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De l'image derechef : son élégance

J'aime les miroirs et m'attache souvent aux reflets. Sans doute parce qu'à leur manière, ils suggèrent cette délicieuse vanité qui nous fait demeurer incapables de détourner notre admiration de notre propre image. Sans doute les miroirs sont-ils devenus plus utilitaires, réservés à toilette et maquillage : pour traces et mondanités, les selfies les ont avantageusement remplacés. Mais, après tout, ces vanités-ci valent bien celle, pitoyable parce qu'invariablement déçue, que traduisent ces mausolées, chapelles et autres caveaux, bientôt désertés avant qu'on n'oublie jusqu'au nom de qui escomptait qu'on l'y célébrât. Car les miroirs savent aussi sinon montrer en tout cas suggérer l'envers du décors ou cette part si précieuse d'intimité qu'on appelle caractère ou, autrefois, âme - est-ce un hasard si l'on appela autrefois psyché ces grands miroirs inclinables qui permettaient de se voir en pied.

Que disent de nous ces reflets dont nous savons qu'ils sont inversés ; ces images que nous savons renversées ?

C'est ici première raison qui me les fait aimer : ils me rappellent un des rares conseils que, père maladroit et incertain, je transmis à mes filles : agissez toujours en sorte de pouvoir vous regarder dans la glace, au matin, sans régurgiter de honte. C'était supposer que l'image, loin d'être pauvre, était grosse au contraire de tout ce que nous cachions, ne voulions ou ne pouvions pas voir. Et si Descartes avait tort de considérer que les sens étaient trompeurs ? et qu'au contraire ils fussent tellement transparents , fiables ou honnêtes qu'avec un tant soit peu d'habileté et de sagacité, mais réelle ironie, ils fussent si emplis de nous et tapageusement effrontés pour savoir donner à voir, au moins à deviner, ce que nous aurions bien aimé cacher.

Les peintres ne l’ignoraient pas qui souvent en jouèrent, tel van Eyck ici qui par ce petit trou de souris qu'est le miroir au fond donne à voir la scène, à l'envers, de l'autre côté, du côté de celui qui peint ; de celui qui regarde, précisément. Le regard du monde, du créateur qui donne un sens ; de Dieu. Il ne nous est jamais donné de voir ce qu'il y a derrière le miroir, derrière le photographe ou la caméra ce qui devrait tempérer au moins un peu l'agaçante prétention de nos vidéastes contemporains ivres de réalités ! les pauvres, le savent-ils ? oui, bien sûr mais pour quelle inavouable vulgarité cherchent-ils à nous duper ? mais par quel cruel mépris espèrent-ils encore que le stratagème fonctionnera encore ?

La réalité est épaisse, comme la rocaille, sombre et dure à s'y blesser - elle ne porte pas pour rien le nom d'objet - il nous faut toute notre imposture, gêne et outrecuidance pour la métamorphoser en projet et d'obstacle incontournable devenir ce avec quoi nous bâtissons nos églises et nos cathédrales. C'est cette épaisseur que l'image tronque, escamote ou atténue qui pourtant, en se jouant, pourrait au moins en offrir l'illusion.

Je les regarde ceux-ci qui, tôt matin, prirent leçon de dessin. Tous, appliqués, debout qui plus est, tentant de croquer perspective et lignes de la passerelle. Eux savent la vanité de l'image et peut-être cette étonnante justification des iconoclastes : vouloir faire entrer l'infini en une image est cause impossible. Mais savent-ils qu'elle est dangereuse ? Dira-t-on jamais assez cet horizon bouché, tant du côté des sens que de la raison, qui nous fait myopes à tout et nous cogner à la moindre aspérité. Blasphématoire peut-être de réduire ainsi l'être à si peu parce que c'est le mal dire ; idolâtre sans doute de nous faire si vite prendre le reflet pour le modèle. A en oublier l'original ou nous le croire pieusement disponible quand c'est nous au contraire qui nous y soumettons

Car le risque n'est pas mince où Girard verra l'une des sources de la crise mimétique : le doublet est mortifère. Est-ce pour cela que les populations confrontées pour la première fois à la photographie la repoussèrent y considérant outrage et menace : la peur que cet appareil étrange n'engouffre leur âme et la détruise ? Est-ce pour ceci encore que la gémellité le plus souvent fut entendue comme menace suffisamment grave pour que des rites magiques fussent mis en œuvre afin d'en déjouer le péril ? Pour ceci enfin que, rite funéraire archaïque peut-être mais qui subsiste bien plus qu'on ne le croit, l'on voile les miroirs comme si l'on craignait que de s'y refléter l'âme du défunt ne s'y empêtre et ne parvienne plus à poursuivre sa route.

Car le miroir touche à la mort ! Les grecs avaient imaginé le Léthé pour effacer toute mémoire d'entre le monde des vivants et des morts ! Nous avons imaginé le miroir ! Que l'on retrouve notamment dans l'Orphée de Cocteau. Qui en fait un lieu de passage comme il est nécessaire en tout récit qui se veut fantastique ; comme nous en rêvons parce que nous sommes incapables seulement d'imaginer rupture de continuité dans le monde. L'image est ce point de passage, cette ligne de partage tellement épaisse d'être infime : elle ne saurait donc être neutre ni innocente. Tous ont dit qu'il fallait la manier avec prudence, au point de même l'interdire.

Et si, sur ce point du moins, ils avaient raison ? Car, non l'image n'est jamais innocente ni anodine et ne manque jamais d'insidieusement s'intercaler.

Il nous faut donc choisir, angle, perspective, point de vue, posture : tel est le premier sens d'élégance. Sans doute avons-nous vue qui nous ressemble : nos ne saisissons jamais que ce que l'étroitesse de notre esprit nous permet d'approcher. Celui-ci verra objet à convoiter ; celui-là, comme transporté d'émotions en restera presque muet ; celui-ci enfin, par peur ou pour se donner l'illusion de rester maître de la situation, intercalera entre lui et l'image, idées, principes ; valeurs *. Qui ne sont encore que représentations comme si nous ne pouvions y échapper.

Il fut au moins un point sur quoi nous nous sommes tous trompés : l'image n'est jamais passive mais un acte et peut-être même acte pur ; au même titre que nos sens ne se réduisent pas à une hypothétique impression en creux qu'un stylet molle incrusterait en nos âmes molles toutes disposées toujours à l'accueillir mais avant même de nous marquer sont déjà un choix, un regard, une perspective.

C'est ceci au fond que je voulais dire à mes filles : cette image que vous donnez est-ce bien vous ? est-ce bien ceci que vous voulez donner à voir et à transmettre ? Dont vous voulez qu’on se souvienne ?

Un acte pur parce qu'elle est déjà choix et ne peut pas ne pas l'être. On y pense peu mais curieusement agir - ἄγω, ago en latin - d'abord signifie mener, conduire comme on emmène et pousse devant soi le bétail en tentant d'éviter qu'il se s'égare. C'est donc guider, gouverner. Avant d'être ce pouvoir de transformer le réel, de produire des effets sur les choses comme les êtres, ou d'exprimer par ce biais sa volonté, avant d'être ce travail de la main, agir conserve quelque chose de cette sortie de l'étable ; de cette excursion.

Au sens d'Aristote en tout cas, c'est sortir de l'indécision, de la virtualité ; de la puissance. On passe à l'acte comme on traverse une rue ou passe à l'ennemi. Agir c'est vouloir le clair et le distinct. C'est donc déjà trier, classer ; choisir. Trier, dit le dictionnaire , d'après le latin terere, c'est frotter pour enlever la balle, battre le blé ; broyer. Mais trier, on le sait bien, ne va pas sans une clé de tri, un ordre prévu, préparé, conçu. Choisi, ici encore. L'image, celle que l'on offre de soi ou celle que l'on saisit du monde ou de l'autre, fait effectivement ce travail. Il n'est pas vrai que les sens soient faculté uniquement immédiate, offrant tout et tous dans un aimable désordre ou mélanger d'être offert en même temps ni donc que ce fût travail de la raison d'y mettre de l'ordre, de la distinction. Ce jeu inversé d'entre analyse et synthèse qui les ferait à la fin se compléter est peut-être un autre cliché. En réalité le choix est implicite ; le tri est toujours déjà opéré, si subtilement insistant que nous ne saurions nous y dérober.

On en mènera étude anthropologique, psychologique ou sociologique, qu'importe ! J'y devine un versant métaphysique. Expulsion, impulsion, excursion, incursion, dans, devant ou dehors, oui tout ressemble à ces petites frontières que l'on franchit volontairement et se veulent ainsi découverte ou conquête, ou dont on subit l’empiétement qui signifient alors violence et soumission ; portes que l'on entrouvre délicatement et deviennent alors invitation au dialogue ou qu'on laisse battantes au gré des quatre vents qui claquent alors comme autant de vulgarités jetées au visage. Ce que l'on sait, montre et découvre ; ce que l'on tait, ignore ou recouvre … il m'arrive de songer que sans doute, au gré de nos existences, nos chemins sont tant intérieurs qu'extérieurs et ne se dessinent que de ces discrètes sorties où nous risquons à chaque instant la dérive du trop ou l'humiliation du trop peu ; de ces étranges empiétements à quoi nous consentons parfois mais nous refusons souvent ; qui ensemble sont l'écot de notre ambivalence.

Je ne crois pas qu'il se fût agi de frustres superstitions que d'avoir, d'emblée, dès le Décalogue, opposé l'interdit de l'image. Si elle implique apostasie, c'est bien parce que l'image est déjà acte et qu'elle ne manquerait pas vite de s'interposer, de faire écran entre Dieu et son peuple en happant sur elle tant lumière que dévotion. (Dt 4,15) Il n'en demeure pas moins troublant que rien de la représentation du monde ne soit acceptable dès lors qu'il s'agit d'un vivant, fût ce un animal. Comment l'entendre autrement ? Exister est une fin en soi ; ne se peut être ni truchement, ni outil, ni moyen en vue d'une fin extérieure. Vivre, procède ainsi de la geste divine, de ce doigt apposé qui fait soudainement s'animer le réel. Je vois un lien entre cet interdit qui apparaît ainsi dès le second commandement et la colère de Dieu contre Moïse dès lors que celui-ci proteste de son bégaiement pour se soustraire à la mission confiée :

Moïse dit à l'Éternel : Ah ! Seigneur, je ne suis pas un homme qui ait la parole facile, et ce n'est ni d'hier ni d'avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur ; car j'ai la bouche et la langue embarrassées. L'Éternel lui dit : Qui a fait la bouche de l'homme ? et qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle ? N'est-ce pas moi, l'Éternel ? Va donc, je serai avec ta bouche, et je t'enseignerai ce que tu auras à dire. Moïse dit : Ah ! Seigneur, envoie qui tu voudras envoyer. Alors la colère de l'Éternel s'enflamma contre Moïse, et il dit : N'y a t-il pas ton frère Aaron, le Lévite ? Je sais qu'il parlera facilement. Le voici lui-même, qui vient au-devant de toi ; et, quand il te verra, il se réjouira dans son coeur. Tu lui parleras, et tu mettras les paroles dans sa bouche ; et moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche, et je vous enseignerai ce que vous aurez à faire. 1 Il parlera pour toi au peuple ; il te servira de bouche, et tu tiendras pour lui la place de Dieu. Ex 4, 11

Moïse est un intermédiaire ; un moyen. Il est celui qui, sur le canal de la communication, facilite la circulation du message vers le destinataire. Qu'il le fasse correctement, il est ange, prophète, porte-parole, traducteur ; qu'il le fasse mal, le voici traître, diable ou parasite. La colère divine pourrait paraître excessive voire injustifiée : elle ne l'est pas. L'intermédiaire, celui qui est entre, n'a à se placer ni au début ni à la fin ; il n'est pas l’auteur du message et n'a pas à s'y substituer. Il n'en est pas le destinataire final. Il ne se justifie que de remplir ce rôle d'intermédiaire qu'on lui confie et à quoi il ne peut ni ne doit se soustraire. Seul Dieu est α et ω, principe et fin, quiconque en usurperait la place tomberait immédiatement dans l'apostasie et le blasphème. Ainsi de l'image qui n'est acceptable qu'en tant que moyen mais, précisément, moyen si dangereux, sans doute parce qu'acte pur, il vaut mieux ne pas l'utiliser. La preuve par l'exemple en est évidemment l'épisode du Veau d'Or.

Il n'est en réalité d'idolâtrie que de la technique : nos sociétés si sottement fières et entichées de leurs savoir-faire et techniques devraient s'interroger : c'est bien au diable qu'elles vendirent leur âme - qu'il ait nom performance ou progrès ne change pas grand chose.

La querelle de l'iconoclasme qui rejaillira jusqu'au vertige doctrinaire si souvent obtus d'un Calvin est néanmoins révélatrice de l'action cruciale de l'image. Dans les religions du Livre, car ceci est commun à toutes celles qui se revendiquent d'un Dieu transcendant et créateur, rien ne paraît plus important que cette insaisissabilité. Dieu ne donne pas son nom - car le Qui est de Ex 3, 14 est évidemment une non-réponse, l'impossibilité de le regarder en face et donc l'obligation de détourner son regard ; l'injonction de ne pas prononcer son nom en vain etc tout ceci va dans le même sens.

Au même titre que le Noli me tangere qui sans doute signifie plus ne me retiens pas que ne me touche pas ! La facilité avec laquelle le peuple juif passa de la piété presque craintive aux pieds de la Montagne à l'adoration empressée d'une simple icône, la possibilité même d'une mise à mort du divin - si incompréhensible pour la culture latine - montre assez qu'hors de son élément, et du fait de l'arbitre humain, le divin n'est pas invincible et quand bien même le serait-il, il est peu audible ; rarement entendu en tout état de cause. Ce Noli me tangere suggère même crainte d'être empêtré que les miroirs voilés aux veillée funèbres. Que rien ni sensation ni représentation ne vienne faire écran : comment dire mieux la puissance de l'image ?

Ici cette conjonction apparemment contradictoire entre pesanteur et grâce d'une image qui à la fois manque de peu de vous perdre mais vous conduit à supporter la lumière de l'être ; vous empêche d'être trop ou trop vite, aspiré par le haut, en même temps que vous interdit de vous empêtrer dans le sordide.

L'élégance tient à ceci : choisir ce que par elle l'on veut montrer qui doit vous augmenter autant que celui qui la regardera ; choisir surtout la place qu'on lui accordera afin que simple chemin elle ne devienne jamais entrave de rien.

Ce choix c'est le nôtre, tout le temps, ainsi que celui de notre temps.

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Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat