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Penser : peut-on ne pas trop mal penser ?

Je ne veux pas ici produire ni une théorie de la philosophie encore moins une théorie de la connaissance. Ce que c'est que de penser tout le monde croit en avoir petite idée mais néanmoins se casse les dents à le vouloir expliquer. Encore plus de la vouloir correctement pratiquer. Mais n'en va-t-il pas ainsi de toutes les notions fondatrices ? J'aime en tout cas qu'il en aille de la philosophie comme du monde, de l'homme aussi : il n'est de commencement véritable qui ne suppose une antériorité beaucoup plus floue encore et tellement fragmentaire. Parménide ? Héraclite ? mais rien évidemment ne permet d'avancer que nul avant eux ne pensât.

Je veux plutôt comprendre ce qui de moral - voire d'immoral - s'insinue en l'acte de penser !

Que l'on regarde vers le haut, on y verra se dresser fière la flèche des cathédrales ; alors naît ambition de comprendre et espérance d'entendre tonner la lumière. Ainsi, oui, bien sûr penser revient à se poser des questions et tenter d'obtenir des réponses. J'aime que le latin quaero veuille dire chercher ; dans l'afféterie moderne on se pique de plutôt questionner qu'interroger mais on n'en effacera pas pour autant ce qui s'y niche de demande, de quête, de prière. Oui il y a de la quête en cette affaire et il m'arrive de songer que celle-ci, qui ressemble à s'y méprendre à une prière, emmène le philosophe du côté du pélerin ; bien plus qu'il ne l'imagine … beaucoup plus qu'il ne saurait l'accepter. En celui qui s'éloigne pour prier - il n'est pas besoin de désert pour cela, seulement de s'écarter du brouhaha ordinaire - comme en celui qui s'enterre sous son fatras de notes, de calculs ou de pages frénétiquement griffonnées, en celui-ci encore qui s'oublie, passionné, en son laboratoire et s'y embarrasse d'éprouvettes, seringues, gants ou centrifugeuse, je ne vois nulle réelle différence car sous les apparences, et le masque de discours si dissemblables, la même inquiétude, la même curiosité ; les mêmes certitudes : le monde est décidément bien rétif à livrer ses secrets ; vivre est mystère difficile à percer. Et les occasions où l'on croit y être parvenu, si précieuses mais tellement évanescentes, si vite enfouies.

Mais que l'on regarde plutôt là, autour de soi, vers le bas, ou plus bas encore, au point d'entreprendre de creuser - car le geste commença bien avant l'art de construire maisons, châteaux ou églises, dès que nous sûmes travailler la terre et y planter nos moyens de subsistance - alors, oui, soudainement la question change brutalement de signification qui n'est plus que sais-je ? mais se métamorphose en que dois-je faire de ce que je sais et ignore encore ; comment vivre ? Ici commence la morale, cette sagesse pratique. Car oui, elle appartient au domaine de la réponse. Or, précisément répondre signifie assumer, comme signer une sorte de parchemin en proclamant en être l'auteur - l'acteur.

Cette modernité, dont les sciences se travestissent, cache précisément la volonté d'échapper à cette responsabilité-ci. Les sciences disent le monde plus ou moins bien, mais rigoureusement en tout cas ; cependant elles n'aident pas à vivre. Peut-être est-ce pour cela qu'elles s'éloignent tant de nous. La moralité de la philosophie se situe à l'intersection de ces deux registres en réalité contradictoires : entre l'exigence de la pensée qui recommande de ne pas conclure trop vite, de ne pas souscrire aux apparences trompeuses et donc de privilégier les questions aux réponses, d'une part ; et les impératifs de nos existences pratiques qui appellent nos gestes et nos initiatives et supposent ainsi que nous ayons des réponses.

Ou que nous fassions comme si …

Il fallait bien qu'un jour ces deux-là se rencontrassent car, sans pourtant s'être préalablement connus, c'aura été aux mêmes questions qu'ils apportèrent des réponses si radicalement différentes. Mais, après tout, si foisonnent les réponses comme chiendent intempestifs .aux printemps prometteurs, il n'est pas certain que les questions fussent aussi nombreuses. Mais à l'instar de la musique où une habile combinatoire de notes en nombre très limité, orchestrera infinité de mélodies et de rythmes, l'être n'autorise que quelques rares questions mais laisse tant de cavités où creuser et perdre ses réponses. Etait-ce parce que le premier provenait d'une région pauvre, aride, où la nature prodiguait chichement ses richesses et les concédait avec parcimonie et comme à regrets dans la stricte proportion des efforts et des renoncements de chacun, celui-ci en tout cas avait appris à se priver de tout ou presque, escomptant qu'il n'était pas piège plus désastreux que de s'adonner sans freins aux plaisirs matériels, invariablement éphémères et trompeurs. L'honnêteté pousse à reconnaître qu'il n'eut que peu d'efforts à fournir pour atteindre cette austère ascèse tant la nature s'était résolue de le battre froid. Il faisait partie de cette engeance qui avait entrepris - la chose, après tout, était louable - de réunir en un seul système de pensée à la fois les leçons de la physique que les anciens avaient fondée et une morale certes inspirée par les cyniques mais qui eut au moins le mérite d'offrir ainsi béquille épargnant à chacun de trop claudiquer. Le Scythe, oui, appartenait à cette secte qu'on nommait stoïcienne. Dans la logique de sa quête, mais peut-être aussi, sans qu'il se l'avouât, parce que son existence l'épuisait qui exigeait de lui plus de souffrances et de frustrations que de réels enthousiasmes, il résolut pourtant de se diriger vers Athènes ou tout autre lieu lui permettant d'aguerrir sa propre ascèse, de découvrir nouvelles façons de vivre et de penser - la Grèce des athéniens n'avait-elle pas été la patrie des philosophes ?

C'est ainsi qu'il rencontra en son jardin, homme s'affairant à couper, tailler, émonder, prenant visible plaisir à entretenir ainsi ses plantations tant pour la beauté du geste que pour l'effort où il trouvait à chaque instant occasion à silence et pensée et l'anticipation heureuse des fruits bientôt venus à maturité. L'ombrageux scythe l'interpella, s'offusquant, s'étonnant en tout cas, qu'il ne laissât pas la nature faire son office comme elle l'entendait tant il fut convaincu, ou seulement accoutumé à considérer que lui demander plus ou mieux, l'inviter ou la contraindre à moindre avaricieuse retenue, était commencement d'offense ou que ce fût déjà erratiques et bientôt immaîtrisables passions que de n'agir que pour plaisirs escomptés. Le sage jardinier, sans doute surpris, amusé peut-être aussi de si sombre dogmatisme, lui expliqua l'esprit de son entreprise : ôter ici ou là, ramure, branchage, pousse et surgeon, n'était en rien ôter mais au contraire enrichir plutôt et embellir ; l'adventice dont il se débarrassait ne faisant que puiser inutilement des forces qui œuvreraient mieux ailleurs. L'ombrageux scythe, intrigué, remué - mais si mal - en ses convictions, entreprit d'imiter son interlocuteur sitôt retourné en son pays. Mais il sera dit que jamais copie ne vaudra l'original : certes, apprendre revient souvent à imiter ce qu'on a vu faire ou penser autour de soi mais le néophyte sans nuance, avec cet empressement à faire oublier sa si récente initiation, bousculera toujours tout et son hyperbolique emphase éteindra vite en lui toute bienveillance. Ses singeries, certes ridicules, imiteront de l'intolérance, les pires rugosités. Lors, rentré en ses terres, il saccagea tout, tant et si bien que la terre, bafouée, demeura stérile et, le sot, ayant prescrit à ses voisins avec empressement comminatoire d'en faire autant, réduisit la contrée à famine qui eût avec un peu de bon sens, pu être évitée. Sans doute n'est-il pas pire ni sulfureuse engeance que celle des convertis …

