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Abandonner : trahison, défaillance ?

Parce qu'il est temps peut-être d'en brosser le tableau par l'envers du décor, du miroir ; du côté de l'ombre.

Trois petites histoires ambivalence et révélation savoir dire non histoires d'abandons    

 

 

Je n'ai jamais cru dans les instincts et je vois bien que suggérer la louve sitôt que l'on évoque le soin que les mères portent à leurs petits, avant d'être faux a effectivement quelque chose d'outrageant. Mais le loup, comme tout symbole, est plus ambivalent que les cruauté, sauvagerie ou instincts irrésistibles à quoi on le voudrait bien résumer.

Il n'empêche ! A côté de ces mères exemplaires prêtes à tout pour leurs petits, ces autres qui les abandonnent, négligent voire maltraitent prennent assez aisément figure contre-nature de monstres, de dépravées ou de fille perdues - sauf cas extrême où elles seraient elles-mêmes victimes (Rhéa Silva) ou bien à ce point démunies qu'elles n'eussent pas d'autre issue.

Les contes de fées sont ainsi truffés de ces histoires d'enfants maltraités, abandonnés, menacés où le loup n'est jamais loin. On y remarquera que le plus souvent les belles-mères y jouent le mauvais rôle ; les mères y meurent toujours prématurément et les pères, affectueux sans doute, ont décidément bien mauvais penchant à l'endroit des femmes de ne savoir choisir jamais que d’acariâtres marâtres promptes à voir dans les enfants soit des concurrents directs (Blanche-Neige) soit des obstacles à l'ascension de leur propre progéniture …

Je crains bien que l'abandon prenne toujours plus ou moins figure de trahison même si celui qui abandonne trouvera toujours raison, excuse ou prétexte pour l'avoir fait …

Récit n°1 : ceux que l'on abandonne ; ceux qui vous abandonnent

Ariane évidemment ! qui n'a pas toujours été déesse ni immortelle mais le deviendra, exhaussée par Zeus sur demande expresse de Dionysos qui l'avait prise pour épouse. Voici femme ainsi qui gravit, de la trahison à l'apothéose, toutes les marches de l'existence, du rien au tout.

Mais pour comprendre son histoire, il faut, comme souvent avec les dieux, remonter à plus loin ! A son père, Minos ! Ce dernier, s'étant vu refuser le trône d'Astérion, roi de Crête et mort sans enfant, fit courir le bruit que la promesse lui en avait été faite par Poséidon lui-même, la preuve en étant ce superbe taureau qu'il lui eût offert. Une fois monté sur le trône, Minos oublia la promesse faite à Poséidon de lui sacrifier la bête et la garda pour lui. Sacrifia une autre bête, bien moins valeureuse. Premier mensonge ; première trahison. C'est toujours sacrilège que de tenter de duper les dieux enn leur substituant l'animal à immoler : Prométhée s'y était essayé. Et sans doute est-ce ici l'essence même de l'homo faber que d'inventer ces biais où intelligence rime avec ruse et triche.

Poséidon n'a pas coutume de se laisser ainsi berner et ses pouvoirs sont immenses lui qui n'étend pas seulement son empire sur les Océans mais aussi sur les sources, capable ainsi de susciter la vie comme la mort via inondations et tremblements de terre. Poséidon se vengea donc : rendant le taureau sauvage et donc immaîtrisable, il inocula en outre dans l'esprit de Pasiphaé, épouse de Minos, une passion délirante pour le taureau. Avec la complicité de Dédale, cette dernière parvint à s'accoupler avec la bête, s'étant introduite dans une vache en bois recouverte d'une peau de vache ! De cette étrange union naquit Asterios, homme à tête de taureau - le Minotaure. Qu'il fallut bien vite enfermer tant il devenait incontrôlable. L'opprobre jetée sur la famille, la vengeance était consommée.

Pour prix du meurtre de son fils Androgée par le Roi d'Athènes Égée, Minos non seulement vainc les athéniens affaiblis par la peste que Zeus avait fait s'abattre sur eux mais en exige tous les ans le tribut de sept jeunes gens et jeunes filles dont allait se repaître le Minotaure précisément. C'est là que commence le deuxième acte de cette histoire : Thésée décide d'en finir de ce macabre chantage et se glisse dans le sinistre cortège avec la ferme intention de tuer le Minotaure. Ce qu'effectivement il fera mais avec l'aide d'Ariane. Car Ariane, fille de Minos, va trahir son propre père. Tombée amoureuse de Thésée, elle lui offre le moyen de sortir du labyrinthe après avoir tué le Minotaure grâce au glaive qu'Ariane avait préalablement volé à son père. Et ceci contre promesse d'épousailles.

Ce fil d'Ariane, une pelote qui dévidée permettra à Thésée de retrouver la sortie, constitue donc bien, avec le glaive, les deux signes de la trahison d'Ariane, Thésée, après tout n'apportant ici que sa force et son courage ! Manière de suggérer combien ce serait plutôt désir et passion qui gouverneraient le monde, plutôt que force et courage ; ou que ici, comme dans le mythe de la Genèse, ce fût plutôt par les femmes que s'enclenchât histoire ou épopée.

Voici donc les amants s'enfuient … mais Thésée l'abandonne sur l’île de Naxos. Fut-ce patente félonie d'homme n'ayant aucunement l'intention de tenir sa promesse ou bien un accident comme le raconte une autre version - une tempête menaçante l'obligeant à quitter brusquement l’île - qu'importe finalement. Thésée est abandonnée et il ne viendra pas la chercher. Ariane a tout offert jusqu'à l'impossibilité pour elle de revenir en arrière … Toujours est-il que Thésée, dans la précipitation ou sous le sortilège des dieux qui, pour le punir de sa trahison, en auraient embrouillé la mémoire, en oublie de changer les voiles de son bateau : le signal prévu d'avec son père étant effectivement d'arborer voiles noires en cas d'échec, blanches sinon. Ce que voyant, désespéré, Égée se jette dans la mer. Celle-ci même qui porte depuis son nom.

