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Préambule 2
Récits pour comprendre l'enjeu éthique

Que peut-on attendre d'une éthique ? Des recettes ? sûrement non ! Ceci la ramènerait à un vulgaire règlement intérieur prescrivant de faire ceci dans tel ou tel cas. Une éthique n'est pas une règle, encore moins un corps de lois. Regardons bien ce qui se passa au Sinaï : le Décalogue précéda la formulation de la loi, elle-même indissociable de l'Alliance.

En la sorte, si nous ne nous sommes pas trompés, réciprocité, solidarité, pesanteur et grâce forment le principe d'un socle - les Dix Commandements - qui régit la loi. Des méta-principes en quelque sorte. L'éthique ne prescrit pas, ne fixe pas une norme mais un cadre. Qui ne peut être que général.

Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des Droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des Citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.
Déclaration de 89
Remarquons bien : quand les constituants de 89 voulurent fonder la loi, lui donner une légitimité incontestable, ils l'assortirent d'une déclaration des droits de l'homme, déclaration qu'ils voulurent universelle et présentèrent, presque spontanément sous la forme emblématique des Tables du Décalogue.

Remarquons surtout, comme si cela ne suffisait pas encore, qu'ils assortirent cette déclaration d'un préambule qui en fixait pour ainsi dire le mode d'emploi : à tous, le rappel des droits et des devoirs, donc des principes à respecter ; aux élus, un repère pour leurs décisions politiques, au peuple pour qu'il puisse en juger la valeur.

Voici qui nous importe : la question éthique ne se pose pas ainsi, en l'air, mais toujours en situation c'est-à-dire dans le rapport que l'on entretient avec l'autre ; avec les autres.

L'éthique ? d'abord une question ; pas une réponse

Mais c'est une question qui ne se pose pas toute seule. La loi, quant à elle, une fois formulée, représente une réponse, plus ou moins consciente des présupposés qu'elle induit. La loi dit le droit, le chemin qu'il faut suivre où l'on trouve à la fois rex, le roi, et rectus, la ligne droite. Quand la loi a parlé, la question ne se pose plus, tout au moins provisoirement, tant qu’il ne l'aura pas changée. Contrainte ou non, que j'y consente ou que je m'y soumette simplement faute de pouvoir faire autrement, la loi donne une réponse qui oblige. Demeurera simplement pour qui voudra s'aventurer à un jugement moral, l'alternative d'une obéissance volontaire ou servile à la loi. La question si difficile, parce que celles-là sont difficilement cernables, de la pureté des intentions. Mais, avant la loi, ou dans le secret de son intimité, savoir comment agir n'est jamais immédiat. Ne s'impose pas tout de suite, c'est le premier sens ; implique le détour par la réflexion, c'est le deuxième sens.


Trois récits peuvent aider à le comprendre.

Eichmann Philémon & Baucis Romulus & Rémus

 

1e récit : Eichmann

Eichmann durant son procès en 61, s'acharna, on le sait, à se présenter comme un fonctionnaire seulement préoccupé de bien faire son travail. La question de savoir si l'homme était véritablement sot, d'une bêtise révoltante comme l'affirmera plus tard H Arendt, ou si, au contraire, plutôt roué, il avait cherché une posture qui lui eût permis d'échapper à toute condamnation, cette question vaut sans doute moins ici que les deux arguments qu'il aura tour à tour utilisés :

Indépendamment du cas Eichmann qu'il ne s'agit pas ici de traiter - mais on comprend ce qui chez lui aura pu intriguer Arendt - mais de manière emblématique parce qu'il s'agissait tout de même ici de situations extrêmes qui aident à comprendre comment dans la réalité concrète s'opèrent les choix de tout un chacun, on voit bien ici se jouer ce qu'il faut bien appeler le choix éthique :

c'est bien la confrontation au réel, l'obligation qui nous est faite d'agir pour vivre ou simplement survivre qui oblige à un choix. Au même titre que la conscience réfléchie suppose une sélection - le sujet fixe son attention sur tel ou tel objet, ce qui lui permet de sortir de la conscience directe mais diffuse - l'action, elle aussi, oblige à opiner de ce côté-ci ou là. Le plus souvent, le choix est tellement anodin qu'il ne se présente même pas comme tel - prendre telle ou telle ligne de métro, choisir le chemin le plus court ou le plus rapide … - mais il est toujours présent qui suppose l'alternative entre deux valeurs. Dans le cas d'Eichmann, d'un côté, la fidélité à un serment qu'il avait prêté, de l'autre la réprobation dont il arguait de ces violences extrêmes qui affecteraient son système nerveux. Entre une affliction personnelle et le sacrifice pour valeur plus haute que sa propre individualité, il crut se donner des allures de grandeur.