Cette leçon, c'est La Fontaine, qui ne voyait pas nécessairement juste, mais toujours clairement l'énonça. Elle vise explicitement les stoïciens, qui n'étaient pourtant pas si sots ; et implicitement les débordements de Port-Royal qui, en matière de dogmatisme le disputaient avec un rare talent à ceux de l'irascible Calvin. Les Lumières bientôt mettront sous le boisseau ces vaines invectives : la raison à laquelle elles sacrifieront, avec dévotion aussi empressée que celle jadis accordée à ce qu'elles nommeraient désormais superstitions, la raison, dis-je, se hissa à hauteur d'une nouvelle déité… Et tout fut, comme souvent, comme presque toujours, …à recommencer. Mais la leçon peut être étendue à toute notre histoire. Fut-il jamais une seule thèse que ne combatît pas une thèse contraire ; une foi que ne pourfendît pas une foi nouvelle et bien moins exempte de souillures. Partout, toujours des controverses : la pensée est champ de bataille et nos fois, d'incontinents champs d'excommunication. On s'approche incontestablement du vrai en suspectant que dans le combat, les belligérants à la fin se ressemblent étrangement. Le vainqueur ne fera jamais qu'imiter, à sa manière contournée, les façons qu'ils condamnait chez son adversaire.

Nous en pouvons certes en conclure que ces malencontreuses conséquences condamnent les théories qui les ont permises mais, rêvons un peu, ne serait-il pas possible, mais souhaitable c'est certain, de pouvoir anticiper, de se dénicher quelque indice permettant au moins de reconnaître lorsque nous pensons mal ?

 

Affaire de méthode : la vertu d'être en chemin

 

Πάντα οὖν ὅσα ἂν θέλητε ἵνα ποιῶσιν ὑμῖν οἱ ἄνθρωποι, οὕτως καὶ ὑμεῖς ποιεῖτε αὐτοῖς: οὗτος γάρ ἐστιν ὁ νόμος καὶ οἱ προφῆται.
Εἰσέλθετε διὰ τῆς στενῆς πύλης: ὅτι πλατεῖα ἡ πύλη, καὶ εὐρύχωρος ἡ ὁδὸς ἡ ἀπάγουσα εἰς τὴν ἀπώλειαν, καὶ πολλοί εἰσιν οἱ εἰσερχόμενοι δι’ αὐτῆς:
τί στενὴ ἡ πύλη, καὶ τεθλιμμένη ἡ ὁδὸς ἡ ἀπάγουσα εἰς τὴν ζωήν, καὶ ὀλίγοι εἰσὶν οἱ εὑρίσκοντες αὐτήν.

Toutes les choses donc que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-les leur aussi vous-mêmes, car c'est la loi et les prophètes.
Entrez par la porte étroite, car large est la porte et spacieux le chemin qui mène à la perdition, et nombreux sont ceux qui y entrent.
Combien étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie ! et il y en a peu qui le trouvent. Mt 7, 12-14

 

Puisqu'il est dit que, bien ou mal, en tout état de cause nous pensons et agissons ; que, par ailleurs rien décidément n'est évident ; ni la vérité qui, contrairement à ce qu'en prétendit Spinoza ne s'indique elle-même ou ne le ferait qu'avec extrême réticence et non sans confusion ; ni la valeur de nos actes qui, trop souvent ruinent nos projets initiaux et se désaxent ainsi que nous-mêmes de nos bienveillances naturelles et le font de surcroît si perfidement que nous pourrions presque sincèrement nous rétracter en arguant que nous n'aurions pas voulu cela ; puisqu'il est ainsi dit que décidément nous pensons mal et malaisément mais agissons plus médiocrement encore, que le mal que nous provoquons nous ne le voulions même pas et le bien que nous voulons nous n'y parvenions au mieux qu'en rêve, force est bien de nous poser, encore et encore, tel l'austère philosophe de Königsberg, les questions de ce que nous pouvons penser, faire et espérer.

Nous ne savons ni ce que nous pensons, ni véritablement ce que nous faisons … la morale n'a pas d'autre justification.

Sape audere :

Puisque chacune de nos actions, suppose une pensée préalable, autant que nous nous la soyons formée consciemment et volontairement ; bref qu'elle fût au moins la nôtre, pour ne point nous laisser déposséder de ce qui nous tient le plus à cœur : notre liberté. Qu'ainsi chacune de nos pensées, au tour que Descartes nous enseigna, fût vérifiée et prouvée et qu'on la jugeât à la fois sur la curiosité qu'elle aura étanchée, et sur les conséquences qu'elles pourraient enclencher ou avoir sur notre façon de vivre.

Puisque, par ailleurs, nos existences appellent des actes qui supposent des connaissances que nous n'avons pas, et des réponses avant même que nous ayons seulement l'heur de nous en poser la question, qu'au moins, tel est le souhait, nos actes demeurent prudents, non pas qu'ils dussent se calefeutrer en timidité ou tiédeur mais, dans le rapport à l'autre en tout cas, qu'ils se prémunissent, nous échappant presque toujours, contre les nuisances qu'ils pourraient provoquer en l'autre.

Une certitude : il n'y a pas de voie royale

Ce n'est pas un hasard si, s'agissant de nos actes, nous retrouvons ici le débat, classique, entre morale de l'intérêt et morale du sentiment. Non plus que la métaphore du chemin ; méthode vient de là : οδος - discours sur le chemin.

Ne dit-on pas qu'ils mènent tous à Rome ; est-ce pourtant - signifier qu'ils s'équivalent ?

Ils étaient trois ; trois sages, plutôt de bonne composition et d'altruiste intention, que l'on dirait en conséquence vertueux, qui entreprirent chacun à sa manière de se mettre au service de ses contemporains. Le premier, observant que dans nos affaires, admonestations, conflits, et procédures étaient devenus la règle plutôt que la conciliation ; combien contrats, actes notariés et autres injonctions devinrent armes redoutables plutôt que la confiance en la parole donnée, résolut de se faire arbitre, d'user de sa tempérance pour glisser un peu de paix dans les intempestives querelles que chacun avait pris la détestable coutume d'opposer à l'autre. Le second, quoique ignorant tout de la médecine mais sachant combien souffrance, maladies, épidémies et autres scrofules, bubons et langeurs suspectes étaient toujours le lot commun de tous, alors même que la science plus experte dans l'art de nommer les maux que d'y apporter quelque soin, paraissait devoir plus exister pour enrichir les hommes de l'art que pour guérir leurs clients - mais ceci Molière ne l'avait-il pas déjà dit ? - le second donc, s'embarrassa d'accompagner les malades dans leurs épreuves avec aménité, patience, compassion et écoute, autant de qualités qui eussent du, sinon alléger leurs souffrances, au moins les aider à les endurer.

Ce n'est évidemment pas ainsi que les choses se passèrent - c'eût été trop simple ou trop beau ! Je ne suis pas sûr que la reconnaissance soit la chose du monde la mieux partagée ; il en va ici comme du bon sens : voici bien naïfs racontars. Il m'arrive même de penser que les bénéficiaires de bienfaits, sollicitude et sympathie en finissent toujours par vous les reprocher ne fût-ce que par indisposition d'avoir ainsi fait montre de leurs faiblesses. Les justiciables, en tout cas, en vinrent, non sans surprise pour nos deux compagnons en quête de sainteté, à se plaindre d'une sentence qui eût fait la part belle à la partie adverse ; et les malades sspectèrent qu'on prît plus et mieux soin des autres que de soi. Dépités, les deux infortunés, éconduits de tant d'ingratitude, prirent conseil auprès du troisième qui, lui, avait choisi plutôt isolement et méditation, avisé que le commerce trop bruyant de ses congénères inévitablement obérerait toute quête de sagesse.

Est-ce étonnant, il ne leur donna qu'un conseil ? Chercher en eux-mêmes solution à leurs questions tout en leur rappelant que la seule obligation à quoi ils se sont soumis en leur quête de sagesse demeurait encore de se connaître ce qui est impossible dans le vacarme des affairements ordinaires.

Telle fut la leçon d'un La Fontaine, à l'extrême fin de sa vie et de son œuvre, qui pour une de ces rares fois, ne fit pas appel à Esope, non plus qu'il ne fit parler les animaux. Sa morale, certes bien un peu amère - mais ne l'est-on pas toujours un peu au crépuscule quand on réalise le peu qu'on laisse et la fortune contraire qu'on aura affrontée ? - tient à cet oubli de soi qu'une philanthropie trop organisée aggraverait.

Ne pas s'oublier non plus que l'autre

Telle est cette porte étroite, tel ce chemin étroit et escarpé où l'abnégation est sans doute aussi périlleuse que l'égocentrisme ; où consacrer son existence à autrui, pour vertueux que ceci puisse sembler, travestit mal les béances jamais comblées de l'âme ; mais où, à l'inverse, se tenir à l'écart, pour mieux penser ou prier, conduit à une telle hyperbole de soi que même le ridicule ne parviendrait plus à assagir. Où la misanthropie guette rapidement et avec redoutable efficacité. Oui, d'entre cet oubli ou cette exclusivité, le passage est bien mince.

Je ne sais s'il faut préférer l'un de ces chemins à l'autre.

Toutes deux, que l'on voit ici, cherchent et contrefont épanouissement intérieur ; indifférentes à leur environnement autant que l'environnement le devient à elles. La première, assise en position du lotus, les mains jointes, ouvertes comme si elle aspirait à recueillir du monde les forces nécessaires ou qu'elle disposât son âme à toutes formes de paix intérieure qu'elle aura eu négligées son existence durant, accaparée par les tourments ordinaires mais que son grand âge - et le retrait qui lui est associé - lui autorisent désormais. La seconde, bien plus jeune, a préféré l'action : soit qu'elle fût soucieuse d'anticiper toute agression dont elle se refuse, en tant que femme, de demeurer proie passive ; soit plus simplement qu'elle entreprît d'entretenir son corps en ce monde qui soigne les apparences et contraint les corps à des contours aussi étranges qu'exigeants - mais choisit-on ce sport impunément ? - elle apprend celui qu'on appelait autrefois noble art. Quoique ce fût un sport dont règles et organisation en font pratique où honneur, courage, ruse et combativité respectueuse de l'adversaire sont à l'honneur, la boxe demeure pourtant sport de combat et je ne suis pas certain que la violence, même canalisée, même maîtrisée, demeure autre chose que de la violence. Au mieux la déplace-t-on. Mais la maîtrise-t-on jamais sans que sournoisement ses débordements ne vous surprennent et submergent ? On aurait pour cette raison ainsi tendance spontanée à considérer d'un meilleur œil la méditation pour l'invite à la paix intérieure à quoi elle incite. Pourtant, j'y soupçonne même égolâtrie. A elles deux, ne résument-elles pas les insuffisances du solitaire de La Fontaine ? Le prix à payer pour une meilleure connaissance de soi n'est-il pas trop lourd quand il conduit ainsi à la mise à l'écart d'un autre, désormais indifférent ? L'une entreprend d'apaiser son âme, l'autre d'aguerrir son corps ; ensemble elles ne font encore que se préoccuper d'elles-mêmes. J'y redoute identique distorsion.

J'aime qu'on retrouve cet identique σεαυτόν - toi-même - dans l'inscription delphique du Connais-toi toi-même et dans la prescription biblique du Aime ton prochain comme toi-même (Mt 22,39) mais, mieux encore, je lis en cette dernière l'impératif de tenir soi et l'autre à balance égale. Equilibre ? oui sans doute au sens où ce dernier n'est jamais qu'une oscillation perpétuelle autour d'un point ; où équilibre est antonyme exact de l'inertie. Tel est le chemin escarpé et si la porte est étroite et difficile à trouver, elle est pourtant signe parfait de l'hospitalité si l'on n'omet pas ses deux versants : celle que l'on offre à l'autre ; celle que l'on espère, dans l'adversité ou la solitude.

On ne sort jamais de sa conscience et l'on ne peut échapper à soi-même ; il ne se pourra jamais que quelqu'un vive à votre place ni n'assume votre propre existence. Ne l'oublier jamais implique de comprendre la forteresse où nous nous murons, qui nous fait approcher l'autre à peu près aussi mal que nous nous appréhendons nous-mêmes. Il n'y aurait pas d'histoire humaine sans cette distorsion entre l'apparente évidence et la trouble réalité ; la facilité escomptée à approcher l'autre et l'impossibilité finale d'y parvenir néanmoins. D'où l’exhorte à se méfier des chemins trop spacieux et des portes trop larges. De ces portes qui se fermeraient trop brutalement.

 

Se prémunir contre toute critique et controverses

Les Évangiles, mais l'Ancien Testament tout autant, regorgent d'avertissements, de menaces, de sanctions : le Royaume des cieux n'est pas pour tout le monde et si on en peut gagner l'accès jusqu'à la dernière minute, on le peut perdre dans les mêmes conditions.

Mais il leur dit : Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite ; car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront.
Dès que le maître de la maison se sera levé et aura fermé la porte, et que vous, étant dehors, vous vous mettrez à heurter, en disant : Seigneur, ouvre-nous ; et, que répondant, il vous dira : Je ne sais d'où vous êtes,
alors vous vous mettrez à dire : Nous avons mangé et bu en ta présence, et tu as enseigné dans nos places publiques.
Et il dira : Je vous le déclare, je ne sais d'où vous êtes. Retirez-vous de moi, vous tous, ouvriers d'injustice. (ἐργάται τῆς ἀδικίας)
Luc 13, 27

Fauteurs d'injustice est-il traduit mais si le terme désigne l'absence de justice, de norme, l'irrespect donc de la loi, il indique aussi le tort que l'on commet envers l'autre, la faute à l'endroit de l’État comme de quelqu'un. Ceux-là sont agresseurs, offenseurs, au sens propre du terme, parjures. Ce sont tous ceux qui profèrent paroles creuses, font le contraire de ce qu'ils disent. Contrefont le respect de la loi, des rites et des commandements mais n'en font en réalité qu'à leur tête ; mentent ; bref sont violents. Disent mal ou disent le mal bref blasphèment.

Quand, ou plus exactement devant qui, cette porte se referme-t-elle ? Devant ceux qui font le mal ou le disent ; qui sont violents ou blasphèment c'est-à-dire contreviennent aux deux commandements principaux - Mc 12, 30-31 - , tels que résumés devant les pharisiens, intimant d'aimer Dieu et autrui. D'où le C'est pourquoi je vous dis: Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera point pardonné. Mt 12,31

C'est que la violence s'entend dans les actes mais dans les mots également. Je tiens pour particulièrement important que le premier commandement en appelle à un engagement concernant cœur, âme et pensée et donc l'être en ses multiples facettes tant intellectuelles, spirituelles qu'émotionnelles. La violence commence dès lors que cet engagement défaille en l'un quelconque de ces versants. C'est en cela que la question de la violence est celle aussi de la philosophie ; la pensée. Et les engage.

Il avait terminé ses études, brillantes mais d'autant plus longues qu'entre son projet initial et ces études de philosophie sa route avait assez radicalement bifurqué qui le fit passer de la marine où il avait débuté à la pensée dans ce qu'elle peut paraître de plus abstrait et de moins propice à des implications pratiques. Il débutait sa carrière de chercheur et d'enseignant et fit à cette occasion paraître, comme il est d'usage et de notoriété nécessaire, un article dans une revue savante. Critique ! Il s'y consacrait à une critique - pas nécessairement négative on le sait - de l'ouvrage d'un collègue déjà bien installé Y Belaval intitulé Leibniz critique de Descartes. Cet homme c'est M Serres et cette histoire je ne l'aurais pas racontée s'il ne l'avait fait lui-même il y a plus de vingt ans. Un parent, voyant cet article, qui n'était pas universitaire mais joliment sagace, de cette sagesse que l'on aime à qualifier de populaire, s'amusa : « Pauvre Michel, à quelle queue leu leu t'accules-tu ? » L'homme avait vu juste : au prix d'un travail soutenu et d'efforts réels, n'avait été produite que la critique d'une critique de la critique de Descartes. Ainsi présentée la chose semble absurde ; elle ne l'est pas nécessairement mais désigne assez bien ce que Hume avait compris : la controverse, le débat ne sont jamais que sublimation de la guerre et l'on imagine mal un théoricien avançant sans avoir préalablement ruiné la réputation de toutes les théories qui le précédèrent ; confirme ce que Camus notait dans ses Carnets, où après Gilson, il avait vu combien la philosophie se réduisait désormais aux commentaires de son propre passé. Quand on n'a rien à dire, peu à penser, si léger à transmettre ni rien à innover, on gagne souvent à passer à la critique, à jouer sur le méta (langage, théorie …) car hargne, sarcasme ou ironie y font florès.

Est ici la violence et je crois bien avoir aimé Serres pour ce risque qu'il prit d'avancer sur son propre chemin sans jamais critiquer son voisin, n'ouvrir ni entretenir aucune controverse.

Je crois bien que c'est pour cela que je me défie de l'ironie qui est exercice facile qui nécessite peu d'habileté mais succombe si aisément dans les sarcasme et méchanceté. Peut-être est-il ici aussi le péché impardonnable contre l'esprit.

 

S'écarter de toute certitude ; de tout nihilisme

La philosophie est bien une pensée positive : avancer des idées, tester des théories, ne jamais affirmer péremptoirement . Et c'est bien en ceci que prudence s'entend. Se méfier comme de la peste de ses certitudes parce qu'elles ne sont jamais fondées dans l'absolu ; qu'elles sont, presque invariablement ferment d'une insupportable intolérance. Pour autant se tenir à l'écart de tout scepticisme radical qui verse presque spontanément dans le nihilisme. Mais qui, de toute manière est comme serpent se mordant la queue, et s'épuise à la fin, ayant sapé ses propres bases. Nous ne pouvons pas faire que nous ne pensions pas, ni agir sans avoir soumis nos projets ou objectifs, nos méthodes et stratégies à quelque théorie ni surtout que ce faisant, nous créditions cette théorie de notre créance, fût-elle implicite ! Nous ne saurions nous dispenser de la notion de vérité non plus que de la nécessité d'agir. En somme, nous sommes notre plus grand danger mais le seul à nous pouvoir dégager issue. De savoir cet étroit défilé qui de Charybde nous verse bientôt vers Scylla nous devrait avoir appris non pas la relativité des choses - s'il devait être vérité elle ne serait pas différente en-deçà ou au-delà des Pyrénées - mais de se préserver de l'insupportable prétention de l'avoir atteinte. La vérité se conjugue au subjonctif, au conditionnel ! sûrement pas à l'indicatif et surtout pas à l'impératif. Je ne parviens décidément pas à oublier ces cadavres d'hérétiques, déterrés après qu'on les a eu sauvagement passés par le fil de l'épée et qu'on brûla, comme si l'horreur n'y avait pas suffi, parce qu'il fallait ainsi purifier leur âme ! Ne parviens pas plus à oublier le dilemme où l'on emprisonna les albigeois d'avoir à choisir l'abjuration assortie de la détention à vie, ou la fidélité à leur foi et la mort sur le bûcher.

Il faut avoir lu Cioran pour comprendre qu'à l'occasion on puisse trouver les biais sataniques plus bariolés, plus baroques, plus enthousiasmants pourrait-on paradoxalement écrire, que les préceptes divins. Il faut avoir lu Cioran, derechef, pour comprendre le charme que les provocations cyniques peuvent susciter. Comment résister aux délices de l’anticonformisme assurément plus brillant, bigarré et excitant que ces sentiers mille fois battus et rebattus. Mais comment oublier, à rebours du reproche de stérilité que l'on opposa à Diogène, qu'en fin de compte celui dont le nom même était déjà suspect et aurait du alerter, n'avait jamais abandonné l'espérance ni de damer le pion aux puissants ni de paraître plus grands qu'eux aux yeux du présent et de la postérité ? Comment oublier que c'est parce qu'il nous ressemble que nous trouvons le diable exubérant ? et délicieux de transiger avec lui.

