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Mendier

Hara Kbira - le grand quartier juif à Houmt Souk - le 13 juillet : Pont Notre Dame Paris le 12 Août ! On me dira cela n'a rien à voir ! oui sans doute mais quand même !

Deux femmes d'un âge certain qui mendient. A près d'un mois de distance et 1800 km à vol d'oiseau, l'une m'a fait irrésistiblement penser à l'autre.

D'abord parce qu'elles ressemblent toutes deux aux représentations canoniques que nous nous formons, qui viennent de je ne sais où, mais ressemblent en même temps à celles de J Callot : le mendiant - celui que plus tard on nommera le clochard - se reconnait finalement moins par la main qu'il vous tend pour quémander que par ses invariables béquilles et le port cassé qui le brise. Il ne marche plus ou si mal, claudique (c'est au reste un des sens étymologiques de clochard) et demeure incapable de se tenir encore droit.

C'est, au reste, ainsi qu'elle m'apparut : elle s'approcha, surgissant de nulle part mais dans un silence qui la rendait presque invisible, penchée, mais sans trop en avoir l'air, crispée sur sa béquille, avant que de s'asseoir juste à côté du grill en une place qui devait bien être la sienne et que personne, en tout cas, ne se hasarda à lui disputer.

N'était la décence qui m'interdisait de la mitrailler - la honte de paraître voyeur - j'eusse assurément pris d'elle plus de photos. Mais voici déjà qui révèle au mieux nos rapports ambigus d'avec tous ceux qu'aujourd'hui nous nommons marginaux, SDF ; qu'on disait autrefois être de la cloche, sans trop savoir, ni d'ailleurs même oser le dire, s'ils y étaient de leur plein gré ou avaient seulement été victimes de l'un de ces coups du destin qui vous laissent pantelant, désarmé … à la fois perdu et perdant. Victimes, ils ont droit à notre commisération voire à notre pitié mais nous font aussi tellement peur pour cette place où ils chutèrent et où nous pourrions sombrer à notre tour. Volontaires, ils suscitent en même temps notre envie, pour la liberté qu'ils ont su prendre mais notre mépris, dédain ou indifférence pour la paresse qu'on leur suppose et que notre bonne conscience bourgeoise ne saurait évidemment souffrir.

Ce sont pourtant aussi d'étonnants miroirs de nos propres travers, de nos mesquineries, de nos bassesses mais aussi de nos valeurs comme on dit, préjugés ou obsessions parce que sous ces allures de misère, tapie dans l'ombre et les replis de leurs haillons dépareillés, l'image de la convenance au moment où elle se fait malséance. Car, qu'on le veuille ou non, le mendiant c'est d'abord celui qui ne travaille pas, qui donc, volontairement ou pas, transgresse tous les canons de la vertu et d'abord celui du travail. Celui qui nous regarde - sans doute plus d'ailleurs que nous ne le regardons. Sa fonction symbolique d'en déduit : celle-là même que remplissent d'ordinaire les fous ou les artistes. La vérité ne sort pas toujours de la bouche des enfants … des mendiants ?

A-t-on oublié ces grands anciens qui furent chacun à leur manière des marginaux, provocateurs, parfois aigrefins, parfois seulement alcooliques, grands artistes ou anachorètes impressionnants de retenue ? A-t-on oublié ces ermites, retirés dans le désert ; ces bienheureux faisant vœu de pauvreté, prêts à affronter les loups ; ces fous peut-être, sages un peu, qui osent ? Les arts en auront offert d'inoubliables exemples

Voici superbe jeu de miroir … Sans doute est-il plus cruel encore quand il s'agit de femme comme c'est ici le cas !

Bien sûr, on ne la regarde pas celle-ci quand tout laisse à voir que, même sans lui parler, on a concédé à celle-là une place et que même on lui donnera tout-à-l'heure quelque morceau de viande et de pain. Il reste ici quelque chose de l'hospitalité et de la prévenance que toute société accorde à l'autre et cette cohésion qui veut que chaque ordre, chaque cité ou communauté soit responsable de ses marges, de ses limites, de ses frontières et donc de ceux qui s'y trouvent, fous, pauvres, simples d'esprit. Chaque village avait les siens et tout en s'en moquant et tenant éloigné, chacun les considérait : ils n'étaient pas grand chose mais ils étaient …

Autant on pourra toujours soupçonner dans le mendiant un escrocs, un fainéant, un voleur, sbire patenté de quelque cour des miracles comme on continue de le faire pour les roms - ceux qu'autrefois tsiganes l'on soupçonnait d'être d'invétérés voleurs de poules mais les femmes peuvent-elles être, dans nos représentations, autre chose que ces victimes qui très jeunes et très vieilles seraient contraintes à la mendicité ; à la prostitution entre temps. Qu'il existe des réseaux, bien sûr ; que ces derniers soient prétexte pour que nous détournions la tête à la fois désapprobatrice et gênée, évidemment. Pouvons-nous pour autant regarder ces femmes sans nous demander ce qui les a poussées là, à côté de tout, dans l'attente d'une aumône ou d'une pitance qu'on accorde ici facilement aux pigeons, là aux chats qui attendent juste à côté d'elle.

Je la regarde, à la dérobée, cette femme assise, au teint si cuivré qu'il paraîtrait presque vouloir s'harmoniser avec la couleur de la vêture : le geste lent, la parole rare comme pour conférer quelque dignité à sa présence, à moins que ce ne fût pour la rendre si discrète qu'elle en devînt invisible. J'essaie de deviner, mais n'y parviens évidemment pas, l'immonde trajectoire qui l'aura projetée en ce soir de juillet sur ce trottoir sale mais accueillant. Que fait-elle dans le quartier juif ? L'est-elle ? Paria parmi les parias ? C'est que, aussi ancienne que fût l'histoire des juifs à Djerba, aussi rassurante quoique fragile que soit la coexistence avec le reste de la population musulmane, on ne peut pas oublier que depuis l'indépendance et les épisodes tragiques du conflit israelo-palestinien, les départs successifs auront considérablement réduit cette population ; que ce quartier, tout protégé qu'il soit à son entrée par des militaires ou des policiers ressemble à s'y méprendre aux représentations qu'on se peut faire du ghetto.

Il ne l'est pas ; mais y ressemble tellement ; furieusement ! Des rues qui me parurent sales - mais pas plus ici que dans le reste de la ville - des populations sur le pas de leurs portes, à la recherche d'une fraîcheur toute relative, du bruit beaucoup, des deux-roues pétaradant à qui mieux mieux et là, entre voitures qui forcent parfois le passage, mobylettes qui n'y manquent jamais, et public agglutiné, mangeant ou attendant de le faire brochettes préparées en dépit de toutes règles d'hygiène comme s'il se fût agi là du fin du fin du rituel djerbien, sous le regard attentif de félins qui savent patienter que quelque chose de ces agapes étranges leur échût enfin, cette femme assise à côté du maître de cérémonie enfumant tout le quartier ! Je la regarde mais dois bien être le seul : ni le vendeur de brochettes ni ceux, à côté de lui, qui découpent la viande, ni le public sur le trottoir d'en face, ne lui prêtent attention et elle même paraît ne regarder personne. Ce n'est pas un dialogue ; encore moins une invite ; personne n'accueille personne mais tout le monde remplit son rôle. Y a-t-il accueil ? non ! Générosité? pas sûr ! mais peut-être simplement un rite, bien plus qu'une habitude, venu de très loin, qui nous rappelle que nous sommes tous les parasites de quelqu'un, ou les prédateurs de quelque chose, et que le monde ne peut tourner rond que s'il prend acte, à côté de soi, de la présence de cet autre qui attend de vous.

Il n'y va jamais loin de l'hospitalité à l'hostilité, Rome a su en faire un mode de fonctionnement, mais ceci souligne combien d'entre les deux, presque comme une ligne de partage, il y a sinon l'indifférence en tout cas ce qui fait que l'on supporte l'autre, qu'on le tolère sans toutefois ni l'aimer ni le recevoir. Est-ce si étonnant que supporter comme tolérer, avant leur sens positif aient tous les deux celui, négatif, d'une contrainte qu'on ne peut effacer et avec quoi il importe de faire.

Je la regarde et me demande ce qu'elle peut penser … je ne le saurai évidemment jamais mais subitement je réalise que, à l'inverse de nous qui ne la regardons pas, c'est elle qui en réalité nous regarde. Pour ceci même elle est symbole et nous réfléchit. Que voit-elle au reste : un étrange aréopage qui ne se parle ni ne se regarde ; se croise à peine et ne s'intéresse visiblement qu'à ce qu'il mange. Incroyable sacrilège du partage, le repas, ici ne rassemble personne - que dire d'ailleurs du vendeur qui, enveloppé de fumée, ne s'intéresse qu'à ses ventes et maugrée plus qu'il ne parle à ses clients. Oui elle est notre envers, l'autre face du miroir ; notre enfer. Il n'est pas impossible que, finalement, nous fussions aussi seuls qu'elle !

Que de silence dans ce brouhaha ! que de silence dans cette promiscuité !

Comment oublier que l'hospitalité est au moins autant une vertu qu'un rite qu'il importe de respecter [2]. Zeus envoie des voyageurs et gare à ceux qui refuseraient de les accueillir ! Philémon et Baucis nous le rappellent … Il était de tradition au Moyen-Age d'accueillir tout voyageur et la pratique n'a pas disparu depuis si longtemps de la place du pauvre ou du voyageur égaré que l'on réservait à la table de Noël. Certes, l'hôte est ambigu, quoique Serres eût raison de souligner que l'ambivalence du terme ne concerne pas les femmes ; il n'empêche que l'hospitalité est toujours un peu plus que le service que l'on rend. Elle est reconnaissance de l'autre, maintien de la différence et donc très exactement respect au sens de mise à distance. Elle est partage, fût-il provisoire, de l'espace privé. Le symbole y trouve sa source : tesson de poterie cassé en deux, il permettait notamment de reconnaître et donc d'accueillir demain tout membre d'une lignée à qui l'on était redevable d'un accueil chaleureux.

Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.
Οὗτος ἦν ἐν ἀρχῇ πρὸς τὸν θεόν.
Πάντα δι’ αὐτοῦ ἐγένετο, καὶ χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἓν ὃ γέγονεν.
Ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν, καὶ ἡ ζωὴ ἦν τὸ φῶς τῶν ἀνθρώπων,
καὶ τὸ φῶς ἐν τῇ σκοτίᾳ φαίνει, καὶ ἡ σκοτία αὐτὸ οὐ κατέλαβεν.
Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
Elle était au commencement avec Dieu.
Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle.
En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue.
Mais je crois bien que ce furent les grecs qui eurent raison : je ne saurais oublier les premières lignes du Prologue de Jean : toute l'histoire biblique est celle d'un Dieu qu'on n'accueille que provisoirement - ou pas du tout - que l'on oublie sitôt les premiers troubles passés. Le texte le dit : et les ténèbres ne l'ont pas reçue ; et il fallut s'y prendre à deux fois - briser les tables, sanctionner les coupables du rituel impie du veau d'or - mais errer encore quarante années dans le désert, pour que le Décalogue soit enfin entendu et la promesse puisse être tenue. Ce que les romains ne purent comprendre : un dieu que l'on ignorât ; si faible qu'on pût même le crucifier … Il n'est pas de pire manquement que de ne pas accueillit l'être quand il se déploie. Zeus et Hermès inondèrent la vallée où résidaient les habitants inhospitaliers et l'interlocuteur de Moïse יהוה manqua de peu de faire de même.

Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit; mais tu ne sais d'où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit.
Jn, 3,8
La première marque d'inhospitalité ! S'en peut-il d'ailleurs concevoir de plus grande, de plus lourde de tragédies ? Ceci sans doute nous reste en mémoire : nous entendons, mais refusons d'écouter ; et nous ignorons d'où vient cet esprit qui souffle. Comment être sûr que le Verbe ne se manifeste pas sous les traits de ces vieillards qui garderont le temple ? ou plus prosaïquement de ces mendiants que nous croisons mais de qui nous détournons systématiquement le regard ? Elle réside en ceci l'ambivalence ; il fonctionne en cela, le symbole. Car quoiqu'il arrive, comment être sûr, devant de tels errants, qu'ils ne parlent pas d'or ?

Sans doute, dira-t-on que je surinterprète ; qu'après tout la mendicité est aussi vieille que la cité elle-même ; que notre modernité, même si elle en accroît le fossé, n'a en rien inventé les inégalités qui ne seraient que les marques et moteur de nos sociétés. Oui, justement, une société doit bien pouvoir se juger d'après le soin qu'elle prend ou l'indifférence qu'elle réserve à l'égard du faible, du miséreux, du vieillard bien sûr, de la femme, ou de l'enfant qui au soir tombé s'essaye à s'inventer un avenir dans ses jeux, ses rêves ou cet incontrôlable violon que ses parents lui imposent.

Qu'importe ! Ces espaces ne sont pas infinis mais le silence y est bien éternel ; là aussi


 

Archimède, le clochard réalisé par Gilles Grangier en 1959

 

 

2) autour de l'hospitalité

ce que j'en écrivais comme enjeu éthique