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Gratitude
On aimerait, assez spontanément, faire de gratitude un synonyme de reconnaissance. La chose n'est pas si simple : si gratitude renvoie à un bienfait dont on a été bénéficiaire ou bien encore à un service que l'on vous eût rendu, elle exprime un sentiment fort a priori sincère qui incite à se rapprocher du donateur ou, au moins, à maintenir une relation forte avec lui ; reconnaissance en revanche par la présence de connaissance, dit plutôt une relation abstraite, presque métaphysique, morale en tout cas, qui lie le donateur au récipiendaire en une relation que je suppose ressembler moins à une quelconque dialectique qui ferait les deux se dépendre réciproquement qu'à une boucle de rétroaction où, indissolublement l'un instituerait la position de l'autre. .
De manière générale, la gratitude se traduit par un remerciement ou si l'on préfère par l'interjection merci ! Mais comment oublier que merci désigne d'abord la grâce que l'on accorde, ou la miséricorde voire la pitié. Merci, de merces salaire, récompense, intérêt, voire faveur, grâce qu'on accorde à quelqu'un en l'épargnant. Qui a pu oublier ces dis merci à la dame, insistances maternelles agaçantes qu'on nous fit à tous qui durent bien, au nom d'une politesse prise en étau ruiner à jamais les moindres élans d'une quelconque spontanéité.
Miséricorde, grâce comment ne pas voir que la gratitude a partie liée au religieux chrétien ? comment ne pas sentir que ce cœur sensible à la compassion pour les malheurs d'autrui que signifie d'abord miséricorde renvoie ici encore au sentiment ; certainement pas à la raison. Quant à la grâce n'est-elle pas ce don absolu sans attente aucune d'un quelconque retour dont seul le divin serait capable ?
Pourtant, puisque décidément la langue raconte plus qu'elle ne veut et bien plus que nous ne savons entendre, gratitude vient d'ingratitude et non l'inverse. L'ingrat c'est le déplaisant, le désagréable ; ce qui n'agrée à rien et ce que l'on ne saurait agréer. Or, effectivement on peut affirmer de quelqu'un qu'il est ingrat ; il n'est pas d'adjectif pour dire le contraire. Est-ce à dire que ce merci que l'on formule, cette reconnaissance dont on prend conscience ne pouvait débuter qu'après que l'on eut désappris d'être désagréable ? J'aime cette inversion pour autant que l'on se souvienne que ceci équivaut à n'agréer rien du monde non plus que n'être jamais bienveillant dans les relations aux autres.
Ne serait-ce pas que, plus simplement, la gratitude illustrât l'art de recevoir ?
Je l'avais vue entrer, presque à la dérobée, se diriger à pas feutrés vers la chapelle dédiée à la Vierge ou à quelque Saint dont j'ai oublié le nom - Joseph peut-être ou Christophe - glisser dans le minuscule tronc, presque caché, niché juste à côté, et se saisir d'un cierge devant lequel elle s'alla prier, agenouillée, juste après l'avoir allumé. Elle n'était pas de noir vêtue comme les vieilles de nos caricatures même si la couleur sur elle paraissait s'éteindre tant par modestie que par lassitude. Pour qui ou pour quoi priait-elle encore ? Se pouvait-il vraiment qu'elle eût encore des désirs à satisfaire ou bien quelle intercession implorait-elle sinon de s'éviter les foudres de l'enfer que son existence durant elle avait eu redoutées ?
Et s'il s'agissait au contraire d'une sempiternelle quémande, d'un remerciement, ? d'un signe de reconnaissance ? de cette ευχαριστία que les catholiques ne détestent plus appeler actions de grâce ? Cette eucharistie qui suggère en même temps : toi je te connais, je te reconnais comme un proche ; je te suis reconnaissant d'être ici, en face de moi.
Elle n'avait jamais été riche et n'eut que très rarement l'opportunité d'être oisive, occasion qu'elle eût rougi d'honteusement saisir … mais elle était vivante. Ses quatre enfants l'ont épuisée de cris, de fureur et d'égoïsme et l'ont, depuis longtemps dessinée en pointillé dans leurs vies mais ils sont tous en bonne santé et ont de belles situations … quoi, n'est-ce pas le rêve de toute mère? Son époux, certes bien rugueux, et taciturne comme une veillée hivernale est parti depuis longtemps et même sa mort fut un morne silence mais il avait néanmoins été époux acceptable, qui l'aima peut-être, sans avoir jamais su le montrer, c'est vrai, mais quoi, l'amour n'est-ce pas fioriture de mauvais romans ? Cela faisait bien longtemps déjà que ses jambes maigrelettes ne la portaient plus que chevrotante mais ce chemin quoique de plus en plus long vers l’Église avec joie elle parvenait encore à le parcourir. Alors pourquoi ne pas remercier de tant de bienfaits ? Certes elle aurait pu nourrir d'autres rêves et n'eût pas démérité d'être ambitieuse : elle aurait surtout détesté, de ne parvenir point à les réaliser, nourrir ces amertumes qui rongent si aisément les esprits vides.
Ceci, elle l'avait toujours su et sans doute appris de son père que longtemps elle avait considéré comme un sage. Et qui le fut peut-être effectivement quoique sa parole fût rare. Mais son geste si lent ; si léger, nonobstant. Etait-il croyant ou l'un de ces laïcards renégats qui se gaussaient à la première soutane ? Elle ne le sut jamais vraiment ; avait seulement repéré que seul de toute la famille, il s'éclipsait à l'heure de la messe. Car il ne comprenait pas qu'on pût prier en un lieu clos, fût-il cathédrale ; derrière des fenêtres fussent-elles de magnifiques vitraux : il ne voulait rien entre le monde et lui, entre Dieu et lui qui s'interposât et amollît la ferveur qu'il éprouvait de vivre.
Il lui suffisait d'un banc, face à l'horizon, et il n'eût jamais compris - encore moins admis - qu'un Choral de Bach ou même un Laudate Dominum de Mozart fussent plus exaltants que le bruissement chantant des feuilles au vent frais des petits matins.
Je peux comprendre qu'on doute du divin ! tout aussi bien puis-je admettre que l'on ait besoin d'un nom, d'un Être vers qui se tourner pour ce que cosmos ou mundus eussent d'aride abstraction - ce célébrissime dieu des philosophes et des savants pointé par Pascal. Mais quoi, concourons-nous ici de quelque éloquence ? Réunissons-nous ici quelque concile qui eût à charge de formuler quelque symbole comme le firent autrefois Nicée ou Constantinople ?
Ce qu'en revanche je comprends moins est cette fâcheuse inclination qui fait tout ramener à soi, à ses petits intérêts et désirs étriqués, cette obsession à tout vouloir comme si le monde n'avait été orchestré que pour la satisfaction de nos âmes sempiternellement inassouvies. Freud s'est trompé : ce n'est pas ici dialectique d'entre principe de plaisir et de réalité qui eût fonction de nous faire renoncer, refouler, reporter à plus tard pour prix de notre normalité. C'était enfermer l'humain dans la forteresse muette mais étouffante où rien ne se transmet ni partage ; où tout enfle si imprudemment le moi qu'il manque à chaque instant non d'exploser mais de dilapider l'être et souiller le monde et d'occuper tout l'espace de son incroyable suffisance.
Est-il possible, qu'au détour d'un chemin, devant panorama à vous donner le vertige, ou simplement devant papillon virevoltant aux matins encore impassibles, on ne se réjouisse pas simplement de cette beauté offerte, qu'on n'eût pas souhait d'en remercier le destin, la fortune, les cieux ? Est-ce si miraculeux d'imaginer qu'au moins une fois dans l'existence chacun, plutôt que de demander sempiternellement et s'en prendre aux cieux, à Dieu, au destin, à la société, à la chance pour les insatisfactions endurées - qu'importe, c'est ici même désagrément - qu'au moins une fois dans son parcours chaotique chacun s'asseye et prenne l'espace de se réjouir, de seulement respirer encore et de pouvoir tendre la main. S'exalte de vivre !
Résonne en moi ce verset du Deutéronome : Lorsque tu mangeras et te rassasieras, tu béniras l'Éternel, ton Dieu, pour le bon pays qu'il t'a donné.
Pourquoi donc la prière ne pourrait-elle pas être ce regard de gratitude, cette parole de reconnaissance si intime qu'à peine susurrée ? Je l'ai écrit souvent : j'aime qu'à cette grâce, qu'improprement l'on traduisit par charité quand elle engage l'ἀγάπη, cet amour inconditionnel que le divin offre au monde et à l'humain, puisse répondre une reconnaissance aussi puissante que possible, une prière qui, pour une fois, ne demanderait rien ; remercierait simplement. Il est mille et une façons de prier : mains jointes ou au contraire ouvertes ; en public ce qui se pratique lors des rituels. Pourquoi leur préférais-je celle, silencieuse, à l'écart, solitaire en cette étrange inversion qui vous fait, en semblant entrer en soi, vous ouvrir au mieux au monde, à l'être ?
J'aime, oui, je l'avoue, ces cierges qui ne servent pas à éclairer ou bien au contraire, comme des phares, constituent des points de repères ou d'ancrage de la lumière.
Nous avons chacun rôle à remplir : frayer une mélodie à la lumière ! Pourfendre l'obscurité, éclairer ce chemin qui nous ramène à l'être, où la grâce s'insinue d'autant mieux que nous saurons l'accueillir non pas comme une évidence, surtout pas comme un dû ; comme un don renouvelé où puiser la force d'avancer encore et toujours ; la rage de lever les yeux en toute confiance ; l'entêtement d'être à la hauteur.
Il n'est pas de récit qui ne raconte la même histoire du divin qui eût dévolu à l'homme la charge de prolonger la création voire même d'en réparer les défaillances. Ce prolongement de la parole créatrice, ce rai de lumière que par ricochet nous pouvons perpétuer et élancer loin au devant, est une des formes de générosité à l'égard du monde et de l'autre à quoi nous oblige la gratitude.
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