index précédent suivant

 

 

Silence

Celui qu'on vous impose parfois et celui que l'on cherche ; celui qui est d'or ou cet autre qui est de plomb ; celui de la prière et du respect mais celui du mépris qui est le pire …

Je n'y avais jamais pensé avec tant d'acuité que ce matin-là. Perdu dans mes petites pensées en chemin au milieu d'une forêt au col des Trois Sœurs. Pas un bruit, à peine les feuillages bruissant au vent léger ; on en aurait presque entendu les battement d'ails de papillons - vous savez ceux-là même qui pourraient provoquer tornade à l'autre bout de la planète !

Je sens bien que le silence se fait rare battu en brèche par ce brouhaha urbain que je fuis au moins autant que la chaleur : je ne suis pas même certain que nous puissions demeurer les mêmes en ces temps brouillons et extraordinairement bavards où réseaux autant qu'outils vous projettent, inexorablement, contraints et contrits, sur cette place publique où s'attardent, prolixe, le vain propos sur le quotidien, le sournois bavardage qui se pique souvent des délices de pimenter ses jugements de quelques vachardises péremptoires - l'innocente méchanceté est tellement plaisante ! - ou les incontournables banalités sur l'air du temps !

Il en va jusqu'à nos chercheurs qui, sur l'argument, qui est juste, que la recherche scientifique est affaire publique où chacun échange ses doutes, partage ses hypothèses, bref collabore et colloque, ne parviennent plus à maintenir le laboratoire comme lieu d'expériences et de réflexion et le confondent avec le forum, où polémiques, invectives et voisinages dominent. Pourtant la pensée, comme l'écriture, n’est-elle pas d'abord individuelle et affaire de retrait ?

Montaigne qui n'avait pourtant jamais renoncé ni au monde ni aux affaires, ni surtout à l'intérêt pour le monde ou au souci de l'autre, éprouva comme une irrésistible exigence de se retirer en sa librairie. Descartes, lui-même, quoique impliqué dans les guerres de son temps et ne rechignant pas à se faire une place à côté des puissants du moments - qu'ils fussent princes ou prélats voire seulement directeurs de conscience - n'avait pu faire œuvre qu'en son poêle.

S'il est bien un lieu où la prière - Mais toi, quand tu pries, entre dans ta chambre ; et ayant fermé ta porte, prie ton Père qui est là dans le secret ; et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra. Mt 6, 6 - rejoint la pensée, c'est bien ici : dans le silence, dans le retrait du silence.

Ce ne saurait être un hasard : comme souvent le grec pratique ici la métonymie - προσευχή désigne à la fois la prière et le lieu, le temple, où on l'a pratique. Il y a bien un espace, réservé et sacré, séparé des autres espaces - temple vient de temno, diviser, séparer - où s'expriment les dieux et où l'on s'adresse à eux. Les augures nommaient ainsi - templum - cet espace circonscrit dans le ciel par leur bâton, à l'intérieur duquel apparaîtraient les signes indiquant la volonté des dieux. A proprement parler contempler consiste à regarder et interpréter cette part céleste et si l'on se souvient que théorie signifie d'abord regarder on aura résumé les deux ingrédients qui réunissent pensée et prière - retrait et regard.

Inexorablement le nouveau, l'insolite, ce qu'il y a à penser ou à découvrir, ce qui demain bouleversera tout ou qui aidera à mieux comprendre, s'avance en tapinois, avec la gêne de qui sait ne pas avoir été invité ! Pour lire le monde, entendre l'autre il faut sans doute aiguiser son ouïe et avoir des oreilles tendues comme celle des félins, il faut surtout du silence. Tous nos mythes, nos récits, nos romans comme nos traditions évoquent ces sages ou ces grands intellectuels, ces prophètes encore qui, comme par une nécessité irréfragable, s'éloignent pour méditer, prier … ou recevoir la Parole.