Or les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique.
Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique, page 16

On doit bien alors pouvoir écrire de nos actes, ce que Bachelard énonçait à propos des instruments d'observation scientifique : ce sont des théories matérialisées. Chaque acte traduit - et il faut prendre le terme en son acception étroite - une représentation du monde, une représentation de notre rapport au monde et à l'autre, une décision éthique. On peut toujours s'interroger sur la rouerie du personnage qui se serait réfugié dans l'espace inaccessible de ses intentions pour récuser tout jugement ou en tout cas en appeler à l'indulgence du jury, mais Eichmann n'a pas tort : qui précède l'acte, est un choix, éminemment éthique, qui engage le sujet seul et dont il porte seul la responsabilité, le poids - la valeur. Que, dans une acception classique de la pudeur, il soit entendu que dévoiler l'intime relève de l'inconvenant, du vulgaire, de l'irrespect de l'autre mérite d'être entendu mais ce for intérieur, ce tribunal intérieur, de toute manière est inaccessible, n'est donc jamais vraiment imputable.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire : Cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu ; je réponds qu'il ne sera jamais violé.
Rousseau, Contrat social, 1.3

Article 35. - Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs
Relisons Rousseau ou simplement la déclaration de 93 : ils ne supposent rien d'autre. Que, dans un contexte donné, l'individu sous peine d'être tué, n'ait d'autre solution que de se soumettre, il fait bien mais il n'est nul besoin de loi pour cela. Mais pour autant, dans une société donnée, sitôt que la loi cesserait d'exprimer la volonté générale pour ne plus défendre que des intérêts particuliers, alors la révolte est non seulement un droit mais un devoir (art 35) . Qu'est-ce à dire ? Que, politiquement, la souveraineté est inaliénable et que donc il ne saurait y avoir de loi à quoi elle n'ait directement consenti ; que, moralement, il ne soit pas de règle qui vaille que chacun ne doive, personnellement oui, en son intimité, absolument, faire sienne et qui engage ainsi sa responsabilité. Autre manière de dire la vacuité de l'argument - Befehl ist Befehl - qu'utilisèrent tous les criminels nazis après guerre pour expliquer leurs comportement. Nul ne peut faire vertu de la force qui n'engendre nul droit ; ni plus que de nécessité faire vertu. Eichmann nous trompe - et tente sans doute de se leurrer lui-même - en arguant de son serment d'obéissance : nul ne lui aurait fait reproche s'il s'était seulement contenté de courber l'échine et de feindre la soumission en attendant que passe l'orage mais c'est précisément ce qu'il n'a pas fait. Il y mit au contraire zèle constant : toute la différence est ici. Il voulut en être, participer au grand mouvement général : ceci valait adhésion intime quand bien même il ne voulut pas voir en face les conséquences concrètes de ses choix.

Mis à part le fait que la bureaucratie est par essence anonyme, toute action qui s'exerce sans relâche entraîne une dilution de la responsabilité. Il existe en anglais une formule idiomatique : « stop and think » - .arrête-toi et réfléchis. Aucun homme ne peut réfléchir sans s'arrêter. Si vous contraignez quelqu'un à une activité sans relâche, ou s'il se laisse contraindre, c'est toujours la même histoire. Vous aurez toujours affaire à la même chose, à savoir que la conscience, de la responsabilité ne peut pas se former. Elle ne peut se former qu'au moment où l'on réfléchit - non pas sur soi-même, mais sur ce qu'on fait.
Arendt entretien avec J Fest

C'est ici, très exactement à l'endroit et au moment où elle se pose, envisager la question de la responsabilité éthique : au mitant de l'action, cette pause à quoi l'on se doit, pour se demander simplement ce que je suis en train de faire, est-ce bien cela que je veux ? ceci correspond-il véritablement à ce qui me paraît juste ? Au même titre qu'un tribunal convoque et met en question la responsabilité individuelle et place ainsi un homme en face de lui-même, il en va ici comme d'un tribunal intérieur. A quoi nul ne devrait pouvoir se soustraire, ne le peut en réalité et la malignité d'Eichmann consiste d'abord voulu faire accroire qu'il ne s'y fût pas soumis, d'avoir argué d'un conflit intérieur qui l'eût rongé.

Au même titre que Rousseau avait fait du souverain populaire le seul véritable et ultime législateur, ainsi avec Kant - et l'impératif catégorique qui l'oblige à chaque fois qu'il agit à se demander si le principe de son action peut faire l'objet d'une loi universelle - chaque homme est son propre législateur. [2]

Les actes que j’accomplis sont toujours, en derniers ressorts, individuels, et j’en suis moralement responsable ; cela est vrai de tous mes actes, mêmes politiques et militaires. La formule “un ordre est un ordre” (Befehl ist Befehl ) ne peut jamais avoir de valeur décisive. Un crime reste un crime même s’il a été ordonné (bien que, selon le degré de danger, de coercition tyrannique et de terreur, on puisse admettre des circonstances atténuantes) ; et de même tout acte reste soumis également au jugement moral. L’instance compétente, c’est la conscience individuelle, c’est la communication avec l’ami et le prochain, avec le frère humain capable d’aimer et de s’intéresser à mon âme.
K Jaspers Culpabilité allemande

Jaspers ne dit pas autre chose dans ce passage essentiel où il fait la distinction entre culpabilités criminelle, politique, morale et métaphysique : préciser ainsi qu'il le fait que l'instance décisive est ici la conscience individuelle montre assez, dans la lignée de Kant, combien la moralité réside dans la conscience, dans l'intention. On sait que les critiques furent nombreuses de l'approche kantienne qui toutes tournèrent autour de l'idée que c'était là négliger les éventuelles conséquences funestes - ou pas d'ailleurs - que le sujet n'eût pas pu prévoir mais qui seules importeraient ; que c'était ici mettre hors de portée de l'humain une moralité dont à la fois elle ne serait pas capable mais la rendrait surtout impuissante. C'est ici le sens du le kantisme a les mains pures …mais il n'a pas de main de Péguy. J'avoue n'avoir jamais bien admis cette critique. En effet, juger d'après les conséquences de ses actes n'est pas plus pertinent : chacun pourra toujours arguer n'être pas responsable des conséquences imprévisibles de ses actes.

En réalité, la grande force de la position kantienne est d'associer intimement la dignité humaine à ce tribunal intime à quoi l'on s'oblige. Bien entendu, chacun peut se soustraire, toujours, à cette interrogation-ci mais il n'en va de rien d'autre alors que d'une déchéance. Derechef, c'est ici, d'abord, qu'Eichmann tente de nous leurrer : il ne peut à la fois invoquer un conflit intérieur et protester de la pureté morale de ses intentions. Arendt, dans l'entretien cité, rappelle à juste titre, la référence à Socrate : Mieux vaut être en désaccord avec le monde entier qu'avec moi-même, car je suis un. Il n'est pas d'expérience existentielle plus irrécusable, plus irrévocable que celle-ci : je puis m'approcher ou m'éloigner de l'autre, le désirer ou m'en désintéresser, je ne puis suspendre ma présence permanente à moi-même. Je puis cacher mes intentions, mes désirs, mes inclinations ou mes projets à l'autre ; certainement pas à moi-même. Autre manière de dire que ce tribunal intérieur, nul ne peut s'y soustraire, en dépit qu'il en ait parfois ou de ce qu'il peut affirmer. Tous ceux qui, chacun à leur place et parce que se sentant isolés et ainsi impuissants, auront survécu à la tourmente mais pour y parvenir auront courbé l'échine, tous ceux-là auront, de fait, consenti aux meurtres de masse. Ils auront, pour parler le langage de Hegel, payer de servilité leur survie. Sont-ils condamnables ? Coupables en tout cas ! de négligence vis-à-vis de l'humain, d'eux-mêmes comme de l'autre. C'est dans ce sens que Jaspers énoncera : Que nous soyons en vie fait de nous des coupables

Il existe entre les hommes, du fait qu’ils sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore. Si je ne fais pas ce que je peux pour les empêcher, je suis complice. Si je n’ai pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui ne peut être compris de façon adéquate, ni juridiquement, ni politiquement, ni moralement. Que je vive encore, après que de telles choses se sont passées, pèse sur moi comme une culpabilité inexpiable. En tant qu’hommes, si la chance ne nous épargne pas une telle situation, nous nous trouvons acculés à la limite où il nous faut choisir: ou bien risquer notre vie dans l’absolu, sans but parce que sans perspective de succès, ou bien préférer rester en vie puisque le succès est exclu. Quelque part, dans la profondeur des rapports humains, s’impose une exigence absolue: en cas d’attaque criminelle, ou de conditions de vie menaçant l’être physique, n’accepter de vivre que tous ensemble, ou pas du tout; c’est ce qui fait la substance même de l’âme humaine. Mais il n’en est ainsi ni dans la communauté de tous les hommes, ni parmi les citoyens d’un État, ni même à l’intérieur de groupes plus petits; la solidarité reste limitée aux liens humains les plus étroits et c’est ce qui fait notre culpabilité à tous. L’instance compétente, c’est Dieu seul. ibidCeci ne se peut entendre que si l'on rappelle ce qu'il appela culpabilité métaphysique : qui justifie que j'aie ainsi posé la solidarité parmi les trois valeurs principes de toute morale. Parce qu'on se situe ici à la racine de ce qui fait l'humain, on atteint en même temps cet espace absolu où plus aucune nuance n'est recevable, non plus qu'aucune dérobade. Sans doute, en temps ordinaires, nul n'est vraiment confronté à des situations telles qu'il doive choisir entre la propre vie et la déchéance d'avoir négligé l'humain en lui-même comme en l'autre ; pour autant, parce que nous limitons volontiers notre solidarité à nos proches, compatissant de loin aux malheurs du monde, mais demeurant inertes de nous sentir impuissants à y pouvoir contrevenir, calfeutrés dans notre égoïsme ou seulement notre paresse, oui, nous sommes coupables et, sans doute, ne pouvons-nous que l'être, irrémédiablement. J'aime assez que Jaspers invoque ici Dieu comme seule instance : autre façon de dire combien la faillibilité demeure notre propre. Autre façon de reconnaître combien notre moralité à la fois se hisse à des hauteurs insoupçonnées et plonge ses racines en des profondeurs inaccessibles. J'aime assez l'idée d'une humanité déchirée entre deux extrêmes, suspendue au désir de se dépasser toujours, et de valoir, au risque de la mégalomanie, plus que ce qu'elle ne pèse, engoncée dans cette glèbe qui sempiternellement l'entrave mais la nourrit néanmoins.

De ceci au moins deux conséquences qui peuvent toutes les deux former quelque chose comme des préceptes éthiques.

  1. Nul ne peut s'affranchir de se regarder en face ni de se soumettre à ce tribunal qui lui fasse décider si et en quoi son action est morale. Ne pas le faire c'est non seulement dégrader l'humanité de l'autre mais déchoir de la sienne propre
  2. L'éthique commence très exactement avec l'approche de l'autre.
    Et se joue en terme de solidarité, mais d'une solidarité ouverte et non fermée. A ce titre morale et politique ont partie liée, toujours. Ce que le contre-exemple de l'extrême-droite illustre parfaitement.


1) rappelons que Höss qui avait dirigé le camp d'Auschwitz avait témoigné durant le procès de Nuremberg chargeant à l'occasion Eichmann.
Il sera à l'issu du procès, remis aux autorités polonaises. Jugé et condamné en mars 47, il sera pendu le 16 avril 47. Durant sa détention, et en attendant le procès il rédigera son auto-biographie publiée en 58
Rudolf Höß, Le commandant d'Auschwitz parle, Paris, La découverte,‎ 2005

 

 

 

 

 

 

2) l'impératif catégorique a connu plusieurs formulations (toutes présentes dans la Métaphysique des mœurs :

« Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. »
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen3. »
« L'idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle4. »
« Agis selon les maximes d'un membre qui légifère universellement en vue d'un règne des fins simplement possible5. »