L'histoire, on le sait, se termine plutôt bien pour Ariane qui trouvera en Dionysos un époux fidèle qui obtiendra même de Zeus d'être divinisée.

Regardons y néanmoins de plus près. Parce que ce n'est pas rien de suggérer qu'abandon eût partie liée avec trahison.

Ce peut paraître surprenant que le grec utilise le même terme - προδοσια - pour désigner à la fois l'abandon et la traîtrise ; que le latin avec traditor, tiré de trado - abandonner, laisser mais aussi enseigner - fasse ainsi le lien avec la transmission et donc le don ; qu'il n'y ait jamais loin mais on le devine d'entre trahison et traduction - traduttore, traditore ! προδότης : le traître c'est-à-dire celui qui ne respecte pas ses serments mais donc aussi qui abandonne quelqu'un dans le danger - l'y met ou le le secourt pas. προδοσια renvoie effectivement à δοσις - l'action de donner ou ce que l'on donne ou confie et au verbe διδομι : donner. Le traître - προδοτης - c'est celui qui donne par avance. Le verbe est révélateur surtout quand il se présente ainsi avec le préfixe pro : donner, offrir, servir, mais aussi livrer, donc produire mais avec pro : payer d'avance ; trahir, livrer.

C'est chose triviale que d'évoquer le traumatisme de la naissance qui est arrachement à une fusion primitive, on le sait, mais en même temps qu'abandon, la condition même de la constitution de l'individu. Ce qu'il y a ici de négatif est dépassé dialectiquement : la négation que porte individu est éminemment positive. L'essentiel n'est peut-être pas ici mais dans la prégnance de ce que l'on abandonne qui vous marque en creux et de la répétition tout au long de nos existences de cet abandon primitif. Abandonnons-nous ou sommes-nous au contraire abandonnés ? Il n'est pas impossible que ceci revienne au même d'où surgit l'entêtant sentiment de solitude qui nous fait si rarement et si mal pouvoir démanteler la forteresse qui nous sépare des autres ; du monde. Ce moi, haïssable quand il se pique d'être au centre, est à ce point isolé, loin de tout et tous, incapable de rien échanger véritablement de ce qui le touche, l'affecte et le fait se mouvoir, on l'imagine tellement mal pouvoir délaisser quelque lieu que ce soit de n'être finalement de nulle part. Quoi lui est-il lié ? rien peut-être, jamais, sinon cette nostalgie originaire d'une fusion vite déchirée dont nous serions le surgeon. Qu'elle prît la forme de l'expulsion initiale qu'on nomme naissance, ou de celle punitive qui chassa de l’Éden, comment oublier qu'il ne fut de fondateurs qui ne fussent initialement des enfants abandonnés (Moïse ; Romulus et Rémus) ; un abandon, certes, que nous reproduisons en quêtant conjoint à l'extérieur de la tribu, ou en le délaissant en dépit de la promesse faite. D'Œdipe qui transgresse l'interdit majeur, même sans le savoir, à Ariane que Thésée délaisse en dépit de la promesse faite, il y a toujours dans l'abandon quelque chose de la faute, de la trahison - et donc de la culpabilité ; quelque chose qui souffre ou fait souffrir autant au sens de la douleur qu'il suscite ou de la béance qu'il révèle.

Ariane, oui, a trahi les siens de permettre à Thésée d'en finir avec le Minotaure et de sortir indemne du labyrinthe et ne reçoit rien en retour qu'une promesse qui ne sera pas tenue. Œdipe, lui, brave les dieux, le mystère, le sphinx, et conquérant téméraire mais est défait nonobstant. Et que dire de Rhéa Silvia, enterrée vivante pour sanction d'un viol subi ? à la fois abandonnée et contrainte à l'abandon de ses propres enfants ; seule, figure innocente et angoissée de la fondation ? Comment, au reste, oublier que ce fut l'une des ultimes mots écrits à Cosima Wagner par Nietzsche dans sa crise de folie : Ariane, je t'aime !

Imaginaire ou réel, l'abandon ne va pas sans une faute initiale, une malédiction proférée. Culpabilité et abandon marchent de concert. L'enfant abandonné finira toujours par se supposer une indignité qui justifiât son délaissement d'où la quête effrénée des origines ... Pourtant d'abandonnés, nous finissons tous par être un jour un abandonneur : Levi-Strauss nous a appris que l'interdit de l'inceste ne signifiait pas autre chose que l'obligation pour chacun qu'aller fonder ailleurs sa descendance ; la modernité, sous la forme de la mondialisation, que nous sommes condamnés à la transhumance systématique au point de ne plus pouvoir dire je suis d'ici mais seulement je suis parti d'ici pour aller ... partout, n'importe où ; ailleurs. La flexibilité à quoi le dogme libéral nous invite ou contraint prend les formes insolites de l'instabilité, de l'insécurité, réelle ou ressentie, dans nos vies intimes autant que professionnelles : nous ne savons plus que très mal maintenir des groupes sociaux stables ou pérennes ; nous ne savons plus faire bloc ou groupe, ou alors que très temporairement comme si l'individualité avait tout balayé et que nous ne dussions plus rien savoir échafauder que sur le sable de nos propres incertitudes.

La mythologie grecque est pleine de ces récits de traîtres qui changent de camp, se retournent contre les leurs : Coriolan bien sûr ; Moïse eût pu l'être s'il ne fût confronté soudainement à ses origines mais qui aura du néanmoins - choix tragique - choisir qui de sa famille native ou d'adoption il allait (fallait ?) renier.

Mais le traître, on le sait, est un traducteur. C'est un passeur. Le traître de haut vol joue son propre jeu, s'installe à califourchon sur la relation, la bloque et la fait jouer à son propre profit. Il change peut-être de camp mais ne sert personne ; personne d'autre que lui. La trahison a partie liée avec le mensonge. L'abandon pas toujours ; souvent avec le silence, plutôt, et la lâcheté.

 

Trahir d'une certaine manière c'est contrefaire le don non seulement parce qu'il serait intéressé - les fameux trente deniers - mais surtout parce qu'il serait redoublé. Au centre de la polysémie, au cœur de l'ambivalence, l'abandon et la traîtrise disent la même position qu'occupent symbole et diable, sur ce canal qui nous relie à l'autre ; au monde. Ce que l'on donne ainsi c'est ce que l'on délaisse, livre aux chiens, abandonne. L'abandon n'est pas ainsi simplement le contraire du don - ce après tout à quoi l'on nous invite avec tant d'insistance - c'est son simulacre que souligne assez bien le dédoublement en d de διδομι.

Il n'est pas d'aller sans retour et l'on ne peut ainsi relier que ce qui est séparé ; distinct en tout cas. Si dans la tradition biblique, la création se présente comme une projection hors de soi de lumière, que celle de l'homme à son tour se signale par une très rapide expulsion de l’Éden, on le peut comprendre d'autant mieux comme un don qui autorise le monde et l'humain d'exister, en tant que tel, d'être posé hors de, comme une individualité, que la distance est immédiatement compensée par le lien de la Parole. La distance n'y vaut jamais séparation ; l'expulsion n'y est jamais abandon mais au contraire appel. L'ombre ici appelle la lumière.

Alors oui, le don est un mouvement double qui suppose un récipiendaire autant qu'un donateur et, ainsi, leur distinction : je ne puis donner qu'à condition, d'un même mouvement, d'à la fois mettre l'autre à distance, dans la position de qui reçoit, et de me l'attacher. L'abandon est l'impossibilité voulue de ce lien ; de ce retour. Il est acte unilatéral, qui nie l'autre plutôt qu'il ne l'affirme, en le délaissant, au ban, comme ce qui peut être à n'importe quel moment et par n'importe qui, saisi, possédé, broyé. Qui donne, à sa façon, expulse mais continue de nourrir sollicitude à celui qu'ainsi il met à distance, tient en respect. A l'inverse, qui abandonne, ne nourrit plus qu'indifférence - et je tiens pour particulièrement révélateur que l'antonyme du soin que l'on prodigue à l'autre soit précisément cette posture qui cesse de rien distinguer et plonge l'autre dans le marais ou la masse du confus, de l'obscur - du néant. Abandonner revient à ne plus marquer de différence.

Remarquons bien qu'il y a dans le soin que l'on apporte à l'autre, dans le don qu'on lui prodigue, quelque chose de l'ordre du choix, de l'élection qui aime à comprendre pourquoi le latin nommait dilection une des formes de l'amour. Contrairement au politique où l'élection suppose toujours le choix du meilleur, ici, le lien est celui du privilège, d'une préférence marquée qui n'a pas à se justifier.

A bien y regarder la trahison est l'aggravation de l'abandon, son redoublement : non seulement la dilection cesse, mais au contraire d'un lien seulement rompu, il s'inverse, en déni de l'autre. Rien à cet égard n'est plus symbolique que le personnage de Judas. Il mime le service, l'écoute et l'obéissance ; il fait même du geste aimant une arme : le baiser lui aussi choisit, élit ; désigne mais c'est ici pour éliminer.

Abandonner se présente sans conteste comme le contraire d'aimer - αγαπαω - et donc l'opposé de la grâce. S'y joue quelque chose de l'ordre de la pesanteur, de cette matière collant aux semelles, qui entrave le mouvement ou l'envol ; qui enserre et enferme et c'est bien après tout aussi ce que signifie ἐγκατέλιπες qu'utilise Matthieu : une descente, une chute qui vous rive, fixe et enserre.

Je cherchais l'ambivalence mais elle est ici, depuis le début dans cette si grande proximité d'entre le diabole et le symbole : qui tous deux occupent la place de transmetteur, sont juchés sur le canal de la communication comme on dirait aujourd'hui, en vérités constituent le lien. Nous parlons toujours de quelque chose à quelqu'un au nom de quelque chose : j'y entrevois la même œuvre que celle du tisserand. Mais aimer revient au même : que ce soit à l'égard de nos enfants dont nous ne nous contentons ni de seulement nourrir ou éduquer mais à qui nous lie, rien qui ressemblerait au devoir ou à la culpabilité, rien non plus à la passion, mais comme un voisinage qu'il faudrait beaucoup pour hérisser de haies ou de barrière ; ou que ce soit à l'égard de ceux que nous élisons

Jeux de miroir

C'est chose connue qu'un miroir renvoie image inversée et l'œil, image renversée ! autant dire mais ceci est le pont aux ânes de la pensée que nous baignons dans un réseau d'images - objets comme sujets - qui sont éloignées d'une réalité que nous n'appréhenderons jamais telle qu'elle est ni totalement. Mais cela signifie aussi ces étranges dialogues/confrontations comme si le monothéisme était la face émergée d'un bloc incroyablement dense de confrontations sans issue. Le Christ/l'antéchrist (symbole/diable) ; Ariane/Thésée ; Léto/Niobé  ; Apollon/Dionysos …

Ce qui, en revanche, reste commun à toutes ces confrontations tient au lien que l'on cherche à maintenir ou à dissoudre ou encore à laisser s'effilocher.

Il m'arrive de penser que les protagonistes comme en n'importe quelle confrontation, de s'opposer, finissent par se ressembler. Ariane est peut-être l'anti-Perséphone, mais comme elle, rejoindra l'Olympe et se consolera finalement, s'accommodera en tout cas, de la trahison dont elle fut l'objet et comme elle sera séduite, comme en passant, par un dieu qui l'enlève et l'épouse. Dionysos, le dieu aux deux naissances, lui aussi victime de la jalousie d'Héra, obtiendra d'aller rechercher sa mère Sémélé au royaume d'Hadès mais aussi dieu de l'excès, de l'intempérance et parfois même de la démesure.

 

Récit n°2 : les montagnes d'Ararat ou histoire tragique de la fidélité

Le septième mois, le dix-septième jour du mois, l’arche s’arrêta sur les montagnes d’Ararat.
Gn 8,4

Les dieux ont avec les montagnes relation intime. L’Olympe, bien sûr. Horeb, évidemment. Le mont Ararat. La Genèse le cite comme étant le lieu où aurait échoué l'arche de Noé. Tout a l'air de se passer comme si, la proximité plus grande d'avec les cieux assurait protection plus ample et que la distance, pas toujours perçue comme une faute, on l'a vu mais comme la possibilité aussi d'exister en tant qu'être libre, était ainsi synonyme ambivalent de liberté, comme d'erreur. L'accès à l’Éden était définitivement impossible ; s'en approcher devait-il nécessairement signifier défi lancé à Dieu ? C'est ce que laisse accroire l'épisode de Babel où Dieu semble s'inquiéter d'une humanité unie que plus rien n'arrêterait en ses ambitions et projets et la disperse en conséquence ; inquiétude qui transparaissait déjà dans le voici l'homme devenu comme l'un d'entre nous.

Qu'il soit divin ou non, la relation au père est décidément complexe. S'éloigner, le quitter c'est le trahir ce qu'Ariane révèle évidemment. Trop s'approcher c'est immanquablement laisser accroire qu'on lui dispute la place. Je ne sais s'il est une juste distance - Freud, à bien le lire, suggère que non - je sais seulement qu'il est nécessaire qu'il y ait distance. Ceci est évident pour le désir, qui comblé, s'étiole ; qui exige ainsi, pour demeurer vivace et moteur, d'à la fois être assouvi et frustré en un savant dosage qui lui permette de se renouveler. Je le crois vrai tout autant pour ce qui engage nos dialogues, nos réflexions, nos idéaux et tout ce qu'on tend à ranger désormais sous le doux vocable de communication : aurions-nous tout dit qui fût compris, et tout découvert de ce qui est ou fût pensable … que nous resterait-il pour nourrir le vis-à-vis avec l'autre ou notre présence au monde ?

Quelque part entre les pesanteurs de la vallée et les sublimes bleutés d'un horizon à jamais perdu, la montagne, à sa façon, dessine cette ligne intermédiaire, ce lieu ou cet instant toujours un peu miraculeux où les deux s'alliant, souffle l'esprit sur une glaise qui miraculeusement s'anime. Ararat est cela : lieu d'exception, suffisamment haut pour que l'arche s'y échouât sans couler ; suffisamment calme pour que Noé pût attendre que lentement les eaux se retirent. Les légendes sont toujours belles qui veulent que des vestiges de l'arche soient toujours visibles là haut ; les hommes assez fous pour de temps à autre les y aller chercher.

Au même endroit beaucoup plus tard … ce que la tradition a retenu sous le nom des Dix mille martyrs du Mont Ararat. Aux environs de 120-140, suite à une révolte des peuples arméniens autour de l'Euphrate, l'armée romaine envoyée par Hadrien, pourtant forte et nombreuse, connut une véritable déroute. L'affaire aurait put en rester là et être vite oubliée - les romains ne s'attardaient guère sur leurs défaites - si un ange n'était apparu au général Acace qui commandait les quelques neuf mille soldats restants, leur promettant victoire s'ils se convertissaient. Ce qu'ils firent. Et la victoire suivit. A la suite de quoi, Acace emmena ses hommes sur les hauteurs du mont Ararat où ils reçurent l'enseignement de la Révélation, les cieux ou les anges se chargeant de leur entretien comme de leur édification.

Ararat devint ainsi lieu de retraite, de paix et de méditations. Allait vite devenir un piège.

Apprenant la victoire mais aussi ce qui s'était passé, l'empereur envoya des ambassadeurs qui les enjoignirent de sacrifier aux dieux pour remerciement de leur victoire - ce qu'évidemment ils refusèrent. La riposte ne se fit pas attendre : assistée de quelques roitelets locaux, une armée puissante se rendit sur les lieux et devant leur refus d'abjurer, les lapida. Miracle au milieu de ces horreurs, il se dit que les pierres rebondirent sur les assaillants en en tuant et blessant de nombreux tant et si bien que mille parmi eux rejoignirent les chrétiens.

Traites ou transfuges ? Ils passèrent de l'autre côté ! oui ils se ressemblent d'ainsi s'opposer. A la violence près que les convertis se refuseront d'exercer.

Ils furent donc bien dix mille à la fin qui par représailles seront crucifiés. Sans doute ceci ne fut-il pas un hasard : de flagellation, lapidation, à couronne d’épines et mise en croix, il s'agissait bien par ironie macabre ou par apothéose mystique d'imiter la Passion du Christ.

Histoire terrifiante, sur quoi s'attardèrent de nombreux chroniqueurs et s'appesantirent de nombreux peintres Carpaccio, Dürer et tant d'autres ; édifiante surtout à défaut d'être rigoureusement exacte. L'église catholique a toujours adoré faire le compte exact de ses martyrs et les vouer si besoin à la vénération des fidèles. Une histoire d'amour ? A sa façon ! Une histoire de fidélité en tout cas. Voici dix mille hommes préférant la mort plutôt que d'abjurer une foi qu'un mois auparavant ils n'éprouvaient pas voire réprouvaient avec l'hostilité ordinaire de leur temps.

Témoins parfaits - c'est l'étymologie même de martyr μάρτυς - ils attestent en leur chair la fidélité au Christ. Ils ne se sacrifient pas, n'ayant pas à produire du sacré mais à en répondre, sans nécessairement se penser comme tels, ils sont exemplaires édifiants - qu'à ce titre on désignera à l'adoration, admiration des fidèles ordinaires - de ce que la foi est une confiance en acte ; que l'amour; lui-même, ne s'entend qu'avec ces signes dont on atteste, cette authenticité que l'on veut porter en chaque instant.

Le témoin est celui qui, ayant assisté à un événement, peut-être amené à en certifier l'existence et les modalités ; mais donc aussi à lui donner consistance : aucun acte officiel, mariage, transaction immobilière ne peut revêtir valeur officielle sans un témoin - patenté ou non - qui en confirme la réalité. Le témoin est en quelque sorte preuve vivante. Ceux-là attestèrent tout simplement en leur chair, par leur mort, non seulement de leur fidélité mais de la puissance de leur croyance. Qu'ils prissent importance cruciale en ces temps reculés et servissent ainsi d'icônes pour cette Église qui avait prétention à l"universalité, pour la première fois dans l'histoire, mais balbutiait encore, ne fait aucun doute quitte à courir le risque de répandre un invraisemblable dolorisme et un esprit de sacrifice qui n'était pas inscrit dans les paroles évangéliques.

Ils sont pourtant exemplaires - plus qu'exemples, selon moi - de la filiation d'entre foi et fidélité et confiance. Tout se joue dans cette fides - confiance - parce que la fidélité, après tout, est cette constance sur quoi l'on peut s'appuyer, en quoi l'on peut croire A sa manière, Zeus est digne de confiance en dépit de son esprit volage : il se soucie de Déméter autant que de Léto en leur évitant le pire. Thésée, lui ne se retourne pas. Il abandonne.

Pierre ou les affres de la défaillance

Pierre ! sans doute le plus étonnant des apôtres, le plus troublant, et souvent troublé, emporté mais sans doute d'un charisme irrésistible, il est, le premier d'entre tous mais demeure mystère. Bien moins théoricien que ne le sera Paul, et parfois en conflit avec lui, on le dit plus ouvert, moins rigide que ce dernier sur la question des obligations à respecter pour les non-juifs et dans ce vaste débat sur le salut par la grâce, il semble bien que la nécessité des œuvres ne lui échappa point, sans qu'on puisse pour autant présumer qu'il inspira Pélage : pour lui croire était affaire d'actes, d'engagement ; d'œuvres. Et pour cause puisqu'il y avait failli.

Il avait été parmi les tout premiers que le Christ s'était choisis mais ce jour-là, décisif entre tous, il se déroba ! Par trois fois à ceux qui lui demandèrent, menaçants s'il ne faisait pas partie des compagnons du crucifié, par trois fois, il répondit : je ne connais pas cet homme ! Il avait pourtant sorti son épée et blessé le serviteur du Grand Prêtre mais ce jour-là, à cet instant-là, il faillit. Eut-il peur ? Sans doute ! qui n'aurait craint ainsi foule enragée qui ne rêvait que de sang versé pour panser ses divisions ? Mais à cet instant-là, il n'eut pas confiance … et se déroba ! La chose était prévisible et, d'ailleurs, le Christ le lui avait annoncé. Elle le mina néanmoins, son existence restant !

On tirera les leçons que l'on voudra d'un tel épisode, le moindre n'étant pas que ces hommes, au destin étonnant parce que justement leur chemin fut dévié, parce qu'on les appela et qu'ils surent répondre, éblouis ou incertains de la destination où les conduirait cette voix à quoi ils ne purent résister, que ces hommes, non, n'avaient rien de surhumain, ni d'exceptionnel ; étaient faillibles.

On a ici, peut-être résumés, tant dans la littérature, romantique ou courtoise, les textes bibliques, à la fois ce qui fait l'amour et le désamour ; l'appel, la rencontre, l'abandon. La sensation, en soi, d'une puissance qui vous dépasse ; l'impression de n'être plus tout-à-fait soi et pourtant de s'accomplir ; la certitude d'y devoir sacrifier tout en ne se sachant pas à la hauteur ; l'obligation où l'on se sent de devoir outrepasser les frontières de ce pauvre moi

A ce triple reniement répond le triple m'aimes-tu ! N'eût-été que ce triplement, la chose aurait été évidente mais, on le sait, le texte dit agapao les deux premières fois mais utilise philein la troisième, ce même verbe avec lequel Pierre, à chaque fois répondit. Mais la mission confiée est elle aussi à nuancée : qui concerne d'abord les agneaux ensuite les brebis mais surtout utilise deux verbes différents :Βοσκε ( mener paître, faire paître) Ποιμαινε ( même sens mais diriger, conduire, nourrir, élever )

On pourrait penser que la réponse par phileo marque le fossé séparant l'amour inconditionnel dont seul le divin est auteur et acteur possible de l'amour dont l'homme est seulement capable mais c'est bien avec phileo que la mission confiée semble plus universelle encore. La tradition a voulu considérer dans ce passage comme une transmission répondant à cette pierre sur quoi sera bâtie l'ecclesia : sans doute ! J'y vois plutôt, dans ce langage de berger que depuis Abel l'on sait être celui du divin, de combien de générosité se compose cette fidélité qui prend nom grâce ; combien surtout elle est, comme un lent cheminement, ce qui des tréfonds anxieux de notre âme, éclot, se révèle et s'épanouit.

Se dépasse !

 

Figure de l'absolu

 

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?Mt, 27,46

Formule terrible, parmi les sept paroles du Christ sur la Croix, pour la faiblesse qu'elle laisse augurer du Fils doutant du Père, ne serait ce que l'espace d'un instant. Peut-on imaginer seulement que ce dieu qui aima tant le monde (Jn,3,6) qu'il y envoya son fils, le préféra à ce dernier ? imaginer surtout une quelconque défaillance, que sa divinité semble pourtant interdire, qui lui ferait perdre foi, confiance en son Père .

Ce fils qui soucieux que s'accomplissent les Écritures et la Volonté du Père, se refusa à contrevenir à l'ordre du monde en invoquant le secours de plus de douze légions d'anges ou que Pierre ne le défendît à coup de glaive, comment imaginer qu'il pût ne serait-ce qu'un instant perdre confiance ?

Tout est surprenant ici

Pour le comprendre sans doute faut-il revenir en arrière et considérer l'épisode du jardin des oliviers et la triple prière que le Christ adresse à son Père : c'est au fond l'histoire d'un lien qui ici se défait :

- d'avec ses disciples dont il endure la faiblesse, incapables qu'ils sont de veiller ne serait ce qu'une heure

- d'avec sa propre mission dont il entrevoit désormais le terme

- d'avec son propre corps, dont il faudra endurer la souffrance bien sûr, et d'avec lequel il faudra dénouer les fils qui y retiennent sa part de divin.

Le récit est ternaire comme souvent, comme notamment la question trois fois posée à Pierre du M'aimes-tu ? (Mt, 22,37)

Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. (39)

Mon Père, s’il n’est pas possible que cette coupe s’éloigne sans que je la boive, que ta volonté soit faite !(42)

cette dernière répétée une seconde fois.

Entre les deux, l'acceptation de l'inéluctable- à proprement parler, de ce contre quoi on ne peut lutter.

Il est difficile d'imaginer, impossible de concevoir, que le Christ craignît en quoi que ce soit la mort ou même la souffrance. Et, dans la lignée du Mon père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font, on pourrait même imaginer que s'il envisagea un moment de fuir, plutôt que d'affronter la mort, ce fût moins pour lui-même que pour éviter à l'humanité le crime majeur du déicide. Mais, on l'a déjà noté, cette insistance à se placer sous la Volonté du Père plutôt que de réaliser la sienne, qui fait de lui un transmetteur et justement pas un traître, désigne assez que c'eût été défaillir et aller à l'encontre même du Message transmis que de faire prévaloir sa propre vie sur l'enseignement à transmettre et l'accomplissement de la Parole. A cet égard, l'attitude du Christ ressemble assez à celle de Socrate, telle que la traduit la prosopopée des lois : ce serait affaiblir les lois elles-mêmes que de tenter de s'enfuir, en dépit de l'iniquité de la condamnation. Ce serait ici affaiblir la portée du message que de tenter de s'enfuir.

Ces trois prières sont donc plutôt à interpréter comme une lente préparation par laquelle le Christ, d'une part, résiste à la tentation comme il l'avait fait dans le désert - et l'on remarquera que c'est toujours la même stratégie utilisée que de jouer l'efficacité immédiate - et, d'autre part, se prépare à affronter sa mort physique c'est-à-dire, ici, à dénouer les liens d'avec son enveloppe humaine - événement inédit pour le divin, on peut le supposer.

Il n'y a pas d'interprétation possible du pourquoi m'as-tu abandonné qui puisse éviter l'anthropocentrisme et celle que propose le dogme catholique n'y échappe évidemment pas d'y voir la défaillance de la part humaine du Christ. On remarquera néanmoins que c'est un des rares passages, sinon le seul, où l'évangéliste a tenu à donner la version araméenne avant d'en présenter la traduction. Est-ce pour faire au mieux sentir au lecteur le corps même de la prière et de la souffrance ?

Ce qui semble néanmoins pouvoir s'entendre sans trop de risques d'erreur est l'équivalence absolue de l'abandon et de la solitude. Plongé aux antipodes du divin, au milieu d'une foule qui se retourne contre lui, confronté aux provocations, vite interprétées comme celles du Malin - descend de la croix, qu'est-ce dieu qui ne peut même pas s'aider lui-même ? ... - il se retrouve seul à pouvoir renverser le cours des événements et ne le pouvoir néanmoins pas faute de ruiner le sens même de ce qu'il cherche à transmettre ; impuissant à empêcher le crime majeur mais soucieux encore de préserver le peu qui peut l'être. En butte, oui, à toutes les provocations, à toutes les haines les plus crues et vulgaires ; sans doute mal armé pour les endurer. Seul oui, à ce moment précis, abandonné. Toute souffrance qu'elle fût, la mort lui fut assurément délivrance, qui non seulement le mettait hors de portée, mais valait promesse de retour au Père. Ce n'est certainement pas un hasard que la dernière parole fut Père, entre tes mains je remets mon esprit !

Ce jour-là, pourtant, était un jour de fête ; ce jour-là qui célèbre la sortie d’Égypte et donc la liberté ; ce jour-là est la grande célébration de l'Alliance, du peuple et de la terre ; ce jour-là qui devait célébrer la promesse tenue en même temps fut un jour de rupture. La plus brutale qui soit.

καὶ ἰδοὺ τὸ καταπέτασμα τοῦ ναοῦ ἐσχίσθη ἀπ’ ἄνωθεν ἕως κάτω εἰς δύο, καὶ ἡ γῆ ἐσείσθη, καὶ αἱ πέτραι ἐσχίσθησαν
Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu'en bas ; et la terre trembla, et les rochers se fendirent, Mt,27, 51

Ce jour-là se rompit l'Alliance. Ce jour-là … l'irréparable qui brise l'histoire en deux : plus rien ne sera comme avant. A côté, l’idolâtrie ordinaire, la médiocrité du quotidien, la ferveur qui s'égare dans l'affairement des hommes … tout cela n'est rien ou presque. Même ce veau d'or autrefois fondu au pied de la montagne de la Parole semble, à côté, n'avoir été qu'aimable vétille. Tout se brise ; tout se défait ! Combien de pleurs, d'effroi … combien de temps faudra-t-il pour panser cette plaie qui suppure encore. Là quelque part dans le monde … une crevasse qui n'était pas ! Elle ne se voit pas. D'aucuns la réfutent encore : la mauvaise foi n'a d'égale que la paresse à se regarder en face. Mais elle est bien là. Une alliance a été rompue. Il va bien falloir ravauder mais en sommes-nous capables ? Bien sûr - mais précisément rien n'était assuré - heureusement - mais peut-il être bonheur après une telle catastrophe - comment écrire cela ? Les anciens, les textes en tout cas assurent que Dieu sinon pardonna en tout cas offrit l'opportunité d'une nouvelle Alliance. Comme il l'avait fait à chaque fois. Ou que l'histoire dût recommencer , à en épuiser toute patience, à chacun de nos si prévisibles manquements.

Mais je n'aime pas - c'est peu dire car en réalité j'y nourrirais plutôt de la honte - qu'il nous fallût attendre de la victime qu'elle fît le pas de ce ravaudage-ci. Quoi l'on assassine le porteur de la parole vivante et l'on voudrait que ce fût lui qui condescendît à porter le poids de la faute ? Agnus dei qui tollit peccata mundi ! j'essaie de comprendre les termes de celle alliance prétendue et n'y parviens pas. N'est-ce pas ici reproduire encore et toujours le mécanisme vicieux de la transaction victimaire ? Toute la question est ici sans doute mais qui ne concerne que celui qui accepte qu'elle l'engage. Toute la question est ici mais se pose de manière bien plus simple pour qui veut sincèrement se poser la question du croire.

Et si c'était à nous plutôt de refaire le chemin ?

Je n'aime pas les ruptures ! mais qui se vanterait de les aimer ? je n'aime pas le crissement strident des ruptures même si je les sais parfois, si souvent, nécessaires ; et pour certaines mêmes vitales. Il faut bien que le petit d'homme s'arrache de l'emprise maternelle qui manquerait bien vite de l'étouffer. Il faut bien que le presque adulte s'extirpe avec bravade et tremblements du confort de son enfance subsidiaire et parte en cette aventure où, pour la première fois rien n'est plus certain ni le regard de l'autre, ni la bienveillance du monde ; encore moins le bien-fondé de ses décisions ; ni même le souvenir de ses enchantements. On a beau le savoir depuis toujours, c'est une autre frayeur que de sentir sa main trembler pour la première fois ou son cœur chavirer. Ils ne cesseront plus. Vivre, après tout, est cet emprunt contracté auprès de déesse incertitude. Or, dans cet incroyable et pourtant si banal parcours nous tissons des liens parfois si ténus qu'ils se brisent sitôt filés ; d'autres si épais qu'on les imagine mal se briser jamais mais qui se déliteront nonobstant ; d'autres simplement circonstanciels puisqu'ils tournoient autour de nos affairements ordinaires ou professionnels : d'autres enfin que l'on contracte presque par mégarde, sans vraiment sans apercevoir … ou par devoir.

Les liens s'effacent-ils jamais totalement? On ne peut pas faire que ce qui a été ne fût point mais au peut s'entêter à ce que ni rancœur ni violence n'enlaidissent nos regards ; mais on peut, j'en suis sûr, s'efforcer de n'ajouter rien de peine ou d'amertume qui entrave l'autre. N'injurier rien, ni le passé ni les illusions que l'on a eu nourries. Même la souffrance ; même la tristesse peuvent être portées bellement.

Je me demandais ce que croire signifiait …

Ceci que je viens de découvrir : que le latin credo signifiait prêter ; confier quelque chose en prêt. Que donc croire ait à voir avec crédit ; avec confiance et foi. Croire c'est avoir cette certitude ou plutôt cette espérance chevillée au corps que laisser un lien se distendre n'est pas acte de violence et peut se dispenser avec autant de souci de l'autre que pouvait nourrir autrefois sa rencontre.

Que croire à lien très étroit avec aimer.

Que cette alliance brisée il nous appartient non de l'attendre passivement ou de supplier qu'elle nous soit derechef offerte mais d'en rejouer nous-mêmes la partition avec l'insouciance d'un enfant ou l'insolence d'un adolescent et de parier que, même à la dernière minute comme ce fut le cas pour le larron, dans l'effort continué de nos actes et la puissance de nos sincérités à nouveau demain quelqu'un nous réponde et nous dise que, non, jamais, nous ne serons plus seuls.

Car en fin de compte qu'est-ce donc que cette alliance ?

Formé à partir de θήκη caisse, cercueil, tombeau, διαθήκη désigne le testament, arrangement entre deux parties quand συνθήκη signifie pacte ou alliance ; convention. Distincts par les préfixes classiques de δια - à travers, par - et συν, on comprend bien que le premier ne désigne pas un arrangement entre deux parties égales mais les dispositions prise par l'un à l'égard de l'autre - ce en quoi testament est effectivement plutôt bien trouvé. Le testament, du latin testor, renvoie d'abord à la prise à témoin, ce dernier étant d'abord une déclaration orale avant d'être le legs que l'on fit à sa descendance. Les latins qui n'appréciaient rien tant que la dureté épaisse des choses et la noirceur des pierres aimaient enterrer en quelque caisse au recoin du forum ce qui fondait cité, croyance et histoire. La mère des jumeaux turbulents sera enterrée vivante et plus jamais on ne parlera d'elle ; Tarpéia sera couverte des armes et bijoux qui furent le prix de sa trahison. Les juifs scrutaient plutôt le ciel ! Mais quoi enracinement dans le creuset des foyers ou écho assourdissant de la parole originaire forment indifféremment le lien qui du monde et de l'ordre nous font solidaires.

Le Christ, dans cette lente agonie où il s'efforça de ne rien montrer qui enlaidisse plus encore la haine obscène de la foule, au moment même où affaibli à l'extrême, il n'est plus protégé par rien, pas même son corps. Voici : l'abandon n'est que passage ; ce moment fugace où l'on n'est plus et pas encore ; ce moment étrange où, au milieu du gué, il n'est plus possible de rebrousser chemin et pas encore d'avancer ; où les deux rives semblent également hors d'atteinte. Dans le désert, il pouvait braver toutes les provocations … là, pour quelques instants, il est démuni. Peu après il remettra son esprit entre les mains du Père et retrouvera sa place. Mais là, pour quelques instants …

La faiblesse ressenti de l'abandon n'est donc que celle du passage ; de ce qu'en grec on nomme crise. Le prix à payer ? même pas. L'angoisse pour quelques instants d'un chemin devenu étroit.

Est-ce cela la foi ? je sais seulement que le lien, même ténu, demeure. Qu'il faut s'en aller chercher au plus profond de soi, en cette tension qui nous habite à tenter toujours de nous réinventer. Je sais seulement que nous ne sommes jamais seuls

Toujours une voix nous répond. Elle peut prendre la couleur de l'autre ! elle revêt parfois l'intonation gourmande de ce petit écho intérieur que Socrate appelait son démon ! Parfois elle semble surgie de nulle part fracassée et réverbérée comme un écho. Mais toujours elle nous dit le chemin, et le courage de s'y écorcher.

Elle ne dit pas d'œuvrer par devoir mais par sincérité ; ne nous dit pas d'obéir mais d'écouter ; elle dessine seulement l'horizon qui s'ouvre à qui sait encore marcher.

Car il n'est pas de répit possible pour l'être ! Et même s'il devait être vrai que les chemins ne mènent nulle part, néanmoins ils valent pour les rencontres qu'on y fait ; les voix qu'on y entend et les roses qu'on y cueille fussent-elles ronceuses !

 

On comprend mieux alors cette réponse faite aux pharisiens :

Si l'amour peut être au centre des deux commandements essentiels du message christique, ce n'est pas un hasard.

Quel est le premier de tous les commandements ? 28 29
δὲ Ἰησοῦς ἀπεκρίθη αὐτῷ ὅτι Πρώτη πάντων τῶν ἐντολῶν, Ἄκουε, Ἰσραήλ: κύριος ὁ θεὸς ἡμῶν, κύριος εἷς ἐστίν:
Jésus répondit : Le premier est : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur. 29 30
καὶ ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς διανοίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ἰσχύος σου. Αὕτη πρώτη ἐντολή.
Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta pensée, et de toute ta force. [C'est là le premier commandement.] 30 31
Καὶ δευτέρα ὁμοία αὕτη, Ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν. Μείζων τούτων ἄλλη ἐντολὴ οὐκ ἔστιν.
Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a point d'autre commandement plus grand que ceux-ci.

 

Ce commandement ici est ἐντολή de ἐντέλλω, recommander, commander, ordonner verbe composé de τέλλω : accomplir. Le préfixe ἐν suggère l'intériorité : l'accomplissement dont il est question ici est intime et engage la totalité de l'être ; d'où cœur, âme et pensée. Quant à ἰσχυρός : force, robustesse de ἴσχω tenir fermement, se comporterqui vient compléter cœur âme et pensée, il souligne seulement que l'amour est ici l'essentiel de l'être s'accomplissant.

La seule voie possible qui explique que chemin, vérité et vie fussent synonymes.

Si le grec met logos en premier, le latin qui ne lui cède en rien ici conjugue le verbe lego - recueillir, ramasser, lire à haute voix - à la fois en eligo - choisir - voire electo - séduire, tromper - d'où nous avons tirer élection, élire ; dilligo - prendre de côté distinguer, choisir - d'où dilection où l'on peut considérer l'équivalent de philia .

A ce titre, le débat ancien sur l"étymologie de religion - religare ou relegere ( relire ou rassembler) - n'a peut-être pas tant de sens qu'on veut. Dans tous les cas, réminiscience des plus vieux actes de l'agriculteur, il s'agira toujours de cueillir, ramasser, mettre de côté et donc de distinguer mais cela même que l'on aura recueilli, il faudra bien le rassembler en gerbe, faisceau, botte ou bouquet.

Voici bien les deux temps de l'être - les deux versants comme adret et ubac où se rejoignent parole, grâce et signe.

Si aimer peut être vu comme une religion, ne plus aimer en tout cas restera toujours une négligence. Du monde comme de l'autre

 

 

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat