Textes

Ovide, Métamorphoses VI, 325

 

Avec lui, je parcourais
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les pâturages, quand, au milieu d'un lac, parmi les roseaux frémissants,
nous voyons se dresser un vieil autel noirci par la cendre des sacrifices.
Mon guide s'arrêta et, saisi d'effroi, murmura : “ Sois-moi favorable ! ”,
et moi, murmurant de même, je dis : “ Sois favorable ! ”
Cependant, comme je demandais si l'autel était consacré aux Naïades,
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à Faunus ou bien à un dieu indigène, mon hôte me répondit :
“ Non, jeune homme, nulle divinité montagnarde n'occupe cet autel ;
la déesse qui le revendique est celle à qui l'épouse du roi des dieux
interdit jadis l'univers et qui, suppliant l'errante Délos, eut peine
à recevoir son hospitalité, quand l'île légère nageait sur les flots.
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Là, prenant appui sur un palmier et un arbre consacré à Pallas,
Latone mit au monde des jumeaux, au grand dépit de leur marâtre.
On raconte que de cet endroit aussi la jeune mère dut fuir Junon,
emportant sur son sein les nouveau-nés, deux dieux.
Au pays de la Chimère, en terre de Lycie, sous un soleil pesant
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qui brûlait les campagnes, la déesse, épuisée par un long effort
et déshydratée par une chaleur de plomb, se sentit assoiffée ;
ses nourrissons avides avaient épuisé le sein qui les allaitait.
Par hasard elle aperçoit un petit lac à l'eau peu abondante
au fond d'une vallée ; des paysans cueillaient là des brins d'osier
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garnis de pousses, des joncs et des herbes aimées des marais.
La fille du Titan s'approcha et, à genoux, pesa sur la terre
pour puiser l'eau fraîche qu'elle s'apprêtait à boire.
La bande de paysans l'arrête ; la déesse s'adresse ainsi à eux :
“ Pourquoi m'interdisez-vous l'eau ? L'usage de l'eau est un bien commun.
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La nature n'a pas fait du soleil un bien propre, ni non plus de l'air
ni des ondes claires : je suis venue vers un don fait à tous,
et pourtant c'est en vous suppliant que je le demande. Pour ma part,
je ne voulais baigner ici ni mon corps ni mes membres épuisés,
mais étancher ma soif. La bouche qui vous parle manque de salive,
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ma gorge est sèche, et ma voix a du mal à s'y frayer un passage.
Une gorgée d'eau me sera un nectar et, en la recevant, je dirai
que j'ai reçu la vie ; avec cette eau vous aurez donné la vie.
Puissent-ils eux aussi, qui sur mon sein tendent leurs petits bras,
vous émouvoir ”. Car justement les petits tendaient leurs bras.
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Qui aurait pu ne pas être ému par les douces paroles de la déesse ?
Les rustres pourtant persistent à écarter ses prières, profèrent
des menaces, si elle ne s'éloigne pas, et ils ajoutent des insultes.
Mais ce n'est pas assez : des mains et des pieds
ils troublent les eaux et ils font remonter la vase molle
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du fond du lac en sautant méchamment de-ci de-là.
La colère lui fit oublier sa soif. Désormais en effet, la fille de Céus
ne supplie plus des gens indignes et n'accepte plus de tenir
des propos indignes d'une déesse. Les mains levées
vers les astres, elle dit : “ Vivez à jamais dans votre étang ! ”
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Les désirs de la déesse se réalisent : les paysans se plaisent sous l'eau,
tantôt ils plongent tous leurs membres au creux de l'eau dormante,
tantôt ils sortent la tête, et tantôt nagent à la surface ;
souvent ils s'installent sur le bord de l'étang, souvent aussi

ils replongent dans les eaux fraîches ; mais, maintenant encore
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ils usent leurs vilaines langues en disputes et, sans pudeur,
même sous l'eau, ils s'essaient sous l'eau à proférer des malédictions.
Leur voix aussi est rauque désormais, leur cou empli d'air est enflé,
et leurs invectives mêmes dilatent leur bouche béante.
Leur dos touche leur tête, leur cou semble avoir disparu,
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leur échine verdit, leur ventre, partie majeure de leur corps, blanchit,
et ces grenouilles nouvelles bondissent dans un tourbillon fangeux. »