Textes

Martin HEIDEGGER (1889-1976) Introduction à la métaphysique
p 202

 

Etre et devoir

Comme on le voit d'après notre schéma, cette scission va encore dans une autre direction. Nous avons représenté la scission être et penser comme allant vers le bas. Cela indique que le penser devient le fondement majeur et déterminant de l'être. La scission d'être et devoir est au contraire indiquée vers le haut. Par là se trouve suggéré ce qui suit : de même que l'être a son fondement dans le penser, de même il est dominé par le devoir. Cela veut dire : l'être n'est plus ce qui donne la mesure. Mais il est pourtant idée, modèle ? Oui, seulement les idées, précisément en raison de leur caractère de modèle, ne sont plus ce qui donne, en dernière instance, la mesure. Car, au titre de ce qui donne aux choses l'é-vidence, et ainsi soi-même d'une certaine façon étant (ον), l'idée, en tant qu'elle est cet étant, exige de son côté une détermination de son être, c'est-à-dire elle aussi, une évidence unique. L'idée des idées, l'idée la plus haute, est pour Platon l'ιδεα του αγαθου, l'idée du bien.

Le "bien" ne désigne pas ici ce qui est convenable moralement, mais le vaillant, ce qui réalise et peut réaliser ce qui convient. L'αγαθου est le régulatif comme tel, ce qui prête à l'être la puissance d'ester comme idée, comme modèle. Ce qui prête une telle puissance est le puissant primordial. Or, du fait que les idées constituent l'être, ουσια, l'ιδεα του αγαθου, la plus haute idée, se trouve επεκεινα τησ ουσιασ, au delà de l'être. Ainsi l'être même, non pas considéré en général certes, mais en tant qu'idée, se situe en face d'un "autre", de quelque chose qui est donc assigné à l'être lui-même comme référence. La plus haute idée est le prototype des modèles.

Dès lors, il n'est pas nécessaire de s'engager en de longs développements pour montrer encore plus précisément comment dans cette scission aussi, ce qui est scindé de l'être, le devoir, ne vient pas d'un endroit quelconque pour être ensuite apporté et rapporté à l'être. C'est l'être même qui comporte dans son interprétation déterminée comme idée, la référence à ce qui est exemplaire et à ce qui est dû. Et c'est dans la mesure exacte où l'être même se durcit dans son caractère d'idée, qu'il s'efforce de compenser la dégradation qui en résulte pour lui. Mais ceci ne peut plus désormais être atteint que d'une seule façon : en posant au-dessus de l'être quelque chose dont on peut dire à tout moment que l'être ne l'est pas encore, mais doit l'être.

Il s'agissait seulement ici de mettre en lumière l'origine essentielle de la scission entre être et devoir, ou, ce qui revient au même, le commencement proventuel de cette scission. Nous n'avons pas à poursuivre ici l'histoire du déploiement et des modifications de cette scission. Bornons-nous à nommer un point essentiel. Dans toutes les déterminations de l'être, et dans les scissions nommées, il y a une chose à ne pas perdre de vue : si l'être s'expose lui-même comme ειδοσ et ιδεα, cest parce qu'il est initialement ϕυσισ, perdominance décelant et s'épanouissant. L'exposé <de l'être> ne réside jamais exclusivement ni au premier chef dans <son> interprétation par la philosophie.

Nous avons vu clairement que le devoir intervient comme opposé de l'être, aussitôt que celui-ci se détermine comme idée. Par cette détermination, le penser, en tant que logos énonçant (διαλεγεσθαι), assume un rôle décisif. Par suite, la scission entre être et devoir se prépare à prendre véritablement forme dès que ce penser, en tant que raison autonome, a assuré sa suprématie. Ce processus trouve son achèvement chez Kant. Pour Kant l'étant est la nature, c'est-à-dire ce qui est déterminable et déterminé par la pensée physico-mathématique. En face de la nature se situe, déterminé également par la raison et comme raison, l'impératif catégorique. Kant le nomme expressément, à plusieurs reprises, le Sollen (devoir), et cela parce que l'impératif s'adresse à l'étant considéré comme nature purement appétitive. Chez Fichte, c'est encore plus net : l'opposition de l'être et du devoir devient l'armature fondamentale de son système.Au cours du XIXe siècle, l'étant, compris selon Kant, c'est-à-dire comme ce qui est objet d'expérience pour les sciences - les sciences historiques et économiques s'y ajoutent alors - acquiert une prééminence décisive. Cette suprématie de l'étant menace le devoir dans son rôle de critère. Le devoir doit soutenir sa prétention. Il doit essayer de se fonder en lui-même. Ce qui veut témoigner de sa capacité d'exigence impérative doit en trouver en soi la justification. Un "devoir" ne peut émaner que de ce qui, en soi-même, est fondé à élever une telle exigence., de ce qui a en soi une valeur, de ce qui est soi-même une valeur. Les valeurs en soi deviennent maintenant le fondement du devoir. Or, comme les valeurs s'opposent à l'être de l'étant, c'est-à-dire ici, à l'être des faits, elles-mêmes de leur côté ne peuvent pas être. On dit donc : elles valent. Les valeurs sont, pour toutes les régions de l'étant, c'est-à-dire du subsistant, ce qui donne la mesure. L"histoire n'est rien d'autre que la réalisation des valeurs.

Platon a conçu l'être comme idée. L'idée est modèle, et, à ce titre, donne mesure. Quoi alors de plus tentant que de comprendre les idées platoniciennes comme des valeurs et d'interpréter l'être de l'étant )à partir de ce qui vaut ?

Les valeurs valent. Mais cette expression rappelle encore trop ce qui vaut pour un sujet. Pour étayer davantage le devoir exalté sous forme de valeurs, on attribue aux valeurs mêmes un être. Ici "être" ne veut dire rien d'autre que la présence d'un subsistant. Seulement celui-ci ne subsiste pas aussi grossièrement, ni d'une façon aussi maniable, que des tables ou des chaises. En parlant d'un être des valeurs on atteint le comble de la confusion et de l'inconsistance. Seulement, comme le mot "valeur" perd peu à peu tout relief, quoiqu'il continue à jouer un rôle en économie politique, on appelle maintenant les valeurs des "totalités". En réalité on n'a fait ainsi que mettre un mot à la place d'un autre. Sans doute n'en voit-on que mieux ce que sont aux fond ces totalités, à savoir des demi-mesures. Mais dans le domaine de l'essentiel, les demi-mesures sont toujours plus funestes que le néant si redouté. En 1928, il a paru une bibliographie générale du concept de valeur, première partie. On y cite 661 publications sur le concept de valeur. Il est probable qu'on a atteint maintenant le millier. Voilà ce que l'on nomme philosophie. et en particulier, ce qui est mis sur le marché aujourd'hui comme philosophie du national-socialisme et qui n'a rien à voir avec la vérité interne et la grandeur de ce mouvement (c'est-à-dire avec la rencontre, la correspondance entre la technique déterminée planétairement et l'homme moderne) fait sa pêche dans les eaux troubles de ces "valeurs" et de ces "totalités".
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