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Agir

Etait-ce un slogan, une supplique, un mot d'ordre ? Un verbe si court de quatre lettres en tout cas prétendant résumer soit ce que nous devrions (mieux ?) faire, soit ce à quoi il faudrait enfin se résoudre pour éviter la catastrophe ! Sur la paroi des berges - à hauteur de la passerelle Debilly - vu quelques jours avant le scrutin présidentiel mais, peut-être, l'inscription était-elle plus ancienne et ne l'avais-je pas vue auparavant.

Ceci concernait-il nos futurs votes pour éviter la victoire de l'extrême-droite ? des manifestations ou défilés à mener dans la rue, les entreprises ; des blocages à imposer pour se faire entendre et prévenir les entourloupes que fatalement nos élus instilleront entre leurs promesses et les politiques qu'ils appliqueront demain ?

Ou bien, plus simplement et plus dramatiquement, des attitudes à modifier dans nos achats, manières de consommer pour éviter le cataclysme climatique dont tout nous signale qu'il devient de moins en moins évitable vu notre nonchalance ?

Agir ? tout est ici dans ces quatre petites lettres de nos tensions et désirs, de nos déchirements, de nos ambitions ou sagesses ratées. Mais qu'est-ce au fond qu'agir ?

Je ne sais si c'est là marotte de philosophe que d'obsessionnellement interroger même ces termes si ordinaires et évidents … je me dis parfois qu'à force de les utiliser sans les étudier nous manquons souvent de passer à côté.

Pouvoir propre à l'homme de transformer ce qui est, de s'exprimer par des actes dit le dictionnaire en faisant, de surcroît, de être son antonyme. Faire, transformer, créer bref imposer à la matière supposée inerte, une forme, une idée, un sens … le nôtre. La figure emblématique en doit bien être le Verbe créateur ou, au moins, le souci démiurgique. Bref il n'y a d'être que parce qu'il y eut, préalablement, un acte. Or - et ceci est vrai tout autant pour la pensée grecque que pour la métaphysique créationniste des juifs et des chrétiens - l'inverse prévaut tout autant : l'acte est nécessairement celui d'une volonté, d'un être qui pense et, sans doute, ajuste son action en raison des objectifs définis par cette volonté raisonnable..

Est-ce Goethe qui aurait raison de croire l'action première plutôt que le Verbe ?

Au fond nous ne sommes jamais véritablement sortis de ce dilemme mais n'en va-t-il pas ainsi de tous les grands commencements ? Antinomie de la raison pure comme le pensa Kant ou simple bourrasque à vous faire perdre sens commun sitôt qu'on s'approche de ces confins sacrés : au commencement dit Jean était le Verbe mais tout commencement est impérieux. Ἐν ἀρχῇ ! comment ne pas se souvenir qu'arché d'un même tenant dit origine, principe mais commandement, ordre. On ne saurait impunément s'aventurer ainsi en ces bordures intimes où tout s'ensemence de cesser de se confondre tout en s'enroulant en infinie spirale ?

Pascal voit la source de nos maux dans notre incapacité à nous tenir apaisés :: tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Divertissement 139

ou, de manière plus aiguë encore :

Ennui. - Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertis­sement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. § 131

 

C'est lourdement se tromper, mais Pascal a trop de certitudes pour ne pas s'y égarer parfois, que de considérer l'action comme un exutoire nous détournant de notre devoir et de la seule contemplation qui vaille : celle de Dieu. Je ne suis pas certain qu'il y eût tant de différences d'entre pensée et agir qu'il se complaît à laisser accroire. Exister est toujours déjà un acte - un acte que l'on ne peut ni réellement éviter ni véritablement interrompre. Penser par ailleurs n'est pas seulement geste de tisserand il est aussi création, invention. Ils s'enroulent l'une l'autre en une spirale infinie qui les justifie toutes deux : comment oublier effectivement qu'une action sans pensée préalable serait aveugle et sotte ; qu'une pensée qui se targuerait de ne pas préparer l'acte serait vain mensonge ou orgueilleuse forfanterie.

Sans nul doute la figure divine est-elle celle, invraisemblable mais incontournable, infinie mais de cet infini qui résiste à tout où le si petit et singulier rejoint l'immensité d'une universalité débordante, sans doute, oui, le divin est-il la forme que revêt ce lieu - à moins que ce ne soit un moment - où l'acte et la pensée se rejoignent au point de ne se distinguer plus. Penser et dire le monde revint alors à le créer. Au reste, l'impuissance ou notre singulière débilité ne tiennent-elles pas en ce que de nos paroles étrangement rien ne s'en suive … ou si peu ?

Le mot le dit qui se présente identiquement en grec et en latin - ἄγω - l'acte vous emmène et conduit ; entraîne et incite. Il n'est pas seulement ce pouvoir de transformer et parfois de créer : pas exclusivement le moyen que notre être possède de s'exprimer et réaliser ; il est surtout cet engrenage qui emporte, cet aiguillon qui mène au monde autant qu'à l'autre et l'invite à le comprendre. Quelque chose y demeure de la geste pastorale qui pousse le troupeau dans le monde mais le comprime tout autant pour lui éviter de trop s'égayer ou perdre. Quand à la fin, pourtant, quelques têtes s'égareront et, parfois, par le miracle du désordre, dénicheront de nouveaux espaces où paître. Au fond l'action n'est jamais ni vraiment un commencement ni totalement un achèvement, le moment seulement d'un engrenage qui ne saurait ralentir, le maillon d'une chaîne qui en compte tante à quoi l'on en rajoute incessamment. Les lignes à la fois ouvrent et ferment ; les mains qui s'ouvrent et se tendent, qui saisissent et si souvent dérapent ; les gestes qui tantôt sont seulement signes tantôt déclencheurs d'incroyables engrenages, tous ensemble nous ressemblent pour n'être jamais achevés, toujours en chemin.

Il m'arrive de rêver de cet instant où pensée et action s'interpénètrent au point de ne se plus distinguer, au moins de ne plus s'opposer. Est-ce cela qu'autrefois l'on nommait sagesse ? Celle-ci n'est en effet ni ce retrait hautain de tout supposé nous permettre d'embrasser les seules choses essentielles ni cet engagement acharné dans de monde drapé dans les plis du devoir mais cachant si mal la pulsion inexorablement frustrée de puissance … encore moins cette ataraxie présentée comme l'aboutissement suprême. Peut-être seulement, mais en cet invraisemblable adverbe se creuse l'interstice immense de nos souhaits, efforts et craintes, le souci d'araser les incohérences, d'émousser les contradictions entre nos paroles, pensées et actes. Le scientifique privilégie la cohérence interne de son système théorique ; le moraliste finalement quête la même harmonie. Et je ne déteste pas que, pour en avoir exigé la dynamique, celle-ci ait affaire à la musique. La sagesse n'ignore pas la saveur : elle l'appelle et la contient.

Cette sapidité se nomme vivre.