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A la recherche encore des points communs : après l'hyperbole, la déréliction

Trois petites histoires ambivalence et révélation savoir dire non histoires d'abandons    

 

 

Aimer ? (se) révéler ou se cacher ?

Et si tout, finalement, n'était qu'affaire de voile ?

Heidegger, on le sait, a beaucoup joué sur le sens d'aléthéia - ἀλήθεια - que l'on a traditionnellement traduit par vérité. Je tiens la chose pour essentielle car la vérité n'est pas un être mais une valeur que l'on pose dans le cadre d'un jugement, le rapport entre une chose et sa représentation. L'idée de dé-voilement rejoint ce que suggère physique- φύσις,- ce qui fait naître, produit, forme. Rien n'est décidément stable ou fixe dans ce qui est, et si, en jouant sur les mots, l'on devait affirmer que quelque chose fût néanmoins permanent, en ce qui est, ce serait précisément le mouvement.

Λήθη : déesse de l'oubli mais aussi fleuve de l'Enfer par lequel devaient passer les âmes des justes ou même celles moins vertueuses mais ayant expié leurs fautes et qui avaient obtenu de quitter l'enfer, de revenir sur terre et vivre une nouvelle vie ; âmes qui devaient surtout en boire l'eau qui faisait s'abattre sur elles une implacable amnésie les empêchant à jamais de se souvenir de ce qu'elles furent et vécurent dans le royaume d'Hadès.

Ce qui est a toujours été, autrement peut-être mais est; mais curieusement, ni vu ni su. Etre revient à passer du caché au non caché exactement ce que dit encore apocalypse - qui n'a jamais voulu dire ni catastrophe ni eschatologie annoncée. Au commencement n'est ni la lumière ni le Verbe mais l'ombre, les brumes, le silence et l'oubli.

Toutes ces choses, Jésus les dit en paraboles aux foules, et il ne leur disait rien sans parabole ;
afin que fût accompli ce qui a été dit par le prophète : J'ouvrirai ma bouche en paraboles, je proclamerai des choses cachées depuis la fondation du monde.
(ἐρεύξομαι κεκρυμμένα ἀπὸ καταβολῆς κόσμου) , Mt 13, 35 - la référence est à Ps 78,2

Tout est là, de toute éternité qui se cache ou bien seulement qu'on ne voit pas ; ou bien encore qu'on ne veut pas voir. Tout se révèle, oui, sans doute, mais peut-être jamais totalement tant la forme adoptée, la parabole, à la fois cache et montre, soulève le voile un peu, juste assez pour qu'on interprète, pas assez pour être certain de rien ; certainement pas trop pour n'être pas aveuglé !

La parabole est forme littéraire, allusive, analogique qui vaut bien l'allégorie d'un Platon. Destinée à être entendue par tous, pour peu qu'ils le veuillent, propice à ce que l'auditoire se l'approprie : c'est de sagesse dont on parle, ici, ou bien encore de vertu. παραβάλλω c'est jeter à côté voire mettre en danger. Symbole rassemble, diable sépare voire divise, parabole présente en mettant de côté, contraignant le destinataire à faire lui-même le rapprochement. Cette vérité qui se dé-couvre ne se découvre pas seule : il faut être deux pour que la mague opère car le prophète ou l'aède ne sauraient suffire : il y faut aussi auditoire prêt à entendre, soucieux de vouloir comprendre.

Ambivalence

A en croire les psychologues - et le terme fit florès chez les psychanalystes dès le début - nos désirs, pulsions, sentiments seraient ambivalents : autant dire que, contre toute logique, ils prendraient valeurs différentes, souvent opposées sans que ces dernières s'annulent pour autant. C'est bien d'ailleurs la marque de l'inconscient chez Freud, patente dans les rêves, que de ne respecter les principes ni de contradiction ni de tiers-exclu, ni même, d'ailleurs, d'identité.

Voici marque me semble-t-il commune à toutes les flexions de l'amour - éros, philia voire agapè. Comme si l'amour pouvait être à la fois et en même temps ce qui sauve et ce qui perd !

Singulière figure que celle d’Éros - que curieusement les romains représentent en enfant, espiègle, joufflu aimant jouer de son arc - figure elle-même double puisqu'à la fois divinité primordiale - il émerge du Chaos comme Tartare, Nyx, Gaïa et Érèbe - qui sans engendrer lui-même permet à Gaïa et Ouranos de féconder la lignée des dieux et des Titans; mais aussi, selon d'autres récits, divinité résultant de la castration d'Ouranos par Cronos. Avant même l'invention de la sexualité, pourrait-on dire, il symbolise le principe créateur. Avant d'être l'amour en acte, il en est la possibilité même. Cette force qui pousse les âmes, issues selon Platon, d'une césure originaire, à tenter de retrouver cette part perdue de soi-même. Figure en tout cas qui n'a rien de vulgaire qui renvoie, même si l'attirance des corps y a évidemment sa part, à une forme d'amour éthérée où l'esprit a sa place, loin d'être négligeable, où aimerait-on dire l'amour des corps est passage presque obligé vers l'adoration du beau.

Mais figure pas nécessairement épanouie ni victorieuse !

Premier récit : Psyché et Éros

Ψυχή - Psyché - est une jeune femme tellement belle que les foules la vénérant en vinrent à oublier de rendre culte à Aphrodite qui en nourrit évidemment cruelle jalousie. On le voit, la jalousie compte pour beaucoup dans ces histoires et ce serait erreur de n'y voir que petites afféteries vénielles de femme. ζῆλος dit à la fois l'émulation, le zèle donc et l'ardeur, et, en mauvaise part, la jalousie voire la haine et l'incitation à se venger. Elle n'est pas seulement la part d'ombre de l'amour : au même titre que le désir est à la fois manque et impétuosité à le combler, la jalousie fonde cette même dynamique cruellement duale où la dynamique le dispute à la rage.

Aphrodite ordonna ainsi à son fils Éros - Cupidon - de lui jeter un sort en se servant de ses flèches afin qu'elle tombe amoureuse de l'homme le plus hideux qui soit. Mais ce dernier s'emmêlant de ses propres artifices fit qu'il devint lui-même le seul objet du sort jeté. Dans l'entremise, le père de Psyché, désespéré de voir sa fille restée sans époux, s'en remit à l'oracle d'Apollon qui lui intima l'ordre de laisser sa fille au sommet d'une colline, sur rocher où viendrait la chercher son époux - un monstre. On ne dira jamais assez la puissance des promontoires ! On le devine, en lieu et place de monstre, ce fut Éros qui vint la quérir et l'installer dans un somptueux palais non loin de là. S'en suivirent de longues nuits de félicité. Mais l'époux demeure caché par l'obscurité et demande à son épousée de ne pas chercher à percer le mystère de son identité.

On eût pu en rester là : ombre et lumière, plaisir, mystère et inquiétude forment ingrédients suffisants à nourrir la passion. Le mauvais coup viendra des sœurs, folles de jalousie - encore - devant la félicité de Psyché qui finirent par la persuader qu'il lui fallait dévoiler l'identité du visiteur nocturne qui sans doute devait être un monstre mettant sa vie en danger. Psyché commit l'erreur de les écouter et dans l'affaire perdit tout puisque, non content de blesser Éros elle le fit partir définitivement.

Pan lui conseille de ne pas désespérer et de tenter de reconquérir son époux lequel blessé est de surcroît séquestré dans le palais d'Aphrodite, sa mère, qui n'avait ni décoléré contre la trahison de son fils ni cessé de vouer à Psyché une haine farouche. Errant de temple en temple, se voyant refuser toute aide, elle finit néanmoins par être confrontée à sa démoniaque belle-mère qui lui infligea une série d'épreuves toutes impossibles qu'elle réussira néanmoins car, chose remarquable, elle ne sera jamais seule ni démunie.

La fin est favorable puisque, évadé, Éros parvint à rejoindre l'Olympe, où il demanda grâce pour Psyché. Zeus l'accorda qui lui faisant boire de l'ambroisie l'accueillit dans le cercle étroit des dieux. Voici donc, à l'instar de celle de Philémon et Baucis, une fin d'histoire plutôt heureuse - il n'en est pas tant. Comme si Zeus qui aura quand même été le prince des volages conservât quand même quelque approche moins volage de l'amour.

Tout ici joue la réalité contre les apparences et c'est assurément le prix du récit d'Apulée : Psyché est belle mais ne trouve pas d'époux ; Éros chargé des basses œuvres de sa mère s'en retrouve victime, charmée d'ailleurs. Tout comme dans le récit d'Orphée, il s'agit ici d'un regard à ne pas porter. Ni le soleil, ni la mort … dit l'adage. Il faudrait y rajouter ni l'amour. Il n'est assurément pas aveugle au sens trivial où on l'entend ; il cristallise sur lui toutes les jalousies, haines ou envies au moins autant que les compassions. Il ne voit rien parce qu'il ne le veut ni sans doute ne le doit. Il glisse entre nous et le réel ce je ne sais quoi qui l'éclaire, lui donne sens, poids puisque valeur. Il est, certes, élection de l'autre mais d'abord, plus simplement ce qui distingue et permet de s'extirper de l'ombre confuse. Distinction, donc. Ambivalent mais qui autorise le brouillard de lever.

Mais … pas trop ! Percer le mystère, mettre à nu l'amant délicieux mais inconnu le fait fuir … Savons-nous jamais ni pourquoi nous aimons ni qui nous aimons ? S'il est bien un point où amour et œuvre se rejoignent il est ici rétif à toute manœuvre logique, à toute démonstration aussi implacable semblerait-elle. Plaçons comme on voudra mérites et défaillances de l'être convoité, rien , nulle émotion, nulle passion, nul sentiment ne sortira jamais d'un tel sordide bilan comptable. La raison autant que l'arithmétique demeurent muettes. Est-il d'ailleurs jamais rien qui sortît d'un bilan ? Au même titre que nulle inspiration, talent ou génie n'émergeront jamais d'un quelconque savoir esthétique ou de quelques conseils techniques. Nous aurons toujours beau jouer les fanfarons réalistes à qui on ne la ferait pas, jamais nous n'admettrons que nos amours et pulsions résultent de quelque cocktail, même savant, d'hormones et de gènes. Nous leur sacrifions parfois espérances, attentes, nous désespérons souvent de dépendre ainsi de mobiles aussi peu maîtrisables que raisonnables sans pourtant parvenir à leur résister et ressemblons bien plus que nous ne l'avouerons jamais à cette pauvre Psyché, sacrifiée sur l'autel de l'oracle s'attendant au pire, récoltant le meilleur … mais au prix de quelles épreuves ?

Telle est la leçon à tirer que nous n'oserions presque souligner tant elle paraît évidente : ne jamais se tourner vers Éros pour lui soutirer vérité tant il se contente de saturer le paysage de partialité, du fragmentaire sans compter, pour la facérie, de ruses et de roueries. Il est cette part de subjectivité dont nous ne saurions nous extirper, mais c'est trop peu dire ; cette nichée de poésie où le faire s'emmêle à l'être ; cet écran entre soi et le monde qui à la fois protège et sépare ; ce minuscule pas de côté qui subitement nous fait découvrir ce qui était caché et ensevelir ce qui devient insensé ; cet écart qui nous autorise à mieux regarder sans nécessairement mieux voir ; cet interstice immense creusé par le désir qui fait se reprendre la route et non tant tourner la page que poursuivre imperturbablement la lecture.

Il est le temps de l'être mais l'espace aussi de la pensée : il est au commencement ce qui fait qu'il y a un commencement.

Il est l'essence de la métamorphose. La forme que revêt l'hospitalité ou la générosité (Philémon ou Baucis) mais alors amour et service se conjuguent qui se disent à la portée et devoir de tout un chacun ; la forme que revêt la liberté que l'on n'aurait sans doute pas osé revendiquer autrement (Héloïse) ; la forme que revêt l'aventure qui vous entraîne si loin au-delà de ce qu'on se serait cru capable …

A-t-on remarqué, en cette étonnante histoire qu'Apulée est pourtant le seul à rapporter, qu'ici encore l'ordre, en tout cas un semblant provisoire d'ordre naît de désordres répétés : de la maladresse d'Éros qui se piège lui-même, des jalousies qui s’emboîtent les unes dans les autres d'Aphrodite et des sœurs de Psyché … ? C'est exactement là où s'impose, s'interpose et s'installe l'ambivalence. Qu'importe que la haine ou la peur fussent premières comme le laissa entendre certain psychanalyste : nos émotions sont motrices précisément parce qu'elles ne sont jamais sagement assises en nos âmes mais résultent plutôt d'élans contraires et souvent contrariés qui font se lever les vents et s'ébrouer les fleuves. A-t-on remarqué que le commandement est presque immédiatement contemporain de l'acte créateur ? J'y vois le signe le plus éminent de l'amour : de celui qui vous fait reprendre le chemin parce qu'on se craint encore et toujours tellement en-dessous de l'image que l'autre se fait de vous et aimerait tant s'y hausser ; de celui qui, d'entre tous, vous élit et parle en montrant l'horizon et le chemin qui y mène …

Essence de la métamorphose, oui, parce qu'il vous transfigure en même temps que le monde.

Second récit : au commencement était …

Qui ne connaît ce récit ? Ce n'est pas au reste histoire d'amour mais de haine … De jalousie en réalité, profonde, incrustée dans les ultimes replis de l'âme, venue d'on ne sait où … dame c'était la première fois ! Et si, dès lors ce fut quand même histoire d'amour ?

Ils auront été presque les premiers d'entre les hommes. Ils étaient fils d'Adam et d’Ève. Avaient été engendrés peu après l'exclusion de l’Éden et promettaient d'être source de longues et lentes lignées qui assureraient, presque comme une excuse, la promesse d'ensemencer le monde et de tenter, loin, ici, d'honorer Dieu et de le servir.

L'affaire ne s'était finalement pas trop mal conclue en dépit de l'interdit enfreint : certes, ils durent quitter la terre originelle et ce jardin dont ils ne pourraient plus à l'avenir que rêver. N'est-ce pas au reste la fonction incontournable de tout Paradis que d'être perdu pour prix d'une désobéissance qu'on ne sut empêcher ; d'une révolte qu'on ne sut éteindre ? Cette étincelle de manque, de pauvreté ou d'égarement qui justifie le désir ? N'est-ce pas au reste épaisseur irréfragable pour toute Terre que d'être promise ? Nos chemins n'existent que pour les havres que l'on quitte et les ports dont on rêve, ces havres qui cessent de nous apaiser et se piquent de nous tourmenter ; pour ces ports que nous n'atteindrons jamais et se révéleraient d'ailleurs bien sordides, minables ou terrifiants si nous devions jamais nous y attarder. Il y a du nomade en nous et nos désirs nous ressemblent. Du reste Caïn qui était pourtant paysan dut bien à rebours se refaire nomade pour prix de son forfait. Nous ne désirons évidemment que ce que nous n'avons pas ou ne sommes pas : l'herbe est toujours plus verte, là bas de l'autre côté de la rive. Nos aspirations ne valent que d'être contrariées.

La désobéissance avait été flagrante qui les avait rejetés là en dehors mais pas démunis pour autant. Ils demeuraient sous la protection scrupuleuse de Dieu qui leur confectionna lui-même les tuniques qui les protégeraient ! Non décidément, ils n'étaient pas seuls.

Ève engendra deux enfants qui se révélèrent vite de beaux et grands gaillards tout prêts à faire souche et initier de ces longues lignées qui feraient l'histoire. Caïn, l'aîné, se fit paysan ; Abel, berger. Chacun de son côté, comme il est d'usage, offrit le meilleur qu'il crut de son labeur en sacrifice. Qui des fruits de son champ ; qui des agneaux et leur graisse. C'était chose connue, chez les grecs tout autant, que les dieux se nourrissaient des fumées de leur cuisson. Ce fut bien au reste l'enjeu de la duperie où s'était aventuré Prométhée ! Dieu manifesta sa préférence pour l'offrande d'Abel. Jaloux, Caïn ne décoléra point et finit, après l'avoir entraîné en son champ, par tuer son frère.

Il n'y a jamais loin de l'amour à la haine et l'on aimerait croire que celle-ci ne fût que sa part d'ombre. Et si elle en était la vérité ? Histoire de voile, encore … Ceux-là ne cherchaient que d'être aimés, reconnus et voici le zèle qui se met de la partie, la jalousie donc ; la colère ; le meurtre - le premier. Toutes les interprétations furent données dont une aux voisinages de l'histoire et de l'anthropologie, voulant y voir le passage nécessairement difficile et conflictuel du néolithique. Sans doute ! mais c'est ignorer deux détails, d'une part, qu'à l'instar de ce qu'il fit pour Adam et Ève, certes Dieu chassa Caïn, charge pour lui d'aller vaquer sur d'autres terres et les conquérir, mais sur les protestations de ce dernier, lui apposa néanmoins une marque le protégeant de la violence des autres bêtes ou hommes. Dieu n'entasse jamais crime sur crime, récuse la logique de la violence et s'il menace les éventuels agresseurs de Caïn, la phrase reste en suspens et la sanction n'est pas définie. Avant même que ne soit commis l'irréparable, Dieu rappelle à Caïn combien ses actes sont bonifiables et que, surtout, il peut - doit - ne pas succomber à la colère. J'aime à me souvenir que colère - χολερα - tire son origine de choléra, de bile avec insistance sur l'irrésistible débordement et donc la contagion. La maladie appelle un remède : mais ici le pharmakos - φαρμακός - ne sera pas une immolation de plus mais la morale. Freud avait peut-être tort : vertu et amour puisent à la même source.

Révélation et ambivalence, annoncions-nous : elles sont ici tragiquement réunies mais ce fut proclamé … depuis la fondation du monde - ἀπὸ καταβολῆς κόσμου . Sans doute est-il faux de vouloir opposer le dieu de l'Ancien et du Nouveau Testament : tout jaloux qu'il se proclame, et colérique quelquefois, il ne cède pourtant jamais à la violence et renonce à toute destruction fatale. Il punit, disperse ; pardonne … repunit et ainsi de suite à l'infini dans une spirale qui ne connaît pas de fin.

Oui, sous l'amour - même dans ce qu'il peut avoir de moins érotique comme dans cette course au mérite et à la reconnaissance du divin - il y a, tapie dans l'obscurité, prompte à bondir, une violence dont il est peut-être rassurant d'espérer qu'elle soit canalisable, mais qui ne paraît en aucune manière pouvoir être éliminée.

Caïn, banni d'une terre qu'il aura souillée du sang de son frère, condamné à errer, oui, mais cette errance est en même temps le début d'une autre histoire. Caïn, remarquons-le, ne semble pas particulièrement rongé par le remord, encore moins la culpabilité - « suis-je le gardien de mon frère ? » - il faudra toute l'habileté d'un V Hugo pour voir en lui un homme bientôt rongé par un destin auquel il n'échappera pas. Il aura beau fuir, aux confins de toute les terres, à l’abri de tous les regards, imperturbablement l'œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Ce regard-ci ne se détournera plus ni ne se baissera jamais. Qui l'empêchera de pouvoir regarder encore les cieux avec espérance, ou même seulement innocence. Qui enclenche d'entre l'homme et les recoins les plus sombres de son âme un trouble qui ne s'assagira plus jamais. Qu'importe qu'en cet œil vous considériez Dieu ou comme Hugo plutôt cette conscience que Rousseau tenait pour innée et Socrate pour une sorte de démon, l'issue en reste la même : le monde, qu'il se réduise à la portion congrue d'un jardin qui me satisfasse ou s'étende presque à l'infini, à la mesure de mes ambitions, rêves, espérances ou délires, le monde, oui, ne sera plus jamais la forme suave de ma puissance, mais plutôt une prison incroyablement vaste mais pourtant si implacablement angoissante, comme seul un esprit baroque à la Piranèse ou scrupuleux à la Dante pouvait en imaginer, bornée de toute part par cette Parole : tu pourrais faire mieux ; tu pourrais te maîtriser ; tu dois endiguer en toi ce flot putride. Par ce regard, lourd moins de reproches que d'exhortations. Ce regard qui justifie la morale.

Sans doute R Girard eut-il raison : il y a trop de jumeaux, de frères, de ressemblances ; trop d'origines incertaines qui se perdent dans les eaux du Nil ou du Tibre. La violence est le prix à payer d'un désir si paresseusement mimétique qui fait convoiter ceci précisément que l'autre possède ; le meurtre, la conséquence de cette sotte logique simiesque. Le sacrifice a toujours été le subterfuge par quoi se dénoue le conflit et se ressoude la tribu : quoi de plus simple que de désigner un coupable autour du cadavre de qui l'on pourra se réconcilier ? L'ambivalence est ici reine : ce sera la même violence qui ronge les cités et les réunit ; le même désir qui oppose et rassemble. Il faudra la mise à mort de l'Envoyé pour comprendre combien les sacrifices sont subterfuges impuissants qui parviennent au mieux à détourner la direction vers où menace le glaive. Combien d'amour défuntes nous faudra-t-il encore pour comprendre ce torrent de colère que nous ne savons tarir ?

Ce désir d'exister, d'être reconnu, qui est un appel à l'autre, pourtant simultanément le nie. Pour autant que ce soit ceci l'amour, ce tout petit désespoir qui fait le nourrisson chercher désespérément le regard de sa mère, l'enfant en chercher la protection en même temps qu'à vouloir s'en éloigner et libérer, le jeune amant ne rien rêver de mieux que de séduire l'autre mais de s'en pourtant rassasier si vite ; si effectivement c'est ceci que nous désignons tantôt sous éros, storgé, philia ou agapè, alors, oui je crains bien que nous y nagions, engloutis d'autant de confusions, d'imageries inquiétantes et d'illusions mais parfois aussi portés par elles.

 

Troisième récit : à la fin sera …

Nous voici presque à la fin de cette histoire, parce que oui, c'est une histoire, mouvementée, contrariée et contrariante aussi, parce que c'est la nôtre, en dépit des mythes, des légendes, des dogmes et des intolérances.

Le Christ est mort : avec Marie, sa mère, elle était au pied de la croix … Elle préparera son corps et fut présente au tombeau. Elle était toujours là ; depuis longtemps déjà, l'accompagnant dans son périple. Elle s'était prise d'affection pour lui, et sans doute lui pour elle. Elle l'appelait Rabbouni, qui est diminutif affectueux, et c'est à elle, en premier, qu'il apparut.

Il est tard, sans doute fait-il déjà nuit. Elle ne dort pas ; elle ne le peut. Elle est assise, là devant son miroir et sans le savoir peut-être, vient d'inventer le clair-obscur. Elle est belle comme le mystère et mystérieuse comme l'infini. Silencieuse comme l'attente mais tonitruante comme la confiance. Elle se regarde dans le miroir. A quoi songe-t-elle ? A sa beauté dont elle se réjouit ? aux morsures inévitables des épreuves et du temps qui la menacent mais ne l'inquiètent déjà plus ? Un calme incroyable - pour un peu on entendrait le silence de ces doigts délicatement posés sur le crâne qui intrigue mais que peut-être elle tente d'apprivoiser comme si ceci se pouvait. Tout ici est sombre hormis cette flamme surplombant à peine le sommet du crâne mais suffisant à offrir quelque ombrage au mur et discret relief à ce visage perdu dans ses songes.

Mais cette femme n'est pas n'importe qui ; mais Marie Madeleine représentée ici en pénitente. Sans doute la confondit-on longtemps avec Marie de Béthanie pour avoir vu en elle femme perdue ou sauvée par le Christ qui l'eût délivrée de sept démons (Lc 8,2). Qu'importe d'ailleurs qui elle fut réellement, fille perdue ou âme pieuse : le christianisme a toujours adoré les repentis, les mauvais larrons sauvés in extremis. Qu'importe ce qu'elle aura été, elle sera présente aux pieds de la Croix, à la mise au tombeau; surtout elle sera celle devant qui le Christ apparaîtra et qui annoncera ainsi la Résurrection aux apôtres.

Voici scène édifiantz de retournement. Qui vaut bien celle d'un Moïse s'écartant de son chemin pour entendre et voir cet étonnant buisson qui sans se consumer brûlait à vous en aveugler. Ou d'un Augustin, égaré béat en sa vie de païen qui subitement voit la lumière ; ou d'un Paul sur le chemin des persécutions qu'il escomptait … Il en est tant ! La pénitence est regret, contrition et engagement de n'y pas revenir.

J de Voragine rappelle que celle qui pourtant était de noble et royale extraction et n'avait ainsi même pas l'excuse de la misère pour justifier ses égarements, que l'on n'appelait plus que La Pécheresse, tant elle se fût abandonnée aux délices de la chair, un jour tenta de s'approcher de Christ sans oser pour autant se mêler aux disciples. Ce jour-là, sa vie changea : contre l'avis de tous, dont Simon le pharisien, le Christ non seulement admit de l'approcher mais la défendit et la reçut en son entourage immédiat. Elle ne le quittera plus. J'aime ces retournements : ils valent bien ceux de ces hommes de la caverne. Le latin dit vertere : oui, c'est cela ! Dites conversion c'est en tout cas assez pour s'épargner cette diversion ou ce divertissement qui fit tant peur à Pascal.

Le retournement est offert ici par le miroir - comme il le sera dans cette autre version du tableau - mais rien ici pourtant ne ressemble au cliché qu'on s'en fait : la flamme même vacillante est supposée symboliser la vie et l'espérance mais elle est presque complètement escamotée par le crâne qui dit vanité ou mort ; le miroir ne reflète rien ou presque tant la flamme persiste à n'éclairer que le mur mais c'est lui, néanmoins que regarde Madeleine. Et ce qu'elle y voit, c'est le crâne, encore ; pas son visage. Non pas elle, demain, morte ou vieillie, mais la pure vanité dont elle se fût auparavant drapée et dont elle s'écarte désormais. Elle, enfin, contemplative quand elle était par excellence femme d'action, mais pour qui l'action était faute.

Il serait stupide d'extrapoler chez cette femme quelque relation amoureuse avec le Christ, comme on l'en a parfois suspecté : stupide, non parce que choquant, mais parce que n'expliquant rien. Mais c'était assurément une grande amoureuse et les textes évangéliques attestent que parmi les disciples, elle fut appréciée. En revanche à l'identique de la révélation ou de l'appel, on observe chez elle semblable bifurcation, retournement ; en réalité, métamorphose. Cette femme est symbole d'un amour total qui l'emmène jusqu'à la métamorphose. Ce qu'il restait de son passé supposé de courtisane - ses cheveux, sa vêture - s'est transfiguré en épure - presque en auréole de sainte - jusqu'à cette chevelure pourtant brune intense qui se rêve lumineuse et à la fin, chose étonnante, l'est.

Une légende fausse - mais ne le sont-elles pas toutes ? - veut que Marie Madeleine eût fini ses jours en Provence. Qu'allait-il y faire ? sinon avoir été victime d'une rigueur étroite et intransigeante qui se fomentera si souvent : avec d'autres, errant de contrées en contrées pour y annoncer la Parole, elle fut jetée dans un bateau sans personne pour le diriger, les infidèles escomptant des éléments troubles et rageurs qu'ils les en débarrassent et noient tous ensemble à la fois. Autre étrange bifurcation, comme un Sébastien Brand eût pu en narrer, où celui qu'on veut sauver vous veut perdre, où celui qui est perdu à la fin peut sauver et être sauvé … La mer, pour une fois accueillante, les jeta sseulement aux abords de la cité phocéenne. Marie Madeleine, intrépide, après œuvres pieuses et nombreuses conversions, se retira en une grotte et y resta une trentaine d'années ne se rassasiant que de la musique que lui firent les anges de leurs ailes délicatement déployées.

De quelque des quatre acceptions que l'on aborde, l'on pourra dire ceci identiquement :

Le désir, tout égoïste et narcissique qu'il demeure, tout obsédé de tout ramener à soi, qui sans doute ne se commande ni ne se règle comme on le voudrait, tout périlleux qu'il se révèle pour soi-même et pour l'autre ; si vite offensant par la tentation de le vouloir réduire à simple objet, ce désir qui rappelle la bête et rend si vaines et ridicules les objurgations à le contraindre, qui pèse sur nos rêves et aspirations comme couvercle de finitude, ce désir, oui, est néanmoins ce rare moteur susceptible de nous détourner de nos paresses, de nous révolter ou de nous vouloir cesser d'entendre ces voix conformistes qui enjoignent toujours de nous soumettre, de nous taire ; de faire simulacre. Bref, d'être raisonnable au sens de la morale commune. Le désir a mauvaise presse et il est aisé de faire la fine bouche. Au plus profond de nos plaies et de nos corps il est là, pourtant, prompt à surgir, à nous étonner ; à nous bouleverser. Il en aura fallu du courage, ou de l'inconscience, à Marie Madeleine, pour jeter tout bas, et suivre ainsi le Christ jusqu'au bout. Ce que Platon décrivait comme aveuglement ! Où je devine plutôt le signe de ce dé-voilement et le travail si précieux de l'œuvre qui loin de jamais affaiblir vous augmente.

Mais de philia ne le pourrait-on dire tout aussi bien ? Elle a la respectabilité des liens débarrassés des passions et pulsions sulfureuses ; ressemble à s'y méprendre à l'amour mais, parce que débarrassée des subterfuges de la séduction, de la convoitise sait se mettre au service de l'autre, lui ouvrir les mains et l'accueillir. Il en est des amitiés, comme de ces amours célèbres : on n'hésitera pas à évoquer Montaigne et La Boétie mais il en est d'autres bien plus discrètes ; non moins puissantes. Je souris de lire Sénèque déclarer que le Sage n'a pas besoin d'amis mais s'en donne néanmoins ne serait ce que pour que sa vertu puisse passer à l'acte. L'idée d'une âme si noble soit-elle qui sache ainsi se retirer sur son Aventin et trôner te lune divinité se suffisant à elle-même e paraîtrait boursouflée si ne venait s'y glisser cet élan de générosité.

Ou de la révélation de l'autre comme visage !

 

 

 

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat