index précédent suivant

 

 

Mais, à la fin, qu'est-ce qu'être vieux ?

Longtemps, c'est une question qu'on ne se pose pas tant la chose paraît ne pas vous concerner avant longtemps. Parfois on en rencontre dans les parcs, sur les berges, dans les rues, hésitants et maladroits et l'on résiste mal à s'en moquer à moins qu'ils n'appartiennent à votre famille - la tendresse viendra seulement tempérer la cruaut de notre regard. Plus tard elle deviendra question qu'on répugnera à envisager et que l'on évacuera d'un revers d'empressement.

Soudainement, elle s'imposera. Je l'ai compris en les regardant au gré de mes promenades. Ils sortent quand tous les autres travaillent comme s'ils redoutaient qu'on ne les repérât. . C'est pour cela, sans doute, qu'on ne les voit pas. Les regarderait-on d'ailleurs qu'on ne les verrait même pas : ne renvoient-ils pas, de notre avenir, image trop détestable ? trop inquiétante surtout ? Ils sortent encore, oui, mais déjà plus pour découvrir le monde ; non plus que s'en réjouir ! pour s'aérer uniquement. Parce qu'il le faut, que les hommes de l'art le leur eurent prescrit, les ramenant, comme s'il en fallait désormais fermer le cercle infernal, à ces détestables promenades dominicales qu'enfants on leur infligeait parce qu'ici encore cela se faisait, qu'il fallait bien prendre l'air et se dégourdir : dira-t-on jamais assez les obsessions de la sagesse populaire ? Regardons les : ils sont seuls. Appuyés sur leur canne, jambes flageolantes, pas hésitants ; on leur tient la main, certes, mais ce n'est déjà plus la famille, trop affairée ailleurs mais un de ces assistants de vie que la modernité leur aura inventés. Ce n'est déjà plus un geste de tendresse ; de soutien seulement. Tarifé mais déductible du revenu imposable !

Qu'attendent-ils encore ? rien sans doute. Que peuvent-ils espérer ? Rien assurément qui égaye leurs jours. Ce n'est rien de suggérer qu'ils n'aient pas l'air heureux ! Aucune gaieté ne semble avoir illuminé leurs regards depuis bien longtemps. Délabré, leur corps a abusivement étriqué l'espace en leur rendant épuisant voire douloureux chaque pas même traînant : non, décidément, ils ne vont plus nulle part mais se promènent seulement. S'aèrent ; s'occupent. Tournent en rond … Comment même parler de passe-temps pour un temps qui précisément ne passe plus.

Il y a peu encore, ils jouaient, pratiquaient sport et se piquaient même de traînasser leur ennui en quelque croisière fluviale ou maritime. Certes, les mouvements ont entre-temps ralenti et les efforts plus symboliques qu'acharnés mais quoi, l'enjeu, la compétition, l'émulation de camarades les laissaient accroire que la sacro-sainte compétition du siècle les concernait encore. Certes, désormais, ils ne se retrouvaient presque toujours qu'entre eux.

Vieillir c'est aussi cela - n'être plus qu'entre vieux - n'avoir même plus ses angoisses à justifier.

On fait, ne le dit-on pas ainsi, tout ce qu'on n'a pas eu le temps de faire auparavant. Comme si vieillesse ne se justifiait que d'être lot de consolation ! Mais la voici, seule, accoudée au bastingage et regardant de son œil hagard - mais quoi donc puisqu'il n'est rien à voir ? - comme si quelqu'un l'allait accueillir ou qu'il se passât quelque chose qui méritât l'attention.

Car vieillir c’est ceci encore : faire semblant. Faire semblant que le monde vous importe ou que vous importiez encore à quelqu'un dans ce monde ; faire semblant d'agir, de bouger, de se maintenir en forme - il faut bien faire quelque chose, non ? - ou bien surtout de croire que tout ceci eût encore un sens.

Celles-ci, plutôt que de prendre coach pour gesticuler, courir ou boxer, s'asseyent paisiblement et tentent de dessiner et peindre. Elles ne font rien d'autre que moi qui photographie, s’illusionnent de mieux regarder le monde, d'y prendre soin en tout cas attention. Ce lien toujours que l'on s'acharne à maintenir … que l'on colore vaniteusement des teintures de la création parce que l'on sait, que l'on sent, combien c'est ici seulement qu'on se peut ennoblir et échapper à cette course à l'utilité où l'on s'exténue si vite et s'égare si fatalement.

Vieillir c'est cela : raidir ses muscles et tendre son âme pour tenter de reconstruire le sens, celui qu'on a perdu ou qui vous a épuisé. Que parfois même on vous a confisqué. Je n'ai jamais prisé ce culte du travail mais qui peut se vanter de ne s'y être pas laissé enferrer ? Mais je sais la collusion nécessaire entre vie et mouvement ; entre l'être et l'agir. Se réinventer après une vie professionnelle qui a souvent monopolisé vos talents jusqu'à vous croire qu'il ne serait d'existence, de valeur ou de projet hors d'elle mais dont on vous prive nonobstant, se révèle dès lors non pas une option ou un souhait ; une nécessité à quoi nul ne se peut soustraire.

Dépérir revient à ne même plus y parvenir.

Les Monsieur Jourdain de l'existence qui ont un avis sur tout, et un conseil toujours à vous donner, vous inciteront sans doute à préparer votre retraite, à planifier vos activités comme si la retraite était une transition énergétique quelconque à coordonner et planifier. Quelle tristesse ! Qui révèle toute la perversion de ces pseudo-penseurs de la modernité entrepreneuriale. On nous avait promis en son temps de faire entrer la morale dans l'entreprise et de s'efforcer de moraliser nos vies professionnelles. Las ! c'est tout le contraire qui se sera passé : c'est bien plutôt la vertu que ces sycophantes cuistres auront managée pour n'en plus faire qu'un élément de langage ; pas même un argumentaire. Un slogan tout au pire.

On ne gère pas une existence comme une entreprise ou une équipe même si, identiquement, on s'y apprête à affronter l'imprévu en tâchant de s'adapter tout en demeurant soi-même.

C'est bien plutôt le prévisible, l'inéluctable qui nous effraie, que nous tentons parfois d'esquiver ; qui est pourtant le seul combat qui se mérite ; qui nous mérite.

Ils me rappellent mon arrière-grand-mère, que nous prîmes l'habitude d'appeler petite grand-maman avec toute l'affection un peu craintive que nous inspirait cette vieille dame chevrotante et tout de noir vêtue : vieille dame rentrée sauve en 45, veuve depuis longtemps, mais ayant perdu dans les camps son aîné, mon grand-père, et une partie du reste de sa famille, elle se réfugia dans une maison de retraite - ce home des institutrices du quai Zorn où nous l'allions visiter, cossue sans doute car elle en avait encore les moyens, nichée dans un des quartiers les plus étonnants de Strasbourg. Elle qui n'avait jamais été institutrice bien qu'elle fût titulaire de ce brevet supérieur que peu de jeunes filles possédaient alors, elle qui connut honneur et ce vernis de gloire que concède la notabilité, moins comme un don au reste que comme un prêt dont on ne cessera de payer lourdement le terme, finira presque seule survivante, avec mon père, avec ses souvenirs, si souvent amers, et son désarroi si émouvant. Elle s'assit sur son lit - c'est une image que je conserve d'elle - et attendit une mort qui ironiquement tarda, la laissant, de rares visites en ennuis si lourds, conserver en sa boite en fer blanc ces madeleines rances et desséchées qu'avec un sourire triste elle nous tendait comme on le ferait d'un trésor inestimable. Elle n'était plus rien, pour personne.

C'est cela, parfois, vieillir : attendre.

Même pas la mort ! la fin du repas, la fin du film, la fin de la journée … Est-il illustration plus cruelle de la pesanteur : être-là simplement, dans cette nudité effrayante qui ne justifie rien ni ne se justifie plus ?

Ce que mon frère reprocha tant à mes parents qui, à leur tour, s'enfermèrent en leur appartement, ne s'octroyant plus que rares excusions dans la ville - petite promenade et emplettes - comme si le monde, intrus par définition, n'eût pu que les perturber. Eux seuls ils composaient toute leur République écrira La Fontaine … Ont-ils fuit le monde, par peur ? ou bien plus simplement se suffisaient-ils à eux-mêmes ? c'est ici affaire de regard, de bouteille à moitié vide ou pleine ; de ce type de jugement auquel je me refuse où pointerait la suffisance critique. Je sais seulement que nous ne nous maintenons qu'arc-boutés sur nos désirs - assurément pas sur nos raisons … ou si malaisément. Notre rapport au monde participe du même lien : selon que nos tensions nous portent plus vers les objets extérieurs ou sur nous-mêmes nous serons plus spontanément êtres d'action ou de méditation - aux extrêmes sur-actifs ou anachorètes. Sans doute construisons-nous notre humanité dans ce vis-à-vis, éprouvant quoique enthousiasmant, avec l'altérité. Que la tentation sourde discrètement en notre âme ou s'impose brutalement à nous, qu'importe au fond : nous dépérissons à mesure de cet éloignement. Nous ne pouvons durablement être Weltlos. Le subir est presque toujours l'effet totalitaire d'un pouvoir qui nous réduit à un geste, une posture, une position sans qu'il soit même possible d'encore les penser ; le vouloir c'est nous retirer et nous apprêter à disparaître même si la solitude ainsi offerte est l'occasion d'un intense dialogue avec nous-mêmes, celui-là même que l'on nomme pensée. Toute notre humanité se joue ainsi dans l'impuissance où nous demeurons de réaliser jamais pleinement ou durablement nos désirs, dans la nécessité heureuse que précisément ceci ne se puisse. Le monde nous étouffe mais sans lui … Notre accomplissement nous consumerait. Vivre réside dans cet inter-esse, dans cette enfourchure où nous peinons de plus en plus à nous maintenir.

C'est cela, parfois, vieillir : ne même plus attendre.

C'est enfin ce moment étrange où renaît l'attente, presque comme une espérance, une lueur étrange pointant là-bas au loin qui n'est manifestement déjà plus de ce monde. Ce moment où plus rien ne retient, où s'inverse le miroir d'entre pesanteur et grâce, où celle-ci ne nous entravant plus ni n'enjoignant à rien nous autorise enfin à lever les yeux et comprendre oui combien était juste le murmure qui susurrait que nous n'étions pas que ce corps impétueux, exigeant puis si traîtreusement engourdi ; qui s'obstinait à nous rappeler la ténuité de nos obsessions, la vanités de nos projets. Enfin nous étions autorisés, nous aussi, à n'être pas de ce monde, à n'y avoir que transité et à en terminer la route cabossée. Il fallut bien affronter laideur, vulgarité, violence et cupidités pour apprendre le chemin et la vie. Tenter la superfluité, l'évanescent et les reflets fallacieux. Les reconnaître et s'en jouer ne serait ce que pour aller vers l'autre.

C'en est fini désormais de jouer ; de faire semblant ; et même d'y croire. On peut renverser l'échiquier : tant pis pour la Reine et qu'importent les tours. De toute manière ce n'était pas un jeu et les règles sonnaient toutes faux. Rien ne nous attend ; tout nous attend.

Se donner enfin à ce qui vous exhausse. Et tant pis si ici encore ce devait être mirage : celui-ci vous offre tout du moins la tête haute.