Jonas ou la surdité organisée

Jonas - tout le monde connaît son histoire … ou le croit. Il fait partie de la liste assez longue des prophètes même s'il appartient à celle des petits ; or même si, comme Moïse avant lui ou Jérémie, il résista d'abord à l'appel que Dieu lui lança, lui, ira plus loin puisqu'il tenta de fuir, de se dérober à ses obligations. Plutôt que d'aller à Ninive tenter de convertir ceux qui offensaient la loi divine comme Dieu le lui demanda, il soudoya quelques marins et obtint une place sur un bateau devant se rendre, direction opposée, à Tarse. La réponse divine à cette fuite en avant ne se fit pas attendre : une tempête hors du commun se déclencha qui mit rapidement en danger bateau et marins. Jonas était sourd mais pas aveugle. Et conservait cette honnêteté qui sans doute le sauva. Il avait compris être la cause de ce fracas. Se confiant aux marins, il les enjoignit de le jeter par-dessus bord (Jon 1,12). Ce qu'ils firent. Mais Jonas ne mourut pas ni ne se noya mais fut avalé par un poisson gigantesque que le récit se garde bien de nommer. Trois jours et trois nuits durant - le texte semble insister beaucoup sur le nombre - il demeura dans les entrailles de l'animal. Il pria et après trois jours et trois nuits de suppliques, de prières et de promesses, Dieu l'entendit et aussitôt qu'il eut parlé à la bête, elle le vomit sur quelque rivage. Là, pour la seconde fois Dieu commanda à Jonas de se rendre à Ninive pour exhorter celles et ceux encore capables de comprendre, de s'écarter enfin du chemin de débauche, d'injustice et de meurtres qui était le leur pour enfin observer la loi. Faute de quoi, inexorablement la cité serait détruite et ses habitants anéantis. Jonas s'y rendit donc, prêcha et prophétisa tant et si bien que, chose remarquable parce que dans les textes ç'aura été plus souvent le contraire qui se produisit, on l'écouta et que peuple comme monarque demandèrent pardon. Jonas avait remplit correctement sa mission ; Dieu préserva Ninive.

Ce qui chagrina Jonas. Dans de mêmes circonstances Sodome et Gomorrhe avaient été rasées et voici que Ninive sauvée, Jonas se vit avoir été la cheville ouvrière du salut d'un des pires ennemis d'Israël ! Il s'emporta, implora sa mort à Dieu plutôt que cette vie-ci et s'isola à l'écart de la ville. Dieu fit pousser plante qui lui faisant ombrage permit à Jonas de mieux supporter soleil et chaleur écrasante mais le lendemain la fit périr. Et pour la seconde fois Jonas déclara préférer la mort plutôt que la vie ! Pour la seconde fois Dieu lui demanda s'il avait bien raison de s'irriter ainsi ! La leçon s'acheva, telle une fable, par une étonnante morale : Tu as pitié du ricin qui ne t'a coûté aucune peine et que tu n'as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit. Et moi, je n'aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre ! (4,11)

Étonnante histoire que celle-ci dont à tort me semble-t-il, on ne retint que l'épisode du poisson. Car voici prophète qui non seulement se déroba à la mission confiée mais ne la comprit pas. Car il n'est placé dans une position tragique - écouter Dieu mais affermir les ennemis d'Israël, ou préserver son peuple mais désobéir - que parce qu'il n'a pas encore compris combien la miséricorde divine n'était pas réservée exclusivement aux juifs. Il ne comprend pas mais n'est pas foudroyé parce qu'à aucun moment il ne blasphèma, ne critiqua Dieu ni n'en dit du mal. Il ne comprend pas et s'irrite. Déclare préférer mourir que vivre cette existence-là. Mais que ce soit contre Ninive ou contre la plante, sa colère identiquement se trompe d'objet. Mais la colère fut-elle jamais fiable ambassadeur ?

Rester à l'écoute ; rester en chemin

Est-ce ici que réside le chemin le plus précieux. Tendre l'oreille parce que, trop habitués à ne tenir compte que de ce que nous connaissons, nous balayons l'insolite ; rester à l'affût et garder l'œil vigilant car rien ne se voit sous soleil éclatant mais tout se devine au clair-obscur des crépuscules tout juste entamés. Sans doute savons-nous plus que nous ne l'espérions mais tellement moins que nous ne le prétendons … et si mal. Sans doute nous est-il propice de contrefaire les ignorants … au moins ainsi continuons-nous, esprit ouvert et inquiétude à l'âme, à chercher.

Jonas nous apprend cela : même celui qui joue les intermédiaire ; même celui qui parle au-devant des autres et pour les autres ; même le porte-parole ne comprend pas nécessairement la parole qu'il porte. Et ceci, derechef, est rassurant qui nous contraint à prudence et retenue.

 

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat