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L'élégance d'être humain

O la vile chose, dict-il, et abjecte, que l’homme, s’il ne s’esleve au dessus de l’humanité ! Voylà un bon mot et un utile desir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’esperer enjamber plus que de l’estandue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ny que l’homme se monte au dessus de soy et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. Il s’eslevera si Dieu lui preste extraordinairement la main ; il s’eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes. C’est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoique, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose. Montaigne, Essais II, Apologie de R Sebon, fin

 

Une église, en Lozère, comme beaucoup d'autres, émouvante mais sans rien d'exceptionnel qui vous l'eût fait considérer comme l'une des merveilles du monde ; esseulée comme le village lui-même en cette curieuse contrée qui, faute d'aisances, sacrifia seulement un plus tôt que les autres à ce rite étrange de s'aller agglutiner en cellules urbaines qu'aucune flammèche d'espérance n'allumerait jamais sans que la misère le disputât à la déréliction fétide, à l'air engravé d'indifférence et à l'impossible retour.

Je me trompai pourtant ! oh un petit peu seulement ! L'église avait été ornée, du porche à chacun des bancs, jusqu'aux deux chaises devant l'autel, de petits bouquets sans prétention : pas de rose donc pas de ronce non plus ; des petites fleurs des champs. Un mariage allait s'y célébrer. Qui méritait bien qu'on le préparât ! Et qu'on embellisse les lieux.

Il y a quelque chose, dans ces églises désormais vides qui attriste. Est-ce de préfigurer monde d'où nous aurions disparu ? que nous avons commencé de fuir, assurément. Il m'est arrivé de chercher des figures d'abandon : en voici une. J'ai pu m'éblouir parfois de cette ferveur qui parvint à parsemer chaque recoin de nos terres de ces lieux de recueillement, de prière ; il m'est arrivé de me désoler de les voir ainsi désertés. Réduits à des lieux de culture ou d'histoire ; oubliés.

Je ne suis pas chrétien et me suis toujours refusé à faire démonstration de l'existence ou non d'un dieu qui inspirât tout ceci mais comment ne pas imaginer, à rebours de tous ces survivants qui durent bien se demander si le regard de Dieu, qui les avait si souvent protégés, ne s'était pas détourné de leur tragédie, comment, oui, ne pas se demander si, à son tour, cette présence que plus personne ne sollicite ni ne vient prier n'avait pas elle aussi la certitude d'avoir été abandonnée.

Qu'est un Dieu devant qui plus personne ne se prosterne, baisse les yeux et prie ? Pouvons-nous nous écarter ainsi, tout oublier - avec tant de raisons pertinentes et de griefs fondés à l'encontre de ces assemblées qui furent plus souvent entreprises de soumission et école d'humiliation - sans en même temps au moins nous interroger sur ces terres que nous avons désertées et craindre peut-être d'avoir commis, nous aussi l'irréparable ?

Mais est-ce le cas ?

Il est toujours, en chaque village, femme ou homme, pas même nécessairement élu local, détenant les clés, chargé, à la demande ou à heures strictes, d'ouvrir les lieux, de les faire visiter. De les aérer. Je l'avais rencontré presque par hasard et sur ma demande, fier et intrigué à la fois, s'en alla chez lui chercher cette clé qui me sembla énorme. Ceux-ci, à leur manière, entretiennent sinon la flamme en tout cas les braises.

Car les braises quoiqu'on en dise, crépitent et craquent encore car bien plus intimes que ces voix intérieures que nous arrivions, même mal, à étouffer jusqu'ici car nous rappellent en ces lieux pour donner souffle à nos épousailles, espérance à nos petits que nous y accueillons, dignité et hommage à ceux qui nous quittent. A chaque moment que nous jugeons important, ceux si décisifs qui nous font ou nous effritent, nous revenons et célébrons, attirés par un murmure ou poussés par un souffle irrésistible. Je crois bien que nous ne nous sommes pas tant éloignés que cela pour y revenir ainsi.

