Textes

L'homme est le berger de l'Être
Lettre sur l'humanisme
à Jean Beaufret en 1947
(Traduction de Munier, Aubier).

 



Mais l'essence de l'homme consiste en ce que l'homme est plus que l'homme seul, pour autant qu'il est représenté comme vivant doué de raison. « Plus » ne saurait être ici compris en un sens additif, comme si la définition traditionnelle de l'homme devait rester la détermination fondamentale, pour connaître ensuite un élargissement par la seule adjonction du caractère existentiel. Le « plus » signifie : plus originel, et par le fait plus essentiel dans l'essence. Mais ici se révèle l'énigme : l'homme est dans la situation d'être-jeté. Ce qui veut dire : en tant que la réplique ek-sistante de l'Être, l'homme dépasse d'autant plus l'animal rationale qu'il est précisément moins en rapport avec l'homme qui se saisit lui-même à partir de la subjectivité. L'homme n'est pas le maître de l'étant. L'homme est le berger de l'Être. Dans ce « moins », l'homme ne perd rien, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité de l'Être. Il gagne l'essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en ceci : être appelé par l'Être lui-même à la sauvegarde de sa vérité. Cet appel vient comme la projection où s'origine l'être-jeté de l'être-le-la [Dasein]. Dans son essence historico-ontologique, l'homme est cet étant dont l'être comme ek-sistence consiste en ceci qu'il habite dans la proximité de l'Être. L'homme est le voisin de l'Être.

[...] Il est dit dans Sein und Zeit [Être et Temps] (p.38) que toute question de la philosophie « renvoie à l'existence ». Mais l'existence dont on parle n'est pas la réalité de l'ego cogito. Elle n'est pas non plus seulement la réalité des sujets produisant en commun les uns pour les autres et par là même venant à soi. Différente en cela fondamentalement de toute existentia et « existence », « l'ek-sistence » est l'habitation ek-statique dans la proximité de l'Être. Elle est la vigilance, c'est-à-dire le souci de l'Être. C'est parce qu'en cette pensée il s'agit de penser quelque chose de simple que la pensée par représentation reçue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de difficulté. Seulement le difficile n'est pas de s'attacher à un sens particulièrement profond, ni de former des concepts compliqués. Il se cache bien plutôt dans la démarche de recul qui fait accéder la pensée à une question qui soit expérience et rend vaine l'opinion habituelle de la philosophie.

On répète partout que la tentative de Sein und Zeit a abouti à une impasse. Laissons cette opinion à elle-même. La pensée qui fait quelques pas dans cet ouvrage aujourd'hui encore demeure en suspens. Mais peut-être entre-temps s'est-elle quelque peu rapprochée de son objet. Aussi longtemps toutefois que la philosophie ne s'occupe constamment que de s'ôter à elle-même toute possibilité d'accès à l'objet de la pensée qui n'est autre que la vérité de l'Être, elle échappe assurément au danger de se rompre jamais à la dureté de son objet. C'est pourquoi le fait de « philosopher » sur l'échec est séparé par un abîme d'une pensée qui elle-même échoue. Si un homme avait l'heur d'accéder à une telle pensée, il n'y aurait là aucun malheur. À cet homme serait fait l'unique don qui puisse venir de l'Être à la pensée.