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Ne surtout pas haïr

 

Diablerie 1 diablerie 2 Antoine Codex Gigas Basile de Césarée l'indifférence

 

La chose en paraîtrait presque évidente tant elle est le pendant du Aime ton prochain comme toi-même. Mais qu'est-ce donc cela haïr ?

Deux choses frappent immédiatement : l'omniprésence du diable, dès qu'il s'agit de haine, comme s'il s'agissait ici d'un sentiment dépassant de si haut les capacités humaines qu'il fallût être surnaturel ou péril eschatologique pour en rendre compte. L'omniprésence, de surcroît, de la tentation, qui n'est pourtant pas situation simple, et qui, en toute équivoque, ressemble à s'y méprendre, à un combat de haut vol où, comme souvent, les deux protagonistes finissent par se ressembler.

D"où ces diableries précédant pour s'en amuser ou inquiéter l'approche de ce qui a autrement comme nom le mal ; d'où le fait par ailleurs que la haine - bien plus que l'amour qui relève plutôt de la grâce - s'inscrit dans le registre de la réciprocité. Et fonctionne comme un miroir renvoyant image de soi que vraisemblablement on préférerait ne pas voir, image moins inversée que virtuelle ; toujours possible, prête à bondir. D'autant plus terrifiante que subreptice.

Antoine le Grand

Il avait eu la chance de naître dans une famille plutôt aisée et son avenir tout tracé aurait du faire de lui un agriculteur comme l'était son père et avant lui le père de son père. Ses parents moururent sans qu'on sache véritablement pourquoi ; il se retrouva, jeune, avec la double charge de sa jeune sœur dont il devait assurer installation et avenir et la culture de ces vastes terres qui avait fait la fortune de ses parents.

Ceci se passa il y a longtemps, vers 250, aux tout débuts de l'ère chrétienne, en ces temps de la splendeur de l'Empire, en cette Egypte que Rome avait fait sienne depuis -30. Il s'appelait Antoine et appartenait à une vieille famille chrétienne, sans doute parmi les plus anciens chrétiens de la région. Jeune, il ne se plaisait qu'au milieu des siens et fuyait tant la compagnie des autres enfants qu'il renâcla à apprendre les lettres au milieu d'eux. L'instruction qu'il reçut le fut ainsi par un précepteur. Même à l'église, il se tenait à l'écart des autres enfants et ne jouait pas avec eux. Il affectionnait par dessus tout lecture et silence.

Quand il se retrouva seul, il se chargea évidemment du travail de la terre et prit soin de sa jeune sœur mais il ne fallut pas très longtemps pour que l'appel vers une autre vie ne résonnât en son âme. Il n'était décidément pas fait pour cette quête de richesses même si l'honorait l'idée de faire fructifier la terre à la suite des siens. Un jour, alors même qu'il sarclait soigneusement au milieu des laboureurs à qui il donnait labeur suffisant pour qu'ils puissent en vivre - est-il occasion meilleure de méditer ou prier que cet effort souvent épuisant et tellement répété qui vous ramène à l'humilité car à la vanité de nos ambitions ? - il songea aux disciples qui laissèrent tout, famille, terre, filets de pêche pour suivre le Christ, mais aussi à ces récits qui se répètent dans les Actes où riches et moins riches déposaient leurs biens à disposition des Apôtres pour les distribuer aux indigents. Sans doute dut-il penser, et se le reprocher, qu'en regard son attitude restait médiocre. Un dimanche, lors de l'homélie, le prêtre, homme mesuré et sage entre tous, lut puis commenta ce passage (Mt19, 21) où Jésus préconise au jeune homme qui lui demandait conseil, de se débarrasser de toute sa richesse tellement inutile … et de le suivre. Il ne lui en fallut pas plus et le reçut comme un appel. Il donna ses terres à ses voisins, vendit meubles et en donna le produit aux pauvres ; installa sa jeune sœur dans une communauté de femmes vertueuses afin qu'elles en fissent une vierge consacrée … et quitta le monde.

Voici étrange disposition, dira-t-on ; non pas tant cette générosité extrême qui, après tout est bien celle des âmes nobles, mais cette résolution poussant à servir Dieu jusqu'à cette extrémité ultime, à quitter le monde, ses préoccupations, autant que le commerce des autres fût-il même celui de ses proches. Le cri, pourtant, en vient de tellement loin, du plus ancien des commencements du monde où Dieu entreprit de parler aux hommes. Nul ne peut avoir oublié, cette lueur et cette voix qui détournèrent Moïse du chemin où il conduisait son troupeau. C'est toujours ainsi que se présente l'appel de Dieu : comme une bifurcation, un écart, qui ne semble encore rien au départ mais se révèle vertigineux à la fin. Qui pourrait compter pour rien ces quelques quarante années où ce peuple erra, dans le désert, guidé certes, mais comme au travers d'épreuves jusqu'à ce qu'il naisse en tant que peuple face à son dieu qu'il s'engagera enfin à servir ; qui oubliera jamais ce retrait dans le désert pour prier et se trouver - peut-on prier au milieu de la foule ? non assurément pas plus que méditer.

C'est à cet instant que le démon s'attacha à le tourmenter, encore et encore, à chaque étape de son retrait du monde. En lui montrant les délices de l'existence qu'il abandonnait, en lui faisant éprouver les souffrances de l'ascèse où il s'engageait, et même en usant des armes de ses reins, comme l'écrit si joliment Athanase, à quoi ce corps de jeune homme ne pouvait demeurer insensible ; en l'attaquant et meurtrissant par ses démons travestis en bêtes fauves, en glissant devant lui or, plats en argent, bref en usant de toutes les tentations qu'il connaissait sachant la faiblesse des hommes et la faillibilité des corps. L'infinie variété des supplices qu'il lui fit endurer nourrira l'inspiration des peintres. Sans doute aurions-nous oublié cet exemple sans Athanase qui, s'appuyant sur son exemple, combattit les ariens et assura les bases du monachisme.

L'histoire d'Antoine - au moins autant que celle d'Athanase - nous éclaire assurément sur les tourments de la haine et ses invraisemblables engrenages. C'est en cela qu'elle est intéressante.

Nul n'ignore de quoi le diable est personnification mais ceci n'apporte pas vraiment réponse tant la nature du mal et la stature du personnage intriguent. C'est un lieu commun à toutes les religions que les agissements humains s'écartent souvent des volontés divines et même parfois les provoquent (Prométhée) mais cet écart prend un tour résolument moral à partir des religions du Livre. Qui de ce point de vue sont celles de la Loi. Ai toujours été surpris, avouons-le, par l'ambiguité des volontés divines qui à première vue ne semblent pas difficiles à observer et la persistance de ces écarts, la gravité des sanctions pouvant aller jusqu'à la damnation éternelle. Surpris par cette personnification qui change la donne du tout au tout parce qu'elle érige le mal en entité antagoniste qui menacerait la prééminence du divin en lui en disputant la place transformant ainsi l'humain en pions accessoires d'un échiquier autrement plus grave. L'hérésie manichéenne n'est jamais loin, justement, qui s'éveilla très tôt dans l'histoire du christianisme et le mal, loin d'être cette défaillance du bien qu'avait vue Aristote, se métamorphose tragiquement en altertative fatale.

A plus d'un titre le diable est ainsi l'antonyme parfait du symbole et à ce titre, oui, l'Antéchrist ou plus exactement l'anti-Messie. Il est - dia - celui qui sépare, divise, mais aussi accuse quand le Messie, le Paraclet - l'avocat - intercède, défend, réunit et transmet. Rien n'est à cet égard plus révélateur que le Livre de Job où il apparaît comme un satan, un accusateur, au sens de diffamateur presque, suspectant, parce qu'il n'imagine pas qu'il puisse en aller autrement, que Job ne vénérerait Dieu que parce que ce dernier l'aura eu comblé de bienfaits. C'est bien ici qu'il se révèle tentateur ! Ici, il ne saurait agir contre la volonté divine qui, à deux reprises, lui fixe des limites mais effectivement Dieu lui permet de faire ses expériences, sa démonstration.

Il ne peut aller contre la Volonté divine : son pouvoir est borné par les limites que Dieu lui impose - ne pas attenter à la vie de Job. Mais là où Dieu pardonne, aide à se relever, lui, tend des pièges, pousse à la faute. L'un aime ; l'autre non qui haït l'humain ! A la fin, il s'agira identiquement de séparer le bon grain de l'ivraie, les bonnes intentions des damnés mais le diable lui précipite, provoque.

D'où son ambivalence : il est l'antagoniste par excellence, mais en fin de course, dans les représentations qu'on en offre, il ne fait qu'exécuter une sentence de damnation dont il n'est pas l'auteur. Exécuteur empressé des basses œuvres : empressé et impitoyable, certes, mais exécuteur nonobstant.

La haine s'y reconnaît mieux comme antagoniste absolue de l'amour : si celui-ci est reconnaissance de l'altérité de l'autre, laquelle comprend non seulement le respect mais ausi la sollicitude, la générosité, le souci de placer l'autre sinon avant ses propres intérêts en tout cas à parité avec soi, en revanche celle-là est négation de l'autre laquelle commence avec l'indifférence en passant par le mépris, l'atteinte à l'intégrité et à la dignité pour aller jusqu'à la violence absolue, la dstruction, l'anéantissement. Dans les multiples récits qui le mettent en scène, le diable joue sur toutes les cordes de cette négation.

Codex Gigas

Qui ne connaît la Bible du diable ? ce codex gigantesque puisque de taille 97X50 pesant quelques 75 kg ? C'est au reste au folio n° 290 que l'on retrouve, en face de la représentation de la Cité céleste, celle du diable - qui lui vaudra son surnom. 320 feuillets, à l'origine, comportant l'Ancien et le Nouveau Testament mais pas exclusivement. Elle a ceci de particulier, qui fit sa renommée au moins autant que son mystère, outre les dimensions, de présenter écriture d'une incroyable constance, ne présentant, de page en page, aucune différence qui pût révéler copiste différent ou même seulement humeur, âge ou vigueur altérée ou changeante. Ce qui parait d'autant plus improbable que pour copier un tel ouvrage pas moins d'une vingtaine d'années semblent nécessaires qui, inévitablement, auraient du laisser transparaître diverses altérations de l'écriture si ç'avait été même copiste, ou différences si plusieurs y avaient collaboré.

L'ouvrage a été réalisé dans un monastère bénédictin de Bohème vraisemblablement par Herman le Reclus dont la raison pousserait à penser qu'il décida, dans le cadre de son retrait du monde, de consacrer son existence à la réalisation de ce codex mais dont la légende est tout autre. Il s'agirait au contraine d'un moine qui aurait manifesté son désir de retourner dans le siècle et donc de rompre ses vœux. Ce qui ne pouvait s'entendre alors que comme une trahison. Le renégat fut ainsi condamné à être emmuré vivant.

Herman, cherchant à se soustraire à cette sanction fatale proposa d'écrire en une seule nuit un codex qui rassemblerait toutes les connaissances humaines et ainsi évidemment les Ancien et Nouveau Testament, mais aussi deux livres de Flavius Josèphe, les  Étymologies  d'Isidore de Séville, l' Ars medicinae, un manuel de médecine, une  Chronica Boëmorum  signée Cosmas de Prague, ainsi qu'un calendrier. Inutile de dire qu'un tel ouvrage vaudrait au monastère renommée universelle et sans doute prospérité. Ainsi fut fait. Le moine apostat se retira, commença son ouvrage mais ne tarda pas à réaliser qu'il ne parviendrait pas à ses fins. Il s'était bercé d'illusions ou avait présumé de ses talents. La démesure n'est-elle pas le signe distinctif de la faute voire sa plus profonde définition. Les mains tout engourdies, les doigts presque ensanglantés d'avoir tenu la plume frénétiquement et sans la relâcher jamais, Herman regarda l'avancement de sa peine : il était minuit, et ne lui restaient que quelques heures, moins de la moitié du temps imparti alors qu'il venait à peine d'achever la recopie de la Genèse.

Fut-ce la mort dans l'âme, ou bien au contraire avec quelque exaltation ? nul ne le saura jamais. Est-ce lui qui implora le diable ou bien au contraire fut-ce plutôt le Malin qui lui apparut et proposa le pacte sordide ? ceci demeurera une part du mystère. Toujours est-il que, en échange de son âme, l'Archange déchu se chargea d'achever l'insensé projet. En signe de reconnaissance - mais n'avait-il pas déjà troqué son bien le plus précieux, son âme, en échange du codex achevé ? - Herman aurait inséré ce portait du diable dans le codex.

L'histoire ne dit pas clairement ce qu'il advint d'Herman : je gage qu'en tout état de cause son destin ne fut pas paisible. Sans doute, les autorités ecclésiastiques virent-elles d'un mauvais œil cet exploit qui ne pouvait rien devoir à la miséricorde divine et tout à la tentation maléfique. Fut-il condamné à supplice plus grave encore que la réclusion initiale ? sans doute : les pouvoirs exorbitants des trabans de Lucifer ne pouvaient qu'apeurer et leur contagion être redoutée. De toute manière j'imagine mal le renégat vivre des jours paisibles, sachant que tôt ou tard il lui faudrait payer sa part du pacte.

Tout ce que l'on sait c'est que lors du grand incendie qui ravagea le palais royal des Trois Couronnes le 7 mai 1697, le codex, qui s'y trouvait depuis que les Suédois après le pillage de Prague l'emportèrent comme butin, lors de la guerre de Trente ans, fut préservé des flammes par un domestique, sans doute, qui le jeta par les fenêtres. L'anecdote veut, mais est-ce plausible tant les incohérences trament ces récits, qu'un passant qui se trouvait précisément sous ces fenêtres à ce moment-là fut grièvement blessé par le codex. En réchappa-t-il ? en tout cas la reliure porte les traces de ce sauvetage périlleux.

Il est rare que la Bible soit ainsi l'enjeu d'un pacte même si, dans ce cas, le codex ne se réduit pas à elle. En réalité tout ici respire la démesure : du projet de rassembler en un seul codex la totalité des savoirs à la taille même de l'objet, sans compter l'exorbitance des pouvoirs nécessaires pour le réaliser.

Il est clair en tout cas que la démesure - que détestaient tant les grecs - est marque des agissements sataniques et il faudra souvent bien peu, une réalisation inhabituelle, un exploit héroïque, des talents exceptionnels pour qu'on n'y soupçonnât l'œuvre diabolique : la chasse aux sorcières n'en prit pas d'autres prétextes.

Tartini, compositeur célèbre du XVIIIe raconta lui-même ce rêve étrange où inspiré par le diable il composa une sonate si extraordinaire, qu'à son réveil brutal - de ceux que provoquent les cauchemars, sueurs, angoisse et essoufflement compris - il tâcha d'en retrouver rythme et mélodie. Evidemment sans y parvenir. Les rêves ne s'achèvent jamais sans balayer derrière eux toute trace qui y menât, ni le diable ne parvient à tenter les malheureux sans leur retirer aussitôt ce qu'il venait de leur proposer. La carotte précède toujours de peu le bâton.

« Une nuit (en 1713), disait-il, je rêvais que j'avais fait un pacte, et que le Diable était à mon service. Tout me réussissait au gré de mes désirs, et mes volontés étaient toujours prévenues par mon nouveau domestique. J'imaginai de lui donner mon violon, pour voir s'il parviendrait à me jouer quelques beaux airs ; mais quel fut mon étonnement lorsque j'entendis une sonate si singulièrement belle, exécutée avec tant de supériorité et d'intelligence que je n'avais même rien conçu qui pût entrer en parallèle. J'éprouvai tant de surprise, de ravissement, de plaisir, que j'en perdis la respiration. Je fus réveillé par cette violente sensation. Je pris à l'instant mon violon, dans l'espoir de retrouver une partie de ce que je venais d'entendre ; ce fut en vain. La pièce que je composais alors est, à la vérité, la meilleure que j'aie jamais faite, et je l'appelle encore la Sonate du Diable ; mais elle est tellement au-dessous de celle qui m'avait si fortement ému, que j'eusse brisé mon violon et abandonné pour toujours la musique, s'il m'eût été possible de me priver des jouissances qu'elle me procure. » Tartini

Comment ne pas songer à ces récits qui se mettent à proliférer à partir du XVe siècle, période de grands troubles pour l’Église, où l'on se mit tant à croire aux pactes diaboliques et aux méfaits que les sorcières qui y avaient consenti pouvaient provoquer que le pape lui-même entreprit de confier aux Inquisiteurs la charge d'en finir avec elles. Mais le souvenir du pacte remonte à bien plus loin et sans doute aux tout début de l'histoire prestigieuse de l’Église.

Basile de Césarée (lire)

Saint Basile, l'un des Pères de l’Église, évêque de Césarée aurait ainsi, dit-on, sauvé un homme en le déliant du pacte qu'il avait noué avec le diable. Ce récit, que rapporte J de Voragine, occupe une part importante des pages qu'il lui consacre alors même que sa défense aussi fidèle qu'entêtée du symbole de Nicée contre les ariens autant que ses écrits et homélies en font un théologien hors pair qui assurent certainement mieux sa postérité.

Mais c'est sans doute ici le récit le plus ancien d'un pacte noué avec le diable.

Vivait à Césarée un homme plutôt riche et très pieux. Si pieux qu'il entreprit de donner à l’Église sa richesse, ce qui n'était pas rien ; et de consacrer à Dieu sa fille unique, ce qui était beaucoup. L'histoire ne dit pas si la jeune fille avait été enthousiaste à l'idée de consacrer son existence à ce chemin d'austérité, de pénitences et de prières mais il faut dire que nous parlons ici d'une époque où l'avis des jeunes filles comptait pour rien. Assurément d'être belle, jeune et riche ne pouvait qu'exacerber les convoitises. Ce fut le cas mais malheureusement pour elle, celui qui se révéla le plus enflammé et entreprenant était esclave, de son père qui plus est. Il n'ignorait pas que son espoir était vain que la jeune femme le remarquât jamais et plus fou encore que son père y consentît. Prêt à tout pourtant, au pire même, il se rendit chez un sorcier pour obtenir de lui quelque sortilège mais ce dernier l'éconduit : la demande, trop exorbitante était hors de sa portée. Il lui conseilla néanmoins d'aller voir son maître … qui n'était autre que le diable lui-même. Aller à minuit sur la tombe d'un païen en invoquant le diable. Il n'en fallut pas plus. Le diable accepta de l'aider non sans insister sur l'engagement de l'impétrant. Comme si le diable avait déjà été berné par des chrétiens qui eurent renié le Christ mais lui revinrent sitôt que le diable avait eu exaucé leurs vœux. Par ces chrétiens doublement renégats.

Le pacte fut conclu ainsi, promesse faite à haute et intelligible voix et pacte écrit, dûment et soigneusement - on ne sait jamais - l'un des démons jeta un sort sur la jeune fille qui, dès lors, criant pleurant, se roulant par terre, de suppliques en colères, de larmes en cris finit par obtenir de son père qu'il la mariât. L'union fut scellée et les choses auraient pu se dérouler sans plus trop de chicanes si les proches et voisins du jeune couple ne finirent par s'apercevoir que le jeune marié jamais ne pénétrait dans une église, ni ne priait ; encore moins ne faisait de signe de croix. La jeune femme s'affola, lui demanda si, par malheur, il n'était pas païen. Il finit par lui avouer ses sombres manigances.

Elle courut demander secours à Basile son évêque. Qui accepta de l'aider.

Il demanda au jeune époux si sa repentance était sincère, s'il voulait vraiment revenir à Dieu. Alors il lui fit un signe de croix sur le front et l'enferma dans une cellule. Il fallait bien que repentance se fît et conversion se réalisât au plus profond de cette âme tourmentée. Basile revint trois jours après, lui demanda comment il allait mais épuisé et rongé de crainte ce dernier lui avoua avoir entendu sans qu'ils ne s'arrêtassent jamais les démons lui rappeler son engagement en lui montrant le pacte écrit, en lui rappelant que c'était lui qui était venu les chercher et non l'inverse. Basile tenta de le calmer, lui donna un peu de nourriture et refit sur lui ce signe de la croix. Il revint à nouveaux quelques jours plus tard et lui fit même question. S'il entendait toujours les invectives démoniaques, au moins ne voyait-il plus ces esprits malfaisants s'agiter obsessionnellement autour de lui. A nouveau il lui donna de la nourriture et fit signe de croix sur le front du pénitent. Au quarantième jour de son isolement, Basile revint et lui posa la question pour la troisième fois. Et ce jour là, enfin, la réponse fut apaisée et confiante : il ne voyait ni n'entendait plus les démons. Alors l'évêque l'emmena jusqu'à l'église pour l'y faire entrer. Inévitablement Satan et ses démons accoururent et tentèrent d'arracher le jeune homme des mains et de l'influence de Basile. Nul ne pouvait les voir mais tous sentirent leur présence. Satan parla si fort que ses paroles telle bourrasque arrachant tout sur son passage effraya douloureusement la foule présente. « Basile, tu me fais tort ! Cet homme m’appartient ! Et ce n’est pas moi qui suis allé le chercher : il est venu à moi de son plein gré, s’est offert à moi et a renié le Christ. J’ai là, dans ma main, l’écrit qu’il m’a signé ! » Mais Basile évidemment ne céda pas et promit de prier et tous les prêtres et fidèles avec lui jusqu'à ce que Satan lui rendît le pacte. Alors dans une ultime bourrasque, Satan tourna le dos et virevolta dans l'air un parchemin. Le parchemin. Basile le déchira.

Le diable était défait.

Contrairement aux légendes ultérieures, ou même au livre de Job - L'Éternel dit à Satan: D'où viens-tu? Et Satan répondit à l'Éternel: De parcourir la terre et de m'y promener. Job 1,7 et 2,2 - , le diable ici ne fait que répondre à une sollicitation et le répète à plusieurs reprises. L'écrit vient ici conforter la parole donnée et suppose tout revirement ultérieur impossible révélant le chemin pris depuis Socrate qui pouvait encore n'accorder créance qu'à la parole.

On remarquera la faiblesse du diable qui apparemment est souvent dupé en cette sorte de tractation : il peut sans doute à l'occasion provoquer, tenter et accorder pouvoirs exceptionnels à des âmes en échange de leur servitude mais ne peut ni les asservir de son propre fait ni même empêcher leur abjuration. Les grands obstacles du diable sont, d'un côté, la miséricorde divine ; de l'autre, le libre-arbitre de l'homme. Il n'a prise que sur les âmes consentantes et seulement pour autant qu'elles y consentissent toujours.

On l'a dit, il faut relire attentivement Job, le champ d'action du diable est limité : son rôle d'accusateur ne peut aller jusqu'à la mise à mort ; il est lui-même soumis à la seule autorité qui prévaille, celle de Dieu. En revanche on y devine également ce qui fait le fond de son action : il veut aller vite de séparer ainsi par la tentation les bons et les mauvais mais surtout il ne pardonne rien, n'aime pas l'homme pour parler comme le texte biblique c'est-à-dire ne supporte pas l'insincérité,, la légèreté, le simulacre, non plus que la faiblesse.

Ce récit a ainsi quelque chose à nous dire concernant la haine. Ne pas aimer n'est pas nécessairement haïr. Ce peut être seulement l'indifférence. Or justement, le diable en ces récits non seulement n'aide pas, ne pardonne rien mais méprise mais surtout n'en reste pas là : il pousse à la faute. Il y a donc, si on s'amusait à tracer une ligne entre l'amour - la grâce, la générosité - et la haine, une graduation continue qui part de la miséricorde, le pardon sous la condition de la sincérité, à la générosité et aide apportée à l'autre pour qu'il puisse se sortir du mauvais pas où il se serait mis ; en passant par la neutralité qui en réalité confine à l'indifférence jusqu'à la malveillance, le mépris poussant l'autre à l'erreur ou la faute ; la haine enfin qui tente de l'éliminer.

Aux tout débuts, l'indifférence

Mi-Janvier, ils furent, un matin de glace, rassemblés à la hâte : on leur dit que ce jour ils ne travailleraient pas et seraient évacués. Le bruit circulait depuis un petit moment - mais le bruit n'était qu'une gigantesque caisse de résonance de rumeurs toutes aussi improbables les unes que les autres au milieu desquelles sans doute pouvait se tapir étincelle de vérité, une information possible, probable, véridique. Comment savoir ?

On les fit partir à pied en longues colonnes par ce froid intense et sec qui assaillait comme autant de morsures ces corps à moitié dépenaillés, déjà vaincus. Ils traversèrent ainsi maints villages, de préférence tôt matin : les SS, non par honte de ce qu'ils faisaient mais par crainte qu'ils ne suscitassent compassion ou pitié, préféraient ne pas trop attirer l'attention. Il fallait marcher, encore, toujours, ne surtout pas traîner, sinon ils vous abattaient. A la nuit tombée, il fallait s'allongeait là, à même la neige qui vous condamnait plus cruellement encore, que la bestialité des gardes. Chaque matin, seule la moitié se relevait, l'autre avait été assaillie par le silence implacable de la nuit.

Une fois, une fois seulement, au détour d'un village, un jeune homme lança en direction de la cohorte plusieurs morceaux de pains, s'assurant bien de n'être pas vu. Ils n'étaient donc pas que des ombres. Il en pleura. Comment savoir ce qui motiva, non le geste de ce jeune homme - ceci était évident - mais l'implacable impiété de tous les autres ? La peur ? un insupportable sentiment d'impuissance ? ou, encore et toujours cette corrosion des âmes qui fit un peuple entier, par connivence ou lâcheté, laisser se perpétrer le pire ?

Il n'était au bout ni de ses peines ni de ses pleurs : au sein de cette humanité qui s'accrochait avec une obstination incroyable aux derniers haillons de sa dignité, tout l'éventaire des passions se conjuguait devant lui, de l'aveu de défaite de qui se savait ne plus pouvoir combattre, à l'ignominie de ceux qui, pour survivre, n'hésiteraient pas à dépouiller leur voisin, et ressembler tragiquement à leurs bourreaux mais surtout ces gestes, inespérés souvent, d'entraide dont il fallait bien entretenir la chaleur parce que ce sera à jamais la seule qui permettait parfois de ne pas désespérer.

Il s'amusa d'en ces moments se souvenir de Hegel et Feuerbach : oui, l'humanité ne se maintient que dans le regard de l'autre. Je crois qu'il aurait aimé lire Lévinas.

Ceux qui rentrèrent souffrirent plus même qu'ils ne purent jamais l'exprimer, de se savoir ainsi si éloignés désormais de l'expérience ordinaire que personne véritablement ne les entendrait jamais, par indifférence un peu, lassitude sûrement ; ou que cette ligne franchie, au-delà de laquelle on les précipita, glissât à jamais en toutes vos émotions même les plus joyeuses cette once de solitude qui ombrera définitivement leurs sourires. Jusqu'aux nôtres parfois.

Nous le savons depuis longtemps : point n'est besoin de brandir fusil, épée ou poing pour être violent : il est des armes psychologiques aussi. L'indifférence en est ainsi la première. Mépris, acrimonie et reproches lui succèdent si rapidement.

On ne confondra évidemment pas l'indifférence à l'autre avec celle qu'un Épictète recommandait à l'égard des choses avec le souci de ne s'embarrasser que de ce qui était en son pouvoir. Ne se battre que pour ce qui est à notre portée et se contenter de ce qui est essentiel, se départir des désirs adventices est autre affaire. Qui engage notre rapport au monde et n'a rien à voir avec la porte que l'on refermerait au nez de qui s'approche de vous, à qui on refuserait aide ou hospitalité.

Le désir est donc bien la grande affaire de nos existences, qu'il serait sot de vouloir réduire à la libido : il n'est de lien noué et maintenu, tant avec l'autre qu'avec les choses, que par son truchement, qui nous pousse à agir et nous mouvoir ; il n'est pas de lien distendu, de meurtrissures ni de souillures où il n'ait sa part. Sans doute notre moralité tient-elle en notre capacité d'en rester maître - même si écrire ceci relève plutôt du mythe ou de l'incantation : on devrait plutôt écrire s'efforcer de n'en être pas esclave - mais il ne fait aucun doute que violence et haine résultent toujours plus ou moins de désirs frustrés et que la négation de l'autre qu'elles impliquent sont toujours plus ou moins réponses perverses à une négation initiale de soi et s'agencent autour d'une instrumentalisation de tout ce qui n'est pas soi - êtres comme choses.

Ce que ces récits, évidemment légendaires, ont à nous dire tient au lien. D'une certaine manière le pacte, contracté avec le diable, est l'envers absolu de l'Alliance nouée à partir de Moïse. Dieu, en la personne du Christ, parfois même de la Dame Blanche, se promène dans le monde à l'instar de Satan ; ce dernier pour perdre les âmes ; celui-là pour les secourir. Ce que chacun représente est systématiquement l'antithèse de l'autre Ce refus de la violence autant que de la haine exprimé dès le Décalogue, cet interdit sur l'instrumentalisation de l'altérité, cette exhortation à ne pas entrer dans le cercle vicieux de la violence, des récriminations, des reproches et des fâcheries qu'exprime le Sermon sur la Montagne, disent néanmoins autre chose : violence, haine commencent dès avant l'acte ; dans la pensée, les sentiments, l'émotion.

C'est ici qu'il faut les endiguer. A leur source qui est en nous.

Ne pas se présenter devant l'autel, ne pas prier avec en soi pensée amère, de reproche ou de remontrance à l'égard de qui que ce soit, ou risquer à l'inverse que quiconque en nourrisse à votre égard, c'est avoir expurgé son être de toute pensée négative ; c'est tendre l'autre joue et ne donner prise à aucun ensemencement de violence.


Si donc tu apportes ton offrande à l'autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi,
laisse là ton offrande devant l'autel, et va premièrement, réconcilie-toi avec ton frère, et alors, viens présenter ton offrande. Mt, 5,23
Ἐὰν οὖν προσφέρῃς τὸ δῶρόν σου ἐπὶ τὸ θυσιαστήριον, καὶ (N καὶ ἐκεῖ → κἀκεῖ) ἐκεῖ μνησθῇς ὅτι ὁ ἀδελφός σου ἔχει τι κατὰ σοῦ,
ἄφες ἐκεῖ τὸ δῶρόν σου ἔμπροσθεν τοῦ θυσιαστηρίου, καὶ ὕπαγε, πρῶτον διαλλάγηθι τῷ ἀδελφῷ σου, καὶ τότε ἐλθὼν πρόσφερε τὸ δῶρόν σου.

Il s'agit de la Sonate des trilles du diable que l'on entend ici

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat

 

 


 Epictète

Souviens-toi que tu dois te comporter comme dans un festin. Le plat qui circule arrive-t-il à toi ? Tends la main et prends modérément. Passe-t-il loin de toi ? Ne le recherche pas. Tarde-t-il à venir ? Ne jette pas de loin sur lui ton désir, mais patiente jusqu’à ce qu’il arrive à toi. Sois ainsi pour tes enfants, ainsi pour ta femme, ainsi pour les charges publiques, ainsi pour la richesse, et tu seras un jour digne d’être le convive des Dieux. Mais si tu ne prends rien de ce que l’on te sert, si tu le considères avec indifférence, tu seras alors non seulement le convive des Dieux, mais tu deviendras aussi leur collègue. C’est en faisant ainsi que Diogène, Héraclite et leurs semblables ont mérité d’être justement appelés ce qu’ils étaient : des êtres divins