Comme s'il nous fallait, par quelque cantique ou sermon, nous rappeler, non à nos devoirs, mais à cette voix sourde, tantôt dérangeante, tantôt inquiétante, mais jamais tout-à-fait éteinte et rassurante pour cette raison même, voix qui nous chuchote combien peu nous nous résumons à nos empressements, affairements ; non plus qu'à nos médiocres désirs ou nos lourdes et si triviales frustrations ; combien, quoiqu'il arrive ou fassions, nous valons mieux que ce que nous sommes ; le pourrions ! Ce qui nous aide ainsi à vivre, en tout cas, de l'espérer.

Je crois bien, puisque telle est bien la question, que c'est en ceci que réside l'humanité de l'homme : en ceci qu'il regimbe, râle, refuse, renâcle le plus souvent à se soumettre en même temps que, se posant sempiternellement la question de ses place et identité dans le monde, il ne cesse sourdement de rêver que quelqu'un lui réponde et assigne un rôle quitte à le contester nonobstant quelques secondes plus tard. Fanfaron, il ne gonfle la poitrine que pour se vanter d'avoir toisé qui osait le défier, Dieu y compris, juste avant de suivre la lente procession de tous ceux qui, en silence, rêvent de pardon et de paix.

Etre homme ? qui sait ce que cela signifie sinon ces lancinantes incertitudes, ces constantes valses hésitations qui font son chemin ressembler à tout sauf à cette fière ligne droite que notre raison exige et prétend suivre sans y verser jamais autrement que dans les illusions de sa superbe.

Après des siècles de masochisme théologique où faillibilité, malignité et perversité furent alléguées pour exiger de tous repentance puis soumission aux autorités tant spirituelles que temporelles, quelque chose, qui n'était pas encore la révolution mais déjà une remise en question, se leva qu'on appela humanisme. Courant littéraire autant que philosophique qui peine à se définir précisément même si tous s'y retrouvent, à rebours d'une église qui l'aura constamment relégué dans les affres méprisables du péché, en tout cas de la vanité, à offrir de l'homme image plutôt positive et confiante. Entre une foi qui ne vous considère que comme une image mais tellement dégradée et dégradante de l’Être et une philosophie qui vous considère comme le socle de toutes les avancées, progrès et liberté possibles, la balance peinera sans doute à pencher, mais contribuera à cette désertion.

Que je ne crois pas inéluctable. A lire les avertissements plus eschatologiques parfois qu'écologiques, faisant de l'homme le grand prédateur et destructeur menaçant de tout emporter avec lui, à entendre les invectives inquisitoriales d'autres faisant de l'homme mâle un sinistre criminel avide de tout se soumettre, je devine l'image de l'homme se noircir derechef, ouvrant le terrain à de nouveaux imprécateurs véhéments et sourcilleux qui auront sitôt fait de nos modernes lanceurs d'alertes les sbires empressés d'une culpabilisation générale.

Alors quoi ? mi-ange mi bête ? ni l'un ni l'autre ? qu'est- ce donc que cet homme qui ne prise rien tant que de parler de lui-même, même en mal ?

Pourquoi classer cette entrée dans pesanteur et grâce ? pour ce jeu d'entre deux forces, qui n'est pas dialectique, puisque rien ici ne finit par dépasser l'autre ni la confrontation des deux, parce qu'en l'homme, l'insupportable lourdeur se veut néanmoins le terreau de la grâce .

C'est bien ici affaire d'élégance

De la même famille que diligo, issu directement de eligo - arracher en cueillant, choisir, élire - élégance - distingué, de bon goût ! J'aime assez que les deux termes - élégance et distinction - désignent cette mise à l'écart ou à distance qui est, précisément, la posture où l'homme se retrouve rejeté, devant le monde et non plus simplement dans, du seul fait d'être conscient. Exilé, temporaire ou définitif, il erre, tel Caïn, isolé, incapable durablement de surmonter ses divisions, condamné le plus souvent à voir ses œuvres dispersées, et le meilleur de lui-même se retourner contre lui. Les grecs me paraissent avoir vu plus juste que les textes bibliques : ce qui le menace, constamment, en ses meilleurs moments comme en ses pires aspirations, c'est bien la démesure. Comment pourrait-il y échapper lui qui ne peut plus envisager le monde qu'avec ses seuls yeux et son impuissance à déporter son point de vue ? aurait-il pu ne pas se placer au-dessus des autres vivants lui qui est le seul à penser consciemment ce qu'il perçoit du monde ? c'est en tout cas une élégance qu'il n'eut pas toujours ! Anthropocentriste ? oui évidemment ! Ne pas l'être , n'eût été possible qu'à condition de rencontrer autre conscience que la sienne - ou d'y avoir été confronté . Mais l'homme est seul de son espèce et ainsi seul au monde. Je ne suis au reste pas convaincu qu'il eût longtemps supporté le contraire ! A moins que ?

Voici expérience à laquelle nous avons tous été confrontés : il faisait beau et chaud mais, pour une fois, un ciel joliment orné de ces cotonneuses nuées, offrait de n'écraser point les couleurs ni d'éblouir au point d'offrir émouvant kaléidoscope de vie entre le verdâtre des conifères subsistant héroïquement, et les bleus stochastiquement dégradés mais ponctués des blancs veloutés des nuages. Mais l'essentiel n'était pas ici. Dans ce ciel que le lac aimablement désapprenait d'engouffrer. On voit bien ici - mais le comprend-on ? - combien l'image réfléchie s'écarte, plus sombre mais pas moins nette ; sommes-nous pour autant assez fermes en nos jugements pour décider laquelle est l'originale, laquelle la copie ? pour décider laquelle des deux est la plus belle ? laquelle des deux dit mieux le vrai ? Contemplant ce spectacle il me plaît à imaginer assister ainsi à quelque dialogue insolite entre les éléments comme si tous nos préjugés subitement m'éclataient en pleine figure qui m'avaient fait considérer rétrograde fétichisme ces croyances prêtant vie, volonté et exigences à la nature. Moi qui avais appris de Kant que jamais je ne saurais m'extirper de mon esprit pour discerner comment sont les choses en soi, moi qui déjà amputé de tout organe qui m'eût permis de saisir ce que ressentait l'autre et l'éprouver avec lui, me découvrais comme cloîtré en une forteresse qui pour n'être ni toujours désagréable ni vraiment douloureuse, m'isolait pourtant en un soliloque désespérant, moi qui savais ne pouvoir épouser qu'un seul point de vue, et n'offrir de tableau ou de théorie - mais n'est-ce point la même chose ? - que partielle et partiale, voici que j'avais devant moi cette lourde mais prometteuse évidence : ce qui devant moi était, ne se contentait d'être ni immobile ni silencieux mais offrait sinon un sens en tout cas un regard qui n'était pas le mien ; qui peut-être même portait sur moi au moins autant que moi sur lui.

Regarder sans doute était plus complexe qu'il n'y paraissait ! L'étymologie de garder le suggère, qui pour une fois est germanique - warten - et signifie à la fois surveiller comme on le ferait pour un prisonnier mais aussi pour un enfant et ainsi veiller à le préserver ; prendre soin de quelque chose ou quelqu'un ; protéger l'accès d'un lieu mais aussi retenir quelqu'un … on le voit garder suppose patience, délai, attente.

Regarder comme on le croit souvent n'appelle pas l'espace … mais le temps.

Regarder c'est veiller comme le ferait berger pour son troupeau tâchant rien qu'en étant là et attendant - warten - qu'aucune bête ne s'égare. Est-ce ceci que suggérait Heidegger en écrivant qu'il était le berger de l'être ? Il s'avère en tout cas que nous ne nous contentons pas d'occuper l'espace, ni de marquer notre territoire - en le souillant - comme le font tant de bêtes. Je ne saurais dire si nous l'entretenons plus que nous ne le souillons et abîmons, il est avéré en tout cas que nous en faisons un monde humain où ce qui demeurait de nature originelle est métamorphosé en chose ou marchandise qui porte notre marque. Mais si l'inverse était vrai tout autant ? Que le monde, telle cette image projetée dans le lac, inscrivait en notre âme toutes les vertus autant que nos pesanteurs, toutes les couleurs certes mais tant d'abyssales noirceurs ?

Etre homme, oui, c'est être au monde en même temps que récuser n'être que cela. Etre homme c'est veiller le monde comme il nous veille ; éveiller le monde comme il nous éveille. Dans cet insondable jeu de miroir ne serait-ce pas l'infini de l'être qui, comme en cascade, se mettait en scène ?

Nous savons tous ce que donner un sens ou poser sa marque signifie ! Ainsi que Rousseau le suggérait : borner son champ, hérisser son territoire de barrières et proclamer ceci est à moi ! ou mieux encore, plus vertueux en tout cas plus pacifique, faire œuvre c'est-à-dire s'affairer en son texte, mélodie ou peinture pour qu’ils fassent sens c'est-à-dire ne se contentent pas d'imiter leur modèle mais que s'y niche toujours plus que ce que l'auteur aura voulu y mettre et le récipiendaire pu y trouver. Comme en cet univers qui ne se s'impose aucune borne, constellé d'étoiles, tantôt brillantes tantôt moins, réunies en d'improbables grappes esquissant figures et formes en un silence implacable et inquiétant à certains qui prolonge pourtant encore le lointain écho du fracas des origines, un univers parce que envisagé comme un ensemble, un monde parce qu'il est notre ornement. Où le poète trouvera champ d'inspiration, l'homme de raison, champ de connaissance, le paysan lumière et chaleur pour les fruits de son champ et le prophète signe pour conduire son peuple.

Je ne sais si nous donnons un sens ou seulement le trouvons, c'est en tout cas toujours même miracle qui métamorphose tâches d'encre même savamment éparpillées sur feuille de papier en poème d'amour, récit épique ou prière fervente. Il y a, peut-être, un ange qui le souffle à nos oreilles, une voix qui nous appelle, une lueur là-bas qui tonitrue ! qu'importe au fond puisque la vie en surgit ! le sens autant que le chemin.

Je ne dis pas que seul l'artiste sauverait l'homme de la vulgarité mais que c'est être homme, en chacun de ses gestes même le plus trivial, de faire sens ; d'œuvrer. De s'y essayer en tout cas et le vouloir. Mais que c'est être homme encore que de savoir regarder et écouter et ainsi de ne pas pousser sa vanité au point de croire qu'il fût seul à faire sens.

Car l'univers parle et le monde à chaque instant grave ses signes que nous avons désappris de comprendre et que notre fatuité nous interdit de seulement chercher.

Dans ce jeu de miroir que dessine le lac, ou parfois le fleuve seulement pour peu que le ciel s'éclaire, il y a tout à lire, une parole comme un regard, une veille comme une exhortation. Le monde est-il vivant au point de nous pouvoir parler ou bien n'est-il que ce subtil miroir qui à la fois nous permet de supporter, sans être aveuglé, la lumière de l’Être et suggère ce que de nous ce dernier voit.

Me hantent ces ocelles que par rage, dans un geste d'une divine superbe, Héra ramasse et rejette par dessus le monde : car ce sont les yeux d'Argos qui avait été chargé de surveiller son infidèle époux Zeus mais qui, ému par la musique qu'Hermès venait d'inventer, pleura tant qu'il en eut les yeux embués et ne vit pas le coup venir qu’insidieusement porta Hermès. Parce que ces ocelles, éparpillées sur les plumes des paons ne sont rien d'autre que le regard du divin - peut-être inquisiteur mais aussi protecteur ; l'envers du décor ; le commencement du dialogue. Non plus seulement nous regardant le monde en essayant d'y prendre place, mais en face, le monde, c'est-à-dire Dieu, nous regardant faire,

Paul reproche aux juifs de n'attendre et ne vouloir lire que des signes 1Cor 1,22 ! σημεῖον - signe, marque, preuve, signal céleste. Il a tort ! Ils y sont ; éclatants pour qui veut se donner la peine d'y assagir son regard. Aux grecs de quêter une sagesse qui ne leur a pas même permis de trouver Dieu. Il a tort : leur sagesse n'était pas que ruse ou habileté mais invite à vivre en regard de la mesure. Paul, sans doute trop fraîchement converti, se précipite, invective et, sans nuances, rejette et, parfois, condamne. Ce qu'il n'a pas vu : combien ensemble, grecs et juifs avaient inventé le double chemin qui, de l'âme au monde et du monde à l'âme, esquissent la ligne qui mène à l'humain et le bâtit. Il n'a pas vu que sa lourdeur et la rude opacité de la chose sont précisément ce à quoi l'homme doit se heurter pour éveiller l'esprit ; que la fluide légèreté des vents et le velouté des nuées sont autant d'invites aux rêves, à la méditation, à la prière pour qu'éclose la pensée. Il n'a pas vu, ne le voulut sans doute pas, combien le devenir homme s'écrit sur ce sentier qui ne s'achève jamais même si parfois on en croit entrapercevoir le terme, se dessine dans ce perpétuel va et vient, de soi au monde et retour, qui prend nom réflexion ou réverbération selon que l'on penche du côté de la sagesse ou des sens, de la dure abstraction ou de la douce œuvre. Il ne pouvait admettre, lui qui reçut la Révélation comme un coup de tonnerre, combien cette rencontre inespérée du signe et de la sagesse ne pouvait être cet éclair qui aveugle et vous fait courber le dos puis implorer, penaud et scrupuleux, mais plutôt une voix lumineuse comme cantique, une lueur chaude comme fresque antique qui vous font vous lever et marcher, traverser solitudes, fendre foules et braver ironies, qui vous font vous redresser, ivre de confiance parce que, pour la première fois, vous n'êtes ni plus aveuglé par le soleil qu'égaré dans l'obscurité. C'est bien pourtant un signe, comme une comète, qui guida les rois mages vers Bethléem où ils rendirent hommage à l'Envoyé ; ce fut bien pourtant colonne de nuée le jour, de feu la nuit qui attestèrent de la présence de Dieu guidant le chemin de son peuple dans le désert, et l'aguerrissant durant ces quarante années de pérégrinations jusqu'à la terre promise.

Nous devrions sans doute, oui, inverser nos perspectives. Cela fait un moment déjà que nous savons, à rebours de ce que nous imaginions, que, certes, la nature pouvait par ses soubresauts contrecarrer nos récoltes ou récompenser de prodigalité nos efforts et patiences, mais que nous-mêmes par nos intempérances, désirs insatiables et mégalomanies, pouvions télescoper si brutalement l'ordonnancement du monde qu'il menace désormais à chaque instant de cesser de nous porter. Nous avons sans doute été, à l'instar des villageois, si inhospitaliers à l'endroit des dieux, avons manqué si orgueilleusement à nos devoirs les plus élémentaires, qu'ils s'apprêtent, malgré la présence bienveillante des deux vieillards, à submerger la vallée entière et faire disparaître ces sommets d'impiété.

Éclairer les sentiers de notre maison et ne pas manger notre pain dans l'oisiveté

Montaigne a raison : nul homme, à moins d'être saisi d'une folle et tyrannique démesure, n'aspire à devenir divin ni à occuper sa place ! seulement à se pouvoir tenir devant lui, tête haute et regarder en face, pour une fois fier de ses gestes et reconnu pour eux ; en tout cas ni honteux ni coupable. N'être pas aveuglé, c'est précisément ce à quoi le monde est moyen. Ce que Maître Eckart avait compris. Comme un écran , le monde atténue ou filtre le regard de l'être.

Un sentier n'est pas un chemin mais un passage, étroit, sinueux le plus souvent, tout juste propice à laisser passer aujourd'hui randonneurs affectant quête dont ils ont égaré jusqu'à la couleur, les pèlerins d'autrefois à la recherche d'une épure qu'ils crurent sottement ne pouvoir réaliser en leurs espaces coutumiers, ou cette voie que le temps aura malhabilement tracée à mesure des passages des uns ou des autres. Mais cette ligne enfin, qui mène à sa demeure, celui-là même, qu'enfants, nous dessinions, qui accourait exactement jusqu'au pas de la porte surplombée de fenêtres mais surtout d'un toit à la cheminée fumant délicatement de volutes ondulant jusqu'aux nuages. Nul sans doute ne l'avait tracé sinon ceux-là qui habitaient cette maison à l'orée de la forêt, ressemblant à si méprendre à celle abritant nains, fée ou sorcière.

Sans doute Eckart a-t-il raison de considérer parmi les plus importants ces sentiers - semita ; chemin détourné, de traverse - qui nous sont si intimes que nous imaginons en avoir parcouru tous les recoins où, pourtant, la vigilance s'impose - comme si des puissances insoupçonnées manquaient à chaque instant de surgir, et corrompre volonté en velléités, bienveillance en oisiveté. La maison dont il parle, oui, c'est notre âme ; nous en notre identité profonde, rarement excavée mais si souvent turbulente ; duplice, bifide ou ambivalente, comme on voudra, qui par un biais touche au plus près à l'esprit, au souffle et ne rêve que d'être aspiré par cette lumière qui l'emporte et exhausse ; qui par l'autre, aux antipodes, touche à la matière, au devenir et à la corruption et se frotte tant à la noire épaisseur de la matière qu'elle en perdrait presque toute lueur. Oui, ombre et lumière s'y partagent la place et cette maison, si l'on n'y prend garde, est un véritable champ de bataille.

Je n'ai cure, je l'ai déjà écrit, de l'antique controverse entre dualisme métaphysique et monisme matérialiste ; je sais que l'analyse qui autrefois cherchait les points de jointure entre âme et corps n'a en vérité aucun sens ni intérêt ; j'admets que la lecture d'Eckart s'inscrit en plein dans la perspective chrétienne mais ce qu'il écrit - est-ce parce qu'il appartient à ce courant si mal défini du mystique ? - mérite qu'on l'entende.

Oui notre être est partagé ; ambivalent : capable du meilleur comme du pire ; enclin très vite à s'attarder et patauger dans la mare glauque sitôt qu'il s'agit de ses désirs ; susceptible des plus extrêmes violences sitôt qu'il soupçonne son territoire menacé ou ses ambitions contestées par l'autre ; mais sait tendre vers le sublime, en quelques instants fugaces de son existence, développer organisations, philosophie, arts et cités capables d'accueillir autrui et même de l'appeler. Bien sûr nous semblera vieillotte la classification des puissances de l'âme selon qu'elle soit plutôt tournée vers l'esprit ou plutôt vers la matière ; m'intéresse plutôt de comprendre qu'en réalité elles se correspondent et répondent - trois par trois comme il est d'usage ; constamment attirée par la lumière, par le haut mais, parce que jouxtant constamment la matière, la gardant comme la regardant - car c'est bien d'abord question de regard que ces yeux qui emportent le monde en l'âme et risquent ainsi de la tenter - entraînée par le bas où elle risque de se perdre.

Sauf qu'ici, le monde n'est pas seulement espace de perdition, d'exil ou de faute - même s'il peut aussi l'être. Mais terre où naître, grandir et s'affermir ; espace où s'accomplir et devenir humain c'est-à-dire précisément supporter la lumière. Mais cet écran qui lui permet de s'habituer à regarder vers le haut et en supporter la puissance.

Ils finirent bien par traverser le Jourdain … après quarante années mais la promesse fut tenue et la terre tant espérée était là, devant eux. Combien de fois Moïse dut-il se détourner de son chemin pour y parvenir ? combien de fois dut-il intervenir pour plaider la cause de son peuple ? Le chemin n'était pourtant pas si long qui du Mont Horeb conduisait au Jourdain. C'est qu'il fallut bâtir ce peuple si aisément rétif à tout, si peu enclin à se soumettre, se plaignant de tout jusqu'à regretter d'avoir quitté Egypte et lieux de leur servitude … à de nombreuses reprises. Ils eurent beau avoir entendu tonnerre, éclair au milieu de la nuée, ce qui d'habitude se voit, être demeurés aux pied de la montagne et à l'extérieur toujours de la tente d'assignation, savoir, deviner en tout cas que leur Dieu protégeait leur pérégrination et les accompagnait, néanmoins encore et toujours ils regimbèrent et s'en prirent à Moïse et à Aaron.

Ces quarante années ne furent pas seulement sanction pour tous ceux-là qui défièrent Dieu, mais auront été, espace et temps réunis, ce qu'il fallut pour qu'ils puissent enfin lever les yeux vers la lumière. (Nb14) En marchant, encore et toujours, ils s'édifièrent eux-mêmes en même temps que s'offrait à eux le monde, cet espace qui leur permettrait de supporter le regard de l’Être. Le désert les aura ainsi sauvés quand ils se crurent perdus et tel Thalès au fond de son puits, ils virent enfin ce que nul n'avait vu ni cru pouvoir entrevoir jamais.

J'aime cette idée que le monde fut créé pour que l'homme puisse supporter la lumière parce qu'elle dit combien, loin d'être exil, le monde est ce qui se forge à mesure que l'humain se façonne.

Alors oui, Montaigne comme souvent en sa prudence - bien plus qu'humilité - a raison de trouver vain et bigrement présomptueux de vouloir se hisser à hauteur divine mais il ne peut effacer cette voix intérieure qui pousse constamment à voir au-delà, vouloir plus loin ; à agir.

Tel est bien le sens de ce pain de l'oisiveté.

Alors, bien sûr l'humilité - trouver son rang et s'y limiter ! telle est la sagesse ordinaire qui répugne à l'ambition, à la démesure. Et rappelle l'homme à cette glaise dont il est formé. Concilier ceci pourtant avec cette impétuosité - irascibilitas - qui nous fait dire non, et pousser notre chemin toujours plus avant !

Faire bien l'homme dit Montaigne : le secret est dans le mot même puisque homme ne fera jamais que désigner un chemin, ce sentier de traverse. Ni s’abaisser et se mépriser, où les églises pourtant se prélassent goulûment ni blasphémer en toisant l’Être .

Etre humble sans s'humilier jamais ni tolérer de l'être.

Ce chemin n'est pas que de traverse, il est aussi d'une étroitesse incroyable.

La grandeur de l'âme ne consiste pas tant à aller vers le haut et à aller en avant qu'à savoir trouver son rang et s'y limiter: Elle tient pour grand tout ce qui est suffisant et elle montre son élévation en aimant mieux les choses moyennes que les choses éminentes. Il n'y a rien d'aussi beau et d'aussi légitime que de faire bien l'homme, et comme il faut, ni de science aussi ardue que de savoir bien et naturellement vivre cette vie ; et parmi nos maladies, la plus sauvage c'est de mépriser notre être.
III, Sur l'expérience

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat