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C'est idiot …

Mais ce n'est pas toujours marrant !

Il suffit parfois de bien peu pour soudainement voir ou comprendre ce qu'on n'avait jamais ni vu ni compris ni sans doute l'avoir résolument voulu. J'avais en son temps appelé cela l'expérience du quart de moitié de centième de millimètre. On peut aussi simplement se reculer. Je l'avais oublié. Nos perceptions, décidément, ne s'offrent à notre conscience que préalablement filtrées, non seulement par ces formes a priori que Kant avait repérées, mais aussi par ces convenances qu'un Marx eût appelées idéologie dominante qui ne relèvent parfois que de l'air du temps.

Ainsi de ces postures que je crois tout sauf naturelles - mais après tout pourquoi pas ? - tout sauf spontanées - ce qui me gêne plus - qu'adoptent les couples pour la photo prise devant tel ou tel monument, qui ornera demain leur salon, leurs souvenirs et qu'ils embelliront au-delà de toute décence. Mes promenades m'ont éclairé en ceci au moins que le touriste fait désormais appel à un professionnel - un coach ? - pour immortaliser tel ou tel moment.

Il était là, derrière eux, les coudes solidement calés sur ses genoux pour mieux stabiliser l'appareil, là, derrière eux, qui lui tournaient le dos, les jambes ballantes au-dessus de la Seine, dans une position qui devait se vouloir amoureuse mais calculée au millimètre. Je l'entendis lui demander de placer sa main plus bas sur les reins, de la regarder droit dans les yeux quand, elle, se devait de plutôt plonger son regard vers le fleuve. Il était là et le plus drôle reste qu'il s'était assis au milieu des détritus abandonnés par leurs prédécesseurs, détritus qu'on escamotera bien sûr de la photo mais qui jettent néanmoins une lumière bien cruelle sur le noble sentiment que l'on désire ici croquer. Ce mélange de méditation au bord de l'eau et de regard dans la même direction a je ne sais quoi de sirupeux à faire désespérer le plus cynique.

Sans doute n'ai-je rien compris à la photo - qui n'est pas de la peinture - je demeure en tout cas plus sensible à l'instant arraché, par surprise ou patiemment scruté et escompté, qu'à ces postures imitant vulgairement telle scène de cinéma ou telle pin'up pour GI en manque de fantasmes. M'étonne en tout cas toujours cette inversion - perversion ? - par quoi monument, paysage ou lieux que l'on visite ne sont bientôt plus que mal-aimables décors et piteux faire-valoir. Allégorie tristement symbolique de cet égotisme qui ravage le monde au point de l'escamoter. Cet humain qui se place devant tout, occupe l'espace au point de le saturer ; qui ne se subjugue plus que de lui-même - même plus de ses œuvres - se résume finalement assez bien en ces et moi et moi ! d'enfant si capricieux et angoissé qu'on ne l'oublie qu'il en vient à escamoter tout ce qui n'est pas lui ou vouloir l'asservir à ses désirs erratiques.

Je me croyais, en prenant cette photo, vouloir illustrer combien les ambivalences d'une période qui n'a que circuit court, biologique, développement durable à la bouche mais cède, sitôt le dos tourné, aux délices éhontées d'une consommation pas même coupable.

Je me trompai.

Il n'est pas tant de différence qu'on imagine entre cette canette et ce couple : identiquement, ils prennent toute la place et escamotent le monde. Le consomment c'est-à-dire le somment d'être ici, à l'arrière-plan, comme à disposition. Heidegger avait vu dans l'arraisonnement du monde le danger mais surtout la vérité et la grandeur de la modernité. Sans doute approuva-t-il cette rencontre entre technique universelle et homme moderne ; qu'importe d'ailleurs : c'est ici seulement diatribe entre thuriféraires et contempteurs ! Nul n'échappe en réalité à cette implacable suprématie de la chosification. Je ne veux point suggérer ici que l'homme ne pesât pas plus que cette canette ou qu'il fût détritus comme les autres. Je veux simplement suggérer ce que Baudrillart avait en son temps repéré : cette lente dérive ou régression du lieu de consommation à l'obscène consommation du lieu.

Qu'à un moment ou à un autre la réification achève de nous atteindre également. Tel est bien le nœud de l'affaire. Le crime contre l'humain se fomenta peut-être, dès le début, dans la désinvolture face au monde.

Ceci donne parfois des situations cocasses mais souvent ridicules.

Plutôt tristes en fin de compte.

Dans cette frénésie du réseau prétendument social où il s'agit moins d'être en relation à l'autre que d'être vu comme si l'on était au centre de tout, je ne redoute pas seulement une régression psychologique inquiétante. Bien plutôt cette incapacité à décentrer son regard, à se mettre à la place de l'autre et d'envisager la légitimité de son point de vue.

C'est idiot, oui, mais pas marrant du tout.

Il est assurément facile de tourner de telles scènes en dérision ou de les croquer avec sarcasme, ironie voire méchanceté qui s'habillent si pleutrement sous les traits de l'humour : il suffit effectivement de faire ce pas de côté que le narcissisme ambiant n'est plus capable de seulement esquisser. Les grecs surent de tout temps que le point n'occupait aucun espace et que ce centre n'était jamais, en l'acte ou dans la pensée, sur l'agora ou en philosophie, que manière de maintenir tout à équidistance pour ne rien écraser ni ne le laisser empiéter sur soi.

Nous ne sortirons jamais ni de notre perception ni de notre entendement et ne pourrons jamais être certain que le monde soit comme il nous le semble ; non plus que l'autre. Depuis Kant nous le savons. Rien ne se communique aisément et il est si difficile de transmettre si l'on renâcle à accueillir l'autre en sa singularité.

Savoir se décentrer est de salubrité morale. L'égotisme est le selfie de l'âme.

Mais, soyons précis, il n'en va pas ici seulement d'image mais aussi de place.

Au moment de me retirer sinon encore du monde en tout cas de toute activité professionnelle, au moment ainsi de cet autre décentrement pas vraiment volontaire mais pas non plus subi, je regarde autour de moi les empressements à occuper la place, à se ficher à l'intersection de tout, fustigeant d'un même mouvement l'ingratitude de ceux qui viendraient à leur contester la place, se lamentant sans cesse qu'on ne reconnût jamais ni leurs efforts ni leur mérite. Voici encore affaire de pouvoir qui n'est pourtant que crainte obsessionnelle de la petitesse … ou de la discrétion. En toute mégalomanie réside une part de souffrance : oh, bien sûr, qu'untel parvienne à réaliser quelque exploit, on y voudra deviner comme la prescience d'un destin sortant de l'ordinaire ou bien la simple intuition d'une essence en germe ne demandant qu'à se déployer. Mais cette souffrance n'est pas douleur ; elle est défaillance.

J'y lis le dilemme de toute conscience qui sait ne se pouvoir maintenir que dans le regard - et donc la reconnaissance - de l'autre ; qui, parallèlement ne se peut affirmer qu'en niant, ou en prenant la main, en tout cas, sur ceux qui s'attardent à leur périphérie. Ce dilemme c'est celui du visage que l'on peine à reconnaître, celui de la violence qui nous ronge à chaque instant ou du pouvoir qui n'en est que la face socialement acceptable.

Je remercie à jamais ma mère de m'avoir empêché - pas interdit non mais seulement rendu ridicule - de rien prendre au sérieux ni surtout soi-même ; de m'inciter à tourner tout en dérision. Tel était l'autre versant de la méthode cartésienne qu'elle avait judicieusement trouvée : n'importe que ceci qui résiste à la dérision. L'enflure, la démesure, ce que le grec nomme l'hubris, a toujours quelque chose de vulgaire ; de ridicule ; de pesant. Si haut soit-on assis on ne l'est jamais que sur son cul : la formule, connue, est de Montaigne et je la tiens pour salutaire.

Pourquoi ai-je à ces occasions songé à cette vieille rengaine de Ray Ventura ?

Pour cette légèreté