

quadripedis cursus spumantiaque ora coercet,

« ei mihi ! » conclamat medioque in pectore fixa

tela gerit frenisque manu moriente remissis

in latus a dextro paulatim defluit armo.
 
de sa mère, fait effectuer à son cheval un virage précis,

retenant sa course et maîtrisant sa bouche écumante,

quand il s'écrie : « Malheur à moi ! ». Il reçoit un trait qui s'est fiché

en plein dans sa poitrine, et tandis que sa main mourante lâche les rênes,

il glisse du flanc droit de sa monture et s'écroule lentement de côté.
 
6, 230 Proximus audito sonitu per inane pharetrae

frena dabat Sipylus, ueluti cum praescius imbris

nube fugit uisa pendentiaque undique rector

carbasa deducit, ne qua leuis effluat aura :

frena tamen dantem non euitabile telum
 
Tout proche, lorsqu'il entendit dans l'air un bruit de carquois,

Sipyle relâchait la bride, comme un pilote, pressentant l'orage

à la vue d'un nuage, laisse pendre toutes ses voiles

pour ne pas laisser se perdre le moindre souffle de vent.

Mais il a beau lâcher la bride, un trait imparable l'atteint :
 
6, 235 consequitur, summaque tremens ceruice sagitta

haesit, et exstabat nudum de gutture ferrum ;

ille, ut erat pronus, per crura admissa iubasque

uoluitur et calido tellurem sanguine foedat.


Phaedimus infelix et auiti nominis heres
 
une flèche vint en vibrant se ficher en haut de sa nuque,

tandis que le fer nu ressortait de sa gorge. Penché en avant,

tel qu'il était, il roule empêtré dans la crinière et les pattes

de son cheval débridé, et son sang tout chaud souille la terre.


Le malheureux Phédimus et l'héritier du nom de son aïeul,
 
6, 240 Tantalus, ut solito finem inposuere labori,

transierant ad opus nitidae iuuenale palaestrae ;

et iam contulerant arto luctantia nexu

pectora pectoribus, cum tento concita neruo,

sicut erant iuncti, traiecit utrumque sagitta.
 
Tantale, ayant terminé leurs tâches habituelles, étaient passés

aux exercices de la palestre luisante, chers à la jeunesse.

En une lutte serrée, torse contre torse, ils s'étaient déjà affrontés,

lorsqu'une seule flèche, lancée par la corde tendue d'un arc,

les transperça ensemble, tels qu'ils étaient, unis l'un à l'autre.
 

6, 245 Ingemuere simul, simul incuruata dolore

membra solo posuere, simul suprema iacentes

lumina uersarunt, animam simul exhalarunt.


Adspicit Alphenor laniataque pectora plangens

aduolat, ut gelidos conplexibus adleuet artus,
 
Ils gémirent en même temps, en même temps étendirent sur le sol

leurs membres tordus de douleur ; ensemble, gisant à terre,


ils tournèrent leurs derniers regards, et ensemble, ils rendirent l'âme.


Alphénor les aperçoit. Se lacérant et se frappant la poitrine,

il vole vers eux, prêt à soulever dans ses bras leurs membres glacés,
 
6, 250 inque pio cadit officio ; nam Delius illi

intima fatifero rupit praecordia ferro.

Quod simul eductum est, pars et pulmonis in hamis

eruta cumque anima cruor est effusus in auras.

At non intonsum simplex Damasicthona uulnus
 

mais il tombe en accomplissant ce pieux devoir : le dieu Délien,

d'un trait funeste, lui avait brisé la poitrine en profondeur.

En retirant le trait, on arracha une partie du poumon accroché au fer

et avec le souffle du garçon son sang se répandit dans l'air.

Mais ce n'est pas une simple blessure qui atteignit Damasichton,
  

6, 255 adficit : ictus erat, qua crus esse incipit et qua

mollia neruosus facit internodia poples.

Dumque manu temptat trahere exitiabile telum,

altera per iugulum pennis tenus acta sagitta est.

Expulit hanc sanguis seque eiaculatus in altum
 
aux longs cheveux : il avait été frappé à la naissance de la jambe,

et où le jarret nerveux forme une souple jointure

Et tandis que sa main tente d'extraire le trait mortel,

dans son cou s'enfonce une seconde flèche, jusqu'à l'empenne.

Le sang la rejette et, projeté lui aussi en hauteur,
 
6, 260 emicat et longe terebrata prosilit aura.


Vltimus Ilioneus non profectura precando

bracchia sustulerat « di » que « o communiter omnes »

dixerat ignarus non omnes esse rogandos

« parcite ! » Motus erat, cum iam reuocabile telum
 
il jaillit et s'élance au loin dans l'air où il fraie sa voie.


Le dernier, Ilionée, avait levé les bras, en suppliant, geste inutile,

et avait dit : « Ô dieux, vous que j'invoque tous ensemble »,

 – il ignorait que tous ne devaient pas être sollicités

« épargnez-moi ! » L'archer avait été ému, au moment où déjà
 
6, 265

non fuit, arcitenens ; minimo tamen occidit ille

uulnere, non alte percusso corde sagitta.
 

il ne pouvait plus rappeler son trait ; mais le coup qu'il asséna

était très atténué, sa flèche n'avait pas percuté profondément le coeur.
 

 

6, 267

Fama mali populique dolor lacrimaeque suorum

tam subitae matrem certam fecere ruinae,

mirantem potuisse irascentemque, quod ausi
 

Le bruit de ce malheur, la douleur du peuple et les larmes

de ses proches avertirent la mère de ce désastre si soudain ;

étonnée que cela fût possible, elle s'irritait contre les dieux,
 

6, 270

hoc essent superi, quod tantum iuris haberent.

Nam pater Amphion ferro per pectus adacto

finierat moriens pariter cum luce dolorem.

Heu ! Quantum haec Niobe Niobe distabat ab illa,

quae modo Latois populum submouerat aris
 
qui avaient eu cette audace, qui avaient des droits si étendus.

Quant à Amphion, le père, s'enfonçant une épée dans le coeur,

il avait, par sa mort, mis fin à ses jours comme à sa douleur.

Hélas ! Quelle distance séparait cette Niobé de l'autre Niobé,

celle qui naguère avait écarté le peuple des autels de Latone
 

6, 275

et mediam tulerat gressus resupina per urbem

inuidiosa suis ; at nunc miseranda uel hosti !

Corporibus gelidis incumbit et ordine nullo

oscula dispensat natos suprema per omnes ;

a quibus ad caelum liuentia bracchia tollens :
 

et, hautaine et enviée par ses proches, avait porté ses pas

à travers la ville ; elle était à présent pitoyable, même pour un ennemi !

Elle se couche sur les corps déjà glacés de ses fils et sans suivre

aucun ordre, leur dispense à tous ses derniers baisers. 

Après cela, elle lève vers le ciel ses bras livides :
 

6, 280

« Pascere, crudelis, nostro, Latona, dolore,

pascere » ait « satiaque meo tua pectora luctu !

corque ferum satia ! » dixit. « Per funera septem

efferor : exsulta uictrixque inimica triumpha !


Cur autem uictrix ? Miserae mihi plura supersunt,
 
« Cruelle Latone, repais-toi de notre douleur, repais-toi

et rassasie-toi de mes pleurs ! Rassasie ton coeur cruel »,

dit-elle. « Leurs sept convois funèbres m'emportent au bûcher.

Réjouis-toi et savoure ton triomphe, en ennemie victorieuse !


Mais, pourquoi victorieuse ? Dans mon malheur je garde plus de biens
 

6, 285

quam tibi felici ; post tot quoque funera uinco ! »

Dixerat, et sonuit contento neruus ab arcu ;

qui praeter Nioben unam conterruit omnes :

illa malo est audax. Stabant cum uestibus atris

ante toros fratrum demisso crine sorores ;
 
que toi, en pleine félicité ; même après tant de deuils, je suis gagnante ! »

Elle venait de parler, et l'on entendit se détendre la corde d'un arc  ;

cela effraya tout le monde, à l'exception de la seule Niobé :

le malheur la rend audacieuse. Debout, en vêtements sombres,

les soeurs se tenaient, cheveux défaits, devant les lits de leurs frères.
 

6, 290

e quibus una trahens haerentia uiscere tela

inposito fratri moribunda relanguit ore ;

altera solari miseram conata parentem

conticuit subito duplicataque uulnere caeco est.

[Oraque compressit, nisi postquam spiritus ibat.]
 
L'une d'elles, retirant de ses entrailles un trait qui s'y est fiché,

s'affaisse mourante, le visage posé sur le cadavre de son frère.

Une autre, qui tentait de consoler sa malheureuse mère,

se tut soudain, pliée en deux suite à une blessure invisible.

[Elle ne ferma la bouche qu'après avoir rendu son dernier souffle.]
 

6, 295

Haec frustra fugiens collabitur, illa sorori

inmoritur ; latet haec, illam trepidare uideres.

Sexque datis leto diuersaque uulnera passis

ultima restabat ; quam toto corpore mater,

tota ueste tegens : « Vnam minimamque relinque !
 
Celle-ci s'écroule, tentant en vain de fuir, celle-là meurt sur sa soeur ;

celle-ci se cache, cette autre, on pouvait la voir trembler.

Six étaient mortes, frappées de coups divers. Restait la dernière.

Sa mère la protégeait de tout son corps, de tous ses vêtements,

et criait :
« Laisse m'en une, la plus petite ! De toutes,
 

6, 300

De multis minimam posco » clamauit « et unam. »


Dumque rogat, pro qua rogat, occidit. Orba resedit

exanimes inter natos natasque uirumque

deriguitque malis ; nullos mouet aura capillos,

in uultu color est sine sanguine, lumina maestis
 
 je ne t'en demande qu'une seule, la plus petite. »


Pendant qu'elle supplie, celle pour qui elle prie, tombe. Esseulée,

Niobé reste assise parmi ses fils et ses filles et son époux sans vie.

Elle se figea dans
ses malheurs. Le vent n'agite aucun de ses cheveux,

le sang ne colore plus son visage ; au-dessus de ses joues tristes,
 

6, 305

stant inmota genis, nihil est in imagine uiuum.

Ipsa quoque interius cum duro lingua palato

congelat, et uenae desistunt posse moueri ;

nec flecti ceruix nec bracchia reddere motus

nec pes ire potest ; intra quoque uiscera saxum est.
 
ses yeux sont immobiles, rien de vivant n'anime plus son image.

Sa langue même se glace, à l'intérieur de son palais durci,

et ses veines ont cessé de pouvoir bouger ;

sa nuque ne peut plus se fléchir, ni ses bras faire un mouvement,

ni ses pieds marcher ; à l'intérieur aussi ses organes sont pétrifiés.
 

6, 310

Flet tamen et ualidi circumdata turbine uenti

in patriam rapta est : ibi fixa cacumine montis

liquitur, et lacrimas etiam nunc marmora manant.
 
Pourtant, elle pleure. Enveloppée d'un fort tourbillon de vent,

elle est enlevée vers sa patrie. Là, fixée au sommet d'une montagne,

elle fond en eau, et maintenant encore le marbre verse des larmes.
 

 

6, 313

Tunc uero cuncti manifestam numinis iram

femina uirque timent cultuque inpensius omnes
 

Dès lors, hommes et femmes redoutent la colère divine,

si manifeste, et tous dépensent plus de zèle pour rendre
 

6, 315

magna gemelliparae uenerantur numina diuae ;

utque fit, a facto propiore priora renarrant.

E quibus unus ait : « Lyciae quoque fertilis agris

non inpune deam ueteres spreuere coloni.


Res obscura quidem est ignobilitate uirorum,
 
un culte à la toute puissance de la déesse, mère des jumeaux.

Et, chose courante, un fait récent suscite des récits de faits passés.

L'un des assistants dit : « Dans la Lycie aux champs fertiles aussi,

de vieux paysans ont méprisé la déesse, et ils ont été punis.


L'histoire sans doute est peu connue, vu l'obscurité de leur condition,
 

6, 320

mira tamen : uidi praesens stagnumque locumque

prodigio notum. Nam me iam grandior aeuo

inpatiensque uiae genitor deducere lectos

iusserat inde boues gentisque illius eunti

ipse ducem dederat ; cum quo dum pascua lustro,
 

mais elle est étonnante : j'ai vu sur place l'étang et le lieu que le prodige

a rendus célèbres. Mon père en effet, déjà assez avancé en âge

et incapable de faire le voyage, m'avait chargé de ramener

de là-bas des boeufs de choix et, au moment où je partais

il m'avait lui-même confié à un guide du pays. Avec lui, je parcourais
 

6, 325

ecce lacu medio sacrorum nigra fauilla

ara uetus stabat tremulis circumdata cannis.

restitit et pauido “ faueas mihi ! ” murmure dixit

dux meus, et simili “ faueas ! ” ego murmure dixi.

Naiadum Faunine foret tamen ara rogabam
 

les pâturages, quand, au milieu d'un lac, parmi les roseaux frémissants,

nous voyons se dresser un vieil autel noirci par la cendre des sacrifices.

Mon guide s'arrêta et, saisi d'effroi, murmura : “ Sois-moi favorable ! ”,

et moi, murmurant de même, je dis : “ Sois favorable ! ”


Cependant, comme je demandais si l'autel était consacré aux Naïades,
 

6, 330

indigenaeue dei, cum talia rettulit hospes :

“ Non hac, o iuuenis, montanum numen in ara est ;

illa suam uocat hanc, cui quondam regia coniunx

orbem interdixit, quam uix erratica Delos

orantem accepit tum cum leuis insula nabat.
 
à Faunus ou bien à un dieu indigène, mon hôte me répondit :

“ Non, jeune homme, nulle divinité montagnarde n'occupe cet autel ;

la déesse qui le revendique est celle à qui l'épouse du roi des dieux

interdit jadis l'univers et qui, suppliant l'errante Délos, eut peine

à recevoir son hospitalité, quand l'île légère nageait sur les flots.
 

6, 335

Illic incumbens cum Palladis arbore palmae

edidit inuita geminos Latona nouerca.


Hinc quoque Iunonem fugisse puerpera fertur

inque suo portasse sinu, duo numina, natos.

Iamque Chimaeriferae, cum sol grauis ureret arua,
 
Là, prenant appui sur un palmier et un arbre consacré à Pallas,

Latone mit au monde des jumeaux, au grand dépit de leur marâtre.


On raconte que de cet endroit aussi la jeune mère dut fuir Junon,

emportant sur son sein les nouveau-nés, deux dieux.

Au pays de la Chimère, en terre de Lycie, sous un soleil pesant
 

6, 340

finibus in Lyciae longo dea fessa labore

sidereo siccata sitim collegit ab aestu,

uberaque ebiberant auidi lactantia nati.

Forte lacum mediocris aquae prospexit in imis

uallibus ; agrestes illic fruticosa legebant
 
qui brûlait les campagnes, la déesse, épuisée par un long effort

et déshydratée par une chaleur de plomb, se sentit assoiffée ;

ses nourrissons avides avaient épuisé le sein qui les allaitait.

Par hasard elle aperçoit un petit lac à l'eau peu abondante

au fond d'une vallée ; des paysans cueillaient là des brins d'osier
 

6, 345

uimina cum iuncis gratamque paludibus uluam.

Accessit positoque genu Titania terram

pressit, ut hauriret gelidos potura liquores.

Rustica turba uetat ; dea sic adfata uetantis :

“ Quid prohibetis aquis ? Vsus communis aquarum est.
 
garnis de pousses, des joncs et des herbes aimées des marais.

La fille du Titan s'approcha et, à genoux, pesa sur la terre

pour puiser l'eau fraîche qu'elle s'apprêtait à boire.

La bande de paysans l'arrête ; la déesse s'adresse ainsi à eux :

“ Pourquoi m'interdisez-vous l'eau ? L'usage de l'eau est un bien commun. 
 

6, 350

Nec solem proprium natura nec aera fecit

nec tenues undas : ad publica munera ueni ;

quae tamen ut detis, supplex peto. Non ego nostros

abluere hic artus lassataque membra parabam,

sed releuare sitim. Caret os umore loquentis,
 
La nature n'a pas fait du soleil un bien propre, ni non plus de l'air

ni des ondes claires : je suis venue vers un don fait à tous,

et pourtant c'est en vous suppliant que je le demande. Pour ma part,

je ne voulais baigner ici ni mon corps ni mes membres épuisés,

mais étancher ma soif. La bouche qui vous parle manque de salive, 
 

6, 355

et fauces arent, uixque est uia uocis in illis.

Haustus aquae mihi nectar erit, uitamque fatebor

accepisse simul ; uitam dederitis in unda.

Hi quoque uos moueant, qui nostro bracchia tendunt

parua sinu. ” Et casu tendebant bracchia nati.
 

ma gorge est sèche, et ma voix a du mal à s'y frayer un passage.

Une gorgée d'eau me sera un nectar et, en la recevant, je dirai

que j'ai reçu la vie ; avec cette eau vous aurez donné la vie.

Puissent-ils eux aussi, qui sur mon sein tendent leurs petits bras,

vous émouvoir ”. Car justement les petits tendaient leurs bras.
 

6, 360

Quem non blanda deae potuissent uerba mouere ?

Hi tamen orantem perstant prohibere minasque,

ni procul abscedat, conuiciaque insuper addunt.

Nec satis est, ipsos etiam pedibusque manuque

turbauere lacus imoque e gurgite mollem
 
Qui aurait pu ne pas être ému par les douces paroles de la déesse ?

Les rustres pourtant persistent à écarter ses prières, profèrent

des menaces, si elle ne s'éloigne pas, et ils ajoutent des insultes.

Mais ce n'est pas assez : des mains et des pieds

ils troublent les eaux et ils font remonter la vase molle

6, 365

huc illuc limum saltu mouere maligno.


Distulit ira sitim ; neque enim iam filia Coei

supplicat indignis, nec dicere sustinet ultra

uerba minora dea tollensque ad sidera palmas :

“ Aeternum stagno ” dixit “ uiuatis in isto ! ”
 

du fond du lac en sautant méchamment de-ci de-là.


La colère lui fit oublier sa soif. Désormais en effet, la fille de Céus

ne supplie plus des gens indignes et n'accepte plus de tenir

des propos indignes d'une déesse. Les mains levées

vers les astres, elle dit : “ Vivez à jamais dans votre étang ! ”
 

6, 370

Eueniunt optata deae : iuuat esse sub undis

et modo tota caua submergere membra palude,

nunc proferre caput, summo modo gurgite nare,

saepe super ripam stagni consistere, saepe

in gelidos resilire lacus, sed nunc quoque turpes
 
Les désirs de la déesse se réalisent : les paysans se plaisent sous l'eau,

tantôt ils plongent tous leurs membres au creux de l'eau dormante,

tantôt ils sortent la tête, et tantôt nagent à la surface ;

souvent ils s'installent sur le bord de l'étang, souvent aussi

ils replongent dans les eaux fraîches ; mais, maintenant encore
 

6, 375

litibus exercent linguas pulsoque pudore,

quamuis sint sub aqua, sub aqua maledicere temptant.

Vox quoque iam rauca est, inflataque colla tumescunt,

ipsaque dilatant patulos conuicia rictus.

Terga caput tangunt, colla intercepta uidentur,
 
ils usent leurs vilaines langues en disputes et, sans pudeur,

même sous l'eau, ils s'essaient sous l'eau à proférer des malédictions.

Leur voix aussi est rauque désormais, leur cou empli d'air est enflé,

et leurs invectives mêmes dilatent leur bouche béante.

Leur dos touche leur tête, leur cou semble avoir disparu,
 

6, 380

spina uiret, uenter, pars maxima corporis, albet,

limosoque nouae saliunt in gurgite ranae. »
 
leur échine verdit, leur ventre, partie majeure de leur corps, blanchit,

et ces grenouilles nouvelles bondissent dans un tourbillon fangeux. »