Celle-ci n’éclot pas au milieu du forum, ni même sur les marches du Temple où se négocient trop d'affairements ! Dans le désert, sur les hauteurs des Montagnes. Est-ce un hasard ? Est-ce anecdotique que le peuple fût ainsi maintenu au pied du Mont Horeb ? que ce soit dans le désert ou bien à l'écart des villes que le Christ comme tous les prophètes allât prier ? La parole est affaire intime et c'est aimable sottise que d'imaginer que la vérité sorte jamais triomphante et nue d'un quelconque puits - en est-il seulement une ? Il en va, en réalité, de la Parole comme de la musique : elle est son et ressemblerait à s'y méprendre au bruit si elle ne faisait vibrer l'être plutôt que de le troubler. D'entre bavardage et bruit d'une part, et sens et musique réfléchissons-y il y a tout ce qui perturbe et dévoie face à ce qui prépare et dispose.

Pourtant, ce silence si nécessaire à l'éclosion de la pensée - et sans doute de la ferveur - peut à l'occasion devenir ce qui ronge et détruit. Je ne saurais oublier ce passage du Testament d'un poète juif assassiné d’Elie Wiesel où la torture infligée au poète supposé félon, consista non seulement à ne pas lui parler ou permettre de parler mais même à ne pas penser parce que justement, on le sait depuis Platon, la pensée est dialogue intérieur. En nos âmes, cœurs ou têtes - où donc ceci se déroule-t-il finalement ? - les mots résonnent et les images surtout, miraculeusement, se transforment en mots. Alors, et ceci peut-être n'est-il donné qu'aux hommes, les images se combinent, les choses se laissent saisir et, l'espérance même survient que le monde, devant nous, pourrait être à nos pieds. Dieu a donné à Adam le pouvoir de nommer : il en a fait, couronne de la création, le maître-jardinier qui l'embellirait pour sa gloire. Oui, il a été expulsé : il le fallait bien pour que, désormais conscient de lui-même et de sa force, il prenne ce recul indispensable et se mette à former lui-même et les combiner, images, mots et outils pour les transformer. Qu'elles ne le puissent plus, qu'images se refusent au mot, alors irrémédiablement toute la superbe architecture qui nous fait demeurer des hommes s'effondre, nous échouerons à prendre du recul, à pouvoir donner sens, à nous ou au monde, alors oui pensée et corps s'agrègent ou coagulent si étroitement qu'il ne subsiste de nous qu'épaisseur inerte, pesante comme l'enfer. Noire comme le néant.

Pourtant !

Il faudra bien un jour faire l'éloge du chemin, fût-il obstrué, comme ici. Mais ceci ne saurait valoir que pour autant que nous l'entendions comme un chemin forestier, qui n'aurait à aller nulle part ; qui ne vaut que pour l'écart, la marche et le silence. Il faudra bien un jour faire l'éloge de l'arbre, surtout lorsqu'il est tordu et, fiché au bord de la route, offrant appui et ombre suffisant pour s'y calfeutrer et méditer.

Faire l'éloge de la promenade qui ne mène à rien sinon le plaisir de cheminer. Il n'est rien dans nos quotidiens qui ne soit dicté par l'impérieuse nécessité, l'impérative utilité à quoi toutes nos habitudes et notre éducation nous ont interdit de nous soustraire. Eh non ! tous les chemins ne mènent pas à Rome ou s'ils le faisaient qu'aurions-nous à encore nous en soucier ?

On peut certes tout instrumentaliser mais ni l'être ni la pensée ni l'œuvre n'ont d'autre finalité qu'eux-mêmes et nous sont précieux pour cette raison même.

On peut certes faire de l'être un moyen qui produise et enrichisse, de l'humain, une ressource mais c'est un crime, tout simplement !

On peut évidemment faire de la pensée un exercice aride, réservé à quelque élite, réalisé dans un entre-soi endogamique tyrannique, truchement de modèles, théories ou techniques mais ce restera toujours, outre une vaste cuistrerie, une terrible impasse. Qui réduit la pensée à de bien frustres et étroits domaines tout justes propres à émerveiller journalistes spécialisés ou entrepreneurs cupides.

Faire silence - parce que l'imposer est espérance inaccessible - se taire revient désormais à échapper à ces engrenages serrés où l'utilité tendant la main à l'exploitation ourdit un monde réduit aux choses.

Apprendre à écouter puisque le monde parle, chante, susurre. Il nous faut sans doute rompre le pacte avec les choses et réapprendre le plaisir du souffle. Réapprendre la forêt …

On dit que St Louis y rendait la justice ; je lui préfère un Démocrite qui s'y adossant, étalait autour de lui ses livres et méditait ou écrivait.

Celui-ci qui avait quelque fortune, mais s'y intéressait peu, la dilapida, dit-on, en d'interminables voyages. Ce qui lui valut accusation devant le Sénat d'Abdère qu'il balaya comme d'un revers de manche en lisant les premières pages de son Traité - qui lui valurent applaudissements et abandon de toute poursuite. Drôle de personnage - mais ces sages antiques ne le sont-ils pas tous ? - qui passait sinon pour misanthrope en tout cas pour particulièrement asocial et plutôt désagréable sitôt qu'on s'aventurait à l'importuner d'oiseuses considérations matérielles ou politiques. Doté d'un incroyable sens de l'observation qui lui permettait de débusquer détail qui eût échappé à quiconque, il concentrait surtout en sa personne un incroyable savoir qui allait des mathématiques à l'astronomie en passant par la botanique, la zoologie tant et si bien que les Abdéritains qui s'en méfiaient pourtant le surnommèrent le philosophe. Il s'était, dit-on, enfermé dans une cabane au fond de son jardin pour se consacrer entièrement à ses études ; d'autres affirment que c'est dans la forêt qu'il s'était réfugié. Tous s'accordent à dire qu'il était peu agréable, pas du tout enclin à la conversation et fuyait toute compagnie dont il redoutait plutôt gêne et empêchement à penser qu'il n'en escompta jamais sympathie et agrément. Cet homme-là - qui passa tant pour un fou que ses contemporains firent appel à Hippocrate pour le guérir, ce que raconte joliment La Fontaine après tant d'autres - illustre à merveille qu'on ne saurait philosopher sur la place publique, dans le brouhaha des affairements ordinaires

Mais La Fontaine - on n'échappe pas toujours à son temps encore moins aux préjugés de sa caste - y voit d'abord prétexte à mépriser ce peuple qui n'entend décidément rien aux choses importantes sans cesser pour autant de vouloir se mêler de tout et en imposer son point de vue ! L'essentiel n'est pas là - vraiment pas - et je ne donnerai pas cher d'une philosophie qui s'écarterait à ce point de l'humain pour ne plus se vouloir - ou pouvoir - adresser qu'à une élite dirigeante ou intellectuelle. L'incompréhension est reine et nul n'est prophète en son pays. Le Christ paya le prix fort de l'incompréhension populaire et de la turpitude politique. Socrate également ! Et si Thalès n'eut à essuyer que les moqueries de la servante de Thrace, que dire de Galilée ? Pour autant que la pensée se veuille libre et ne vouloir transiger qu'avec les règles de la raison, qui sont celles de la prudence et de l'honnêteté, peut-elle ne pas heurter le sens commun d'autant que pour parvenir à se déployer il lui faudra au moins dans un premier temps renoncer à agir tant action et pensée sont incompatibles simultanément, rétive notamment à la satisfaction immédiate des besoins et désirs. Hippocrate ne mit pas longtemps à comprendre que son interlocuteur était parfaitement sain et que les questions qu'il se posait - sur le siège de la raison - étaient décisives.

Lui aussi cherchait le chemin. Que m'importe la réponse qu'il trouva ! Cerner l'originalité de la pensée, repérer sa nature - matérielle ? - c'était encore prendre ce temps, ce recul où l'on refuse de rien prendre pour évident, de rien considérer seulement comme un fait, brut, épais mas incontournable, où l'on soumet tout à la question, la pensée elle-même ! C'était chercher - outre la nature de l'humain - sa place dans le monde. Démocrite, plus que tout autre, nous averti que le refus que l'homme fût un empire dans un empire (Spinoza) fut initial.

J'aime ce refus !Toute l'humanité de l'homme s'y joue. C'est le même que celui d'Adam s'approchant de l'arbre de la connaissance ! Celui qui nous fait regimber devant l'idée que nous ne fussions seulement, nous, nos émotions, nos goûts et nos pensées, que le soluté improbable de substances hasardeusement, et peut-être malencontreusement, combinées. Ce grand débat d'entre matière et esprit, d'entre idéalisme et matérialisme a été esquissé dès les aubes les plus reculées de la pensée grecque. Il est le principe même de cette philosophie qui ne se contente pas de constater: je suis mais s'interroge immédiatement qui est ce je qui est, et surtout qu'est-il ?

Nous ne sommes que par cet écart que nous creusons, ce fossé que nous entretenons d'avec le monde ou l'autre. Tout entier nous dépendons de l'altérité. donc de l'altération. S'il est paradoxe de la pensée, il tient en ce que ses efforts sont tout entiers tendus vers l'humain qui n'en a cure, en tout cas moins que de la satisfaction de ses besoins immédiats ; qu'elle éloigne le chercheur, à mesure qu'elle se déploie, de son destinataire qu'un piège pernicieux lui ferait spontanément mépriser voire oublier s'il n'y prenait garde !

Comment concilier ces deux silences qui étouffent mais aident à penser, qui d'ailleurs ressemblent en ceci à la solitude qui ankylose quand elle envahit tout, permet de respirer, si souvent. Je me surprends de retrouver ici comme ailleurs ce jeu - au sens où un rouage eût du jeu - entre deux extrêmes car je suis en même temps convaincu qu'il n'a rien à voir avec la tempérance à laquelle invitait Aristote ni donc avec le cliché du juste milieu. On n'est pas un peu seul, ou un peu taiseux. Sans doute faut-il y considérer ici aussi une boucle de rétroaction.

Ceux qui me connaissent ironiseront sur cet appel au silence moi qui passe pour un fieffé bavard - et le suis, du reste au point d'en avoir fait profession. Ça oui, d'un même tenant je crains le silence sitôt qu'en société et me crois toujours obligé de le rompre par quelque propos et, par ailleurs, aspire, de plus en plus, à m'écarter, à faire silence certes, mais aussi à ne rien entendre.

Comment concilier cela ?

C'est encore Démocrite qui eut la clé : le sourire !

Celui-ci passait pour ne parler jamais ou presque. Pour s'y être aventuré en sa jeunesse et l'avoir presque regretté tant il suspecta que trop d'écrans s'interposaient entre les choses et nous. Miracle de la communication autant que son échec dirait le spécialiste du moment : la chose est pourtant aussi vieille que la pensée. Socrate récusait l'écriture mais adorait parler ; Aristote écrit et transmet en marchant mais de vouloir faire œuvre encyclopédique qui le rendra longtemps incontournable, il omettra ce qui de la connaissance s'éprouve ; évidera de toute signification le mot sagesse.

Mais lui, quoiqu'à l'écart, ne se perçut jamais comme supérieur au commun ; tout juste un peu plus chanceux et entêté à échapper à la doxa. Le retrait lui fit voir ce que d'ordinaire les passions couvrent de leurs turbulences et, sans ironie, sans méchanceté, ce qu'il vit dès lors de nos manies, rites et pulsions le fit rire quant, rapporte la tradition, Héraclite pleurait. Politesse du désespoir a-t-on dit parfois, surtout cette étonnante capacité de ne point se laisser submerger par le sens et de trouver l'étroite sinuosité qui permet de dire non en laissant accroire que l'on murmure un oui - à moins que ce ne soit l'inverse !

Encore un écart ! Car le rire en est un ! Encore un écart car ce que découvre Démocrite c'est combien nous passons à côté de l'essentiel au point de sombrer dans le ridicule. Je ne suis pas certain que l'ironie ne recèle pas dose trop pesante de méchanceté ou d'acrimonie ; le rire, au contraire, qui surgit de ce que, s'étant déplacé d'un tout petit quart de centimètre, les choses autant que les êtres apparaissent sous un nouveau jour, ou le même que nous n'avons pas voulu nous avouer.

Oui le rire est le pendant du silence : une autre manière de ne rien dire mais de tout suggérer ; de ne jamais abandonner les rives de l'humain mais de ne lui rien sacrifier…

Moins que jamais nous ne supportons le silence ; que l'ange passe … Il le faudra pourtant

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat