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Traces

Aux détours d'une conversation où s'évoquèrent souci d'écriture et sa suite logique - l'envie d'être publié - on me fit cette réponse, logique en elle-même, cohérente et sans doute aussi spontanée qu'universelle, tournant autour de l'envie (du besoin ?) de laisser des traces.

J'aime assez que ces traces aient affaire avec trahere : tirer, traîner. Traits, marques ou empreintes que l'on laisse derrière soi, intentionnellement ou non, lointain écho de notre passage, de notre existence ; écho qui nous rassure moins assurément que la reconnaissance de l'autre mais confirme au moins qu'il ne saurait être de sujet sans vis-à-vis qui à la fois le confirme et le nie.

J'avoue me soucier bien peu d'une trace laissée qui importera peu à mon corps mangé par les vers ! Cette quête d'éternité à bon compte me parut toujours plutôt frelatée : en fût-il une qu'on pût seulement atteindre, j'avoue préférer cent fois que ce fût par quelque qualité d'âme qui m'eût épargné d'empeser le monde plutôt que par quelque stigmate qui l'eût enlaidi. Il demeure en cette obsession décidément trop de vanité rémanente !

Oh, avouons-le, les raisons qui me poussent à perséverer doivent bien exister : ces scories de pensée je les conçois comme des actes. Au même titre qu'une œuvre d'art peut produire émotion ou ravissement, je ne doute pas que, parfois, telle ou telle réflexion puisse inciter à penser. A réfléchir. Tel est le sens, on le sait, d'acte : ce qui guide, entraîne, incite. M'importe ce que je puis encore offrir ; si peu ce qui m'en pourrait revenir en orgueilleuse rétribution.

Peut-être, plus tard, mes petits-enfants éprouveront-ils quelque intérêt ou curiosité à feuilleter ce passé comme je l'avais ressenti en lisant les pages de mon grand-père et eût tant aimé lire celles que mon père n'eût pas le courage de confier. Y verront-ils cet effort sans quoi il n'est pas d'humanité supportable ? la leçon même subrepticement esquissée justifierait tout. Mais si tel n'était pas le cas, ceci changerait-il quoique ce soit ? Evidemment non !

La mort passe ! dût-elle effectivement jouer aux échecs, je ne suis pas certain que rien de nos destins ou des traces que nous laisserions changerait selon qu'elle gagne ou perde la partie … Je n'ignore pas que notre singularité tient à la conscience que nous avons de la mort, pourtant, en dépit des exhortations des philosophes ou des objurgations des prêtres, nous agissons comme si nous étions éternels, prompts à inventer mille et un subterfuges pour en gommer toute rémanence en notre âme. Nous parvenons parfois à en repousser les limites ou à en retarder l'échéance - qui sont autant d'autres lignes aussi poreuses que fatales - pour un résultat nul. Inutile de s'y préparer, Montaigne a raison, elle fait bien son office sans nous et, de surcroît, la vieillesse se sera déjà affairée à ne laisser de nous qu'une petite part résistante mais désarticulée.

 

Je connais cette réponse et sans doute y sacrifiais-je parfois … avant d'y renoncer. Ne serions-nous que ces ultimes exemplaires de mammifères hantés de marquer notre territoire en pissant aux quatre coins ? Serions-nous craintifs de la mort au point de sacrifier le présent au profit d'un imaginaire qui nous préserverait de l'oubli ? En réalité c'est du côté de la vie qu'il faut chercher ; pas de la mort. Tout au plus du côté du vieillissement J'ignore si philosopher y serait de quelque secours, je sais seulement que c'est l'inappétence qu'il faut accepter à défaut de pouvoir l'amadouder ; l'art du retrait où s'affairer pour qu'il ne soit ni de vulgaires plaintes ni de regrets pesamment assénés.

Alors pourquoi persévérer à écrire ? Parce que l'écriture est affaire de vie et de sens : elle est ce souffle par quoi nous aimons nommer l'esprit ; quelque chose comme une respiration, ce mouvement alterné où saisir et offrir se succèdent quoique malaisément désormais. Parce qu'à l'instar de l'être qui ne se justifie que par lui-même, ou bien encore de l'œuvre qui puise en elle sa propre force, l'écriture s'entête à filer, tout simplement parce qu'il ne se peut autrement. Sans fin extérieure à elle-même.

Comme une dernière marque du plaisir : pour la beauté du geste.

 

 


 


Proust

Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.