Éthique
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Eichmann Philémon & Baucis Romulus & Rémus

 

2e récit : Philémon et Baucis

Récit déjà évoqué, qui touche à la fois à la légèreté du souffle et au regard, il importe d'autant plus qu'il paraît d'abord n'être qu'une aimable légende.

Beau couple de vieillards encore aimants - ce qui constitue un premier miracle- Philémon et Baucis finissent leurs jours dans leur masure si humble que leur besogne quotidienne pourtant bien enthousiaste encore en dépit de leurs bras anémiés par l'épuisement de l'âge, suffit à peine à les nourrir. Qu'importe, ils s'aiment comme au premier jour, et paraissent se nourrir de leur seul attachement.

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux

Voici au fond ce que retient La Fontaine qui pour une fois commence sa fable par la moralité : la fortune importe peu à ceux qui s'aiment ! On pourrait se croire ainsi embarqués dans une classique réprobation de la richesse, dont on sait qu'elle éloigne de Dieu, et qu'on ne peut la servir sans s'asservir ni trahir mais Ovide est plus fin qui n'a pas niché ce petit récit pour rien dans ses Métamorphoses. Viennent à frapper à leur porte deux voyageurs harassés et affamés sollicitant gîte et couvert ; ils avaient préalablement parcouru la région entière mais toujours les portes restèrent closes à leur sollicitation. Celle-ci était la dernière mais c'est elle qui s'ouvrit. Les deux voyageurs s'attablèrent et leurs hôtes rassemblèrent le peu qu'ils avaient pour le leur présenter en venant même à s'excuser de la modestie de leur table. Ne restait pour tout met de quelque goût qui pût honorer les voyageurs une oie que Baucis s'allait précipiter à plumer pour la faire cuire. Ovide ne nous épargne rien du contraste opposant le zèle des deux vieillards à servir leurs hôtes à la pauvreté des lieux comme si la vieille couverture et la paillasse, la table au pied trop court qu'il faudra vite caler, ou la vaisselle de terre si usée qu'on redoute de s'en servir, n'étaient là que pour ponctuer leur indéfectible générosité.

Mais, curieusement, le grand vase écorné parut ne jamais se vider en dépit des franches rasades dont ne se privèrent pas les visiteurs et même il sembla aux vieillards qu'il se fût empli plus généreusement même qu'il n'était au départ. C'est que ces deux visiteurs n'étaient pas n'importe qui mais Zeus et Hermès, en mortels déguisés, parcourant le monde en quête d'on ne sait quelle aventure. Les miracles toujours accompagnent les dieux mais les colères aussi. La touchante hospitalité des deux vieillards jeta par trop lumière crue et cruelle sur l'avaricieux égoïsme des villageois. Ils entraînèrent les deux vieillards sur les hauteurs tandis que les flots submergèrent la vallée, inondant champs et maisons hormis l'humble masure de Philémon et Baucis qui se transforma incontinent en temple à la gloires des divins voyageurs.

Quel enseignement éthique en tirer ? en quoi un tel récit aide-t-il à définir ce que nous pouvons espérer d'une éthique ? En tout ou presque !

L'hospitalité d'abord, qui est pratique courante dans les sociétés antiques, mais en réalité, le rite qu'il serait blasphématoire de ne pas consacrer : elle n'est pas seulement la contrepartie due à l'extérieur pour ces cités si attachées à leurs enracinements, à leurs glaises, à leurs identités. Elle est la forme impérative de la solidarité. C'est un lieu commun, à quoi tant Ovide que La Fontaine sacrifient, que de souligner qu'elle est d'autant plus vivace que le fait d'êtres pauvres, humbles. Faut-il souligner qu'à sa manière Arendt n'y échappe pas plus quand elle souligne que la Gleichschaltung - mise au pas - fut plus souvent le fait de la bourgeoisie et des intellectuels que de la classe ouvrière !

L'éloge des relations humaines bien plus que de la pauvreté ensuite : les protagonistes ne sont pas des héros jeunes, fiers et vaillants mais bien des vieillards épuisés. Voici un couple vivant replié sur lui-même, se suffisant à lui-même malgré ses maigres ressources mais n'est-ce pas ici l'idéal des cités grecques ? Puiser en soi et dans la terre et se satisfaire de ce qui vous est donné. Rien ici qui appartienne au registre de la conquête, rien qui ne sonne comme démesure, tout comme καιρός. Le jeune homme, nanti d'une seule touffe de cheveux passe, on pourrait presque ne pas s'en apercevoir et d'ailleurs peu le voient. Remarquons bien nos deux héros ne l'attendent pas, n'en escomptent rien, n'ont pas le regard suspendu à son imprévisible surgissement mais ce sera néanmoins d'un basculement de leurs destinées dont il s'agira. Mais l'histoire ne se résume pas à cet éloge de la pauvreté ou de l'humilité qui va bien dans le sens pourtant du rien de trop qui résume assez bien la sagesse grecque. Certes, ces deux personnages se seront tout au long de leurs vies contentés de la part que le destin leur avait réservée (moïra) mais cette part est une part de dieux. Rien assurément n'est plus éloigné de nos acceptions contemporaines que cette mesure quand tout désormais, mais d'abord le principe même du système industriel implique le toujours plus et il serait vain, faute qu'il s'effondre de lui-même, d'en appeler à un retour impossible aux canons de la sagesse antique. En revanche, la part ainsi réservée à l'autre - le meilleur de soi-même - qui équivaut ici à la part réservée à l'hôte de passage - et donc aux dieux - impliquent bien plus qu'une compensation ou un lot de consolation pour un destin modeste. L'amour de ces deux vieillards, qui se présente avec tous les atours de l'éternité et transcende avec évidence celui des corps désormais sénescents, l'amour que je tiens pour un des rares actes métaphysiques dont nous soyons capables, cet amour qui se dit agapao bien plus que philein, ne signifie rien d'autre que le primat de la relation à l'autre sur la relation aux choses.
En ceci je crois tenir le troisième des préceptes éthiques : quand se présente l'être, tout s'efface et les vanités du monde. Plus rien ne résiste, plus rien ne subsiste et surtout pas la course folle à la puissance, à la domination, à la gloire ou à l'entassement des marchandises.

En tout acte, d'abord se régler à l'approche de l'autre. On peut, selon les cas avoir à travailler avec des dossiers ou avec des hommes : c'est selon ; mais dans tous les cas, même derrière les dossiers il y a des hommes - qui seuls importent. L'être ne se justifie que par soi-même et ne tient son déploiement que de lui. Au sens où Kant l'entendait, l'impératif de l'être est catégorique c'est-à-dire conditionné par rien d'autre que par lui-même. On remarquera, du reste, que le premier commandement porte sur Dieu c'est-à-dire encore sur l'être - je ne le tiens pas pour anodin.

L'éloge du service : en récompense de leur pieuse hospitalité, les deux vieillards ne demandent qu'une chose ; servir : être les desservants d'un temple à la gloire de leurs divins visiteurs. Nous parlons une langue qui tire de la même racine serviteur mais aussi serf ou servile et répugne ainsi à promouvoir une vertu qui se conjugue aussi naturellement avec privation de liberté. On retrouve cette méfiance dans le monde du travail qui n'hésite pas à nommer profession libérale celle que l'on exerce, contrairement au salariat, sans être sous l'autorité de quiconque. Ou, aux temps médiévaux dans ces arts libéraux que l'on opposait aux arts serviles - tout ce qui, relevant de la seule technique, visait à la transformation de la matière. En des temps qui font de la liberté, en tout cas du désir de liberté, le propre de l'humain et le désir à quoi il ne faut surtout pas renoncer, en cette culture qui non sans casuistique aura réussi à convaincre, contrairement aux préceptes antiques, que le travail fût la seule voie vers la liberté, en nos projets politiques qui n'eurent de cesse de promouvoir un lien social qui fût libre parce que volontaire et l'obéissance aux lois son truchement pour autant que nous nous les serions données librement, voici attitude qui peut sembler étrange pour la dimension qu'elle recèle, où ne se joue pas que l'humilité, de renoncer à vouloir être plus que ce que nous serions, où elle est acceptation de son état quand tout désormais nous invite à l'ascension sociale, à l'ambition… Moins un précepte qu'un préalable, mais tellement évident, il n'est pas de morale qui se puisse entendre qui ne suppose la liberté de notre volonté.
Mais, d'où un quatrième précepte, agis en sorte que la sauvegarde de ta liberté et de celle de l'autre puisse être assurée.

Plusieurs indications viennent compléter le tableau étrange de ce récit

Cette histoire a tout d'une fin, elle est en réalité un commencement. On peut le voir comme l'effet du kairos. Pourtant ce couple achevant sa vie se voit offrir qui l'exalte une mission de gardiens du temple. Ont-ils saisis leur chance ? non pas vraiment, ils n'attendaient rien. On dit souvent qu'un désir comblé est un désir mort - ce qui n'est pas faux.

Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction
Freud Psychologie de la vie amoureuse

Pourtant ceux-ci tout assouvis qu'ils fussent du plaisir d'être ensemble, hormis le souhait de disparaître ensemble, n'en sont pas moins vivants, terriblement vivants et au point du reste qu'ils seront les seuls rescapés de la colère divine. Ils représentent sans conteste une figure de la plénitude - ce qui précisément nous agace ou fait sourire et risque de ne nous y faire lire qu'une charmante mais bien désuète bluette. Nous qui avons appris que l'insatisfaction était le moteur de notre action, nous voici en face d'un accomplissement qui nous laisse cois. Est-ce à dire qu'il y ait une vie après le plaisir ? que l'accomplissement de celui-ci fût dans le service ? dans pas dans la résignation mais dans la pleine réalisation de son essence ?

La générosité enfin : frappant dans cette histoire que ni Philémon ni Baucis n'hésitent un instant sur l'attitude à adopter face à ces visiteurs insolites. Aux antipodes absolus d'un Eichmann qui se déclare déchiré en sa conscience intime, eux, non ! Vera index sui affirmait Spinoza ! et si le bien, à l'identique, portait une marque suffisamment claire pour se reconnaître de soi seul ? La générosité pour un latin a partie liée avec la qualité de la race comme si déployer toutes les qualités de sa nature, de ses gène, suffisait à définir la générosité. Ici nul besoin d'un retrait, d'une pause pour évaluer la qualité de son action : la générosité a quelque chose de démoniaque - au sens du démon [1] de Socrate. Cela dit à la fois une évidence - la question éthique ne se pose que dans les situations d'incertitude - mais en même temps une promesse : l'accomplissement est la levée de toutes les incertitudes. Ce qui confirme ce que Nietzsche avait suggéré : l'homme vertueux n'a pas besoin de code éthique ; autre façon de l'écrire : seul l'inaboutissement de la morale implique éthique. L'accomplissement de la morale rend toute éthique superflue. L'accomplissement de soi, autrement dit, le désir totalement assouvi en sorte qu'il n'y eût plus rien d'extérieur à soi qui vous fasse défaut ; consiste non pas dans la mort, mais bien au contraire dans la pleine réalisation de soi, de ce qu'il y a d'humain en soi. Ce n'est pas se hisser à hauteur du divin mais à pleine hauteur de l"humain ; ce n'est pas devenir presque divin mais totalement humain. Or c'est à cette limite-ci que le service confine à la générosité.

Ici est le lieu de la métamorphose. Qu'est ce qu'un temple, après tout sinon l'ancrage du divin dans l'espace de l'humain, son ultime écho ou si l'on préfère, suivant en ceci l'étymologie, cet enclos - à l'instar de la masure des vieillards - où se peut lire la lumière de la certitude. De part et d'autre de cet enclos, le divin qui passe et que l'on accueille, mais l'humain encore, de l'autre, qui prolonge ce regard en l'espace profane. Servir consiste en ceci : relayer ce regard. Est-ce un hasard que les deux vieillards n'aient rien désiré d'autre que prolonger leur accomplissement en un autre qui les dépasse ? Ils se mirent ainsi à l'intersection du temple, en la posture de ce regard qui exhausse. Même morts, mais morts ensemble, comme si le regard n'était achevé qu'uni, ils nous regardent encore. Ils témoignent, portent en leur chair qui est de bois métamorphosée, la puissance de l'achèvement.

L'achèvement de soi est précisément ce regard porté sur l'autre, ce message que l'on transmet. Telle est la leçon éthique : ne pas considérer dans l'arbre à l'ombre de quoi parfois l'on se repose, ou bien que l'on dépèce pour se meubler, loger ou chauffer, autre chose que ce regard, engoncé au plus profond de la terre, élancé au plus fier vers les cieux, qui nous interpelle. Servir, se tenir devant les marches du temple, n'est rien d'autre : ni disparaître, ni se soumettre mais entendre l'appel à être. La Fontaine le précise : c'est en chêne que Philémon se métamorphosa ; Baucis en Tilleul. Ce n'est pas rien que d'être arbre qui toujours figure ce lien étroit entre le monde d'en haut et celui d'en bas ; s'il fût une image que l'on dût offrir à l'intersection de la pesanteur et de la grâce, assurément c'est à l'arbre que nous penserions spontanément. Et si le chêne dit la vigueur autant que la majesté, le tilleul, lui, si souvent consacré à Vénus, dénote avec la fidélité, la grâce.

suite


1) démon en grec ne désigne que tardivement des puissances maléfiques - c'est le christianisme qui lui conférera définitivement cette acception péjorative qui en fait le synonyme de diable. Le terme signifiait d'abord divinité ou ange éventuellement le dort, le destin. Puissance supérieure en tout cas qui préside aux destinées d'un individu ou d'un groupe, il prendra vite dans notre culture le sens de voix intérieure ou même d'ange gardien qui alerte et guide.