Éthique
index précédent suivant

Accueil ->Morale

-> Ethique -> Préambule

 

Eichmann Philémon & Baucis
suite Romulus & Rémus

 

3e récit : des augures indécises

Ils sont beaux, jeunes et vigoureux, surgis de nulle part mais pourtant de sang royal qui plus est d'ascendance divine, fût ce par le truchement d'un viol mais leur histoire est connue qui fut narrée déjà ici ; mais leur histoire toute mythique qu'elle se revendique est celle d'un empire comme l'histoire en connut peu. Ces deux-là ont le nom de la puissance : Alexandre, autrefois, avait lui aussi étendu sa main jusqu'aux confins de l'Inde mais son empire dura si peu. Ici, dans le Latium, commence une histoire millénaire. Mais elle commence par un meurtre.

Ces deux orphelins, recueillis par un berger, élevés par une prostituée sont à l'antithèse absolue du récit précédent. Vieillards chétifs, épuisés par les ans, Philémon et Baucis ne demandent rien au destin ; eux, tout : cette soif de pouvoir que Tite Live s'attache à définir comme un mal héréditaire semble le seul moteur de leur actes. Ils ont une revanche à prendre : sur le destin fait à leur mère ; sur leur éviction du trône …

Plusieurs lectures peuvent être faites de ce récit, certaines furent déjà tentées ici.

Les faits qui ont précédé ou accompagné la fondation de Rome se présentent embellis par les fictions de la poésie, plutôt qu’appuyés sur le témoignage irrécusable de l’histoire : je ne veux pas plus les affirmer que les contester. On pardonne à l’antiquité cette intervention des dieux dans les choses humaines, qui imprime à la naissance des villes un caractère plus auguste. Or, s’il est permis à un peuple de rendre son origine plus sacrée, en la rapportant aux dieux, certes c’est au peuple romain ; et quand il veut faire du dieu Mars le père du fondateur de Rome et le sien, sa gloire dans les armes est assez grande pour que l’univers le souffre, comme il a souffert sa domination.
Tite Live

Une critique (ou un éloge c'est selon) de la puissance qui est synonyme de Rome. De la force comme énergie, du pouvoir comme ambition, de la guerre comme devise. Tite Live le souligne : entremêler l'histoire humaine d'interventions divines est chose commune, mais choisir Mars comme figure tutélaire ne saurait être anodin. Si sa figure grecque - Arès - est plutôt méprisée, il sera vénérée à Rome presque autant que Jupiter et formera avec lui et Quirinus, la triade pré-capitoline. Il viole, venge et se bat, ne détestant pas à l'occasion de se mêler à l'histoire des hommes malgré les semonces de Jupiter - comme à Troie par exemple. On ne sait si la fécondation de Rhéa Silvia fut le fruit d'une simple pulsion incontrôlée ou au contraire une volonté, en lui donnant une descendance, de venger l'injustice qui lui fut faite par son oncle qui en faisant une Vestale l'écartait ipso facto du pouvoir, il est certain en tout cas que ce qui insémina Rome n'est pas une simple vigueur de jeunesse mais l'esprit guerrier lui-même intimement associé au politique.

Une lecture anthropologique : ce qui de sacrifice et de violence se joue dans tout rite de fondation. Il est clair en tout cas que la gémellité des protagonistes liée à l'incertitude des augures et la mort de Rémus enfin, inclinent plus vers une interprétation mimétique à la R Girard qu'à une lecture psychanalytique à la Freud.

M'intéressent ici bien plus l'indécision et la montée :

A l'instar du récit d'Ovide et de celui de l'exode, la fondation s'accompagne de la montée sur une colline comme si commencer une histoire revenait toujours d'abord à prendre de la hauteur ou que l'on voulût figurer ici, comme pour l'arbre, qu'il n'est pas de dynamique possible qui ne liât enracinement profond dans l'histoire et la matière à élévation vers les dieux ; vers les cieux. Moïse va chercher une série de préceptes qui serviront de principes au code législatif qui régira la cité future ; les deux jumeaux, eux aussi, fermement résolus à fonder une cité qui demain prendra l'ascendant sur toutes les autres voisines - pouvaient-ils alors voir au delà du Latium ? - cherchent une réponse : il y faudra un chef mais lequel des deux ?

Voici bien la différence avec Ovide où les deux vieillards, on l'a vu, ne demandent rien, mais se laissent entraîner par les dieux. Nulle indécision chez eux quand il s'agira, sur la demande des dieux, de formuler le souhait - limpide comme une source - de servir. Nulle incertitude non plus chez Moïse : l'écart ne sera jamais de son fait mais de Dieu qui l'appelle, à l'écart de son troupeau ou bien encore du peuple qui se vautre dans l'idolâtrie pendant qu'il reçoit la Parole.

Mais incertitude ici, qui ronge et retarde l'acte. On peut utilement la comparer à celle de Ponce Pilate qui se voyant confier à la fois par la lâcheté et l'hypocrisie des prêtres la tâche de juger le Christ, hésite longuement à céder à l'instance de la foule ou à disculper celui qui ne lui paraît coupable de rien, hésite ainsi ente justice et basse politique, entre vertu et ordre. Pilate et les deux jumeaux s'opposent en ce sens que le premier détient et représente le pouvoir quand les seconds tentent encore de le conquérir, que donc le premier tergiverse, tente la tempérance et l'esquive alors que les deux autres forcent leur destin mais dans les deux cas ruse et mauvaise foi ont leur part.

Nous avons écrit que la question éthique était soulevée au lieu même de l'incertitude : encore faudrait-il ajouter qu'elle n'y est pas pour autant inéluctable. Les jumeaux ne s'interrogent pas véritablement sur la valeur morale de leur action mais sur la manière la plus économique d'obtenir ce qu'ils veulent ; ils savent qu'il n'y a pas de place pour deux crocodiles mâles dans le même marigot ; quoiqu'ils fassent, étancher leur soif de pouvoir passera par l'élimination de l'autre, la seule question demeurera la manière. L'ironie de l'histoire voudra que, plus tard, quand il s'agira d'en finir avec la guerre, Romulus acceptera bien de partager le pouvoir avec les Sabins mais il faut préciser que les femmes étaient passées par là qui, enlevées, participaient désormais aux deux ordres et refusèrent de trancher d'entre leur logique de fille, de mère et d'épouse. L'ironie de l'histoire voudra qu'à avoir désiré éviter un combat initial, ils n'obtinrent qu'à le reporter à la fin, sans plus. Leur hésitation est technique qui vise l'efficacité, elle n'est pas morale.

Toujours est-il que chacun se retirant, l'un sur le Capitole, l'autre sur l'Aventin, attendirent réponse des dieux qui vint mais de manière tellement ambivalente qu'elle compta pour rien. C'est du côté de Rémus que les signes vinrent en premier ; du côté de Romulus qu'ils vinrent plus nombreux mais dans un second temps. Selon que l'on interpréta les signes selon l'ordre chronologique ou quantitatif, chacun avait gagné, ce fut un coup pour rien. Si les deux versions - Tite Live et Plutarque - divergent, elles s'accordent néanmoins sur le sentiment de frustration de Rémus qui conscient d'avoir été dupé provoque les premiers travaux de fondation de son frère et est tué pour cette raison.

Le silence des dieux

C'est ce silence des dieux qui interpelle qui est source de l'indécision - bien plus que la démarche des jumeaux exempte de toute interrogation morale. On peut lui donner plusieurs sens mais le premier immédiat serait que les dieux se refusent à prendre parti en des affaires purement humaines, a fortiori quand elles sont dénuées de toute implication éthique. Ce qui rejoint assez le premier de nos préceptes - Nul ne peut s'affranchir de se regarder en face - dans la mesure où les augures ici offrent, certes, des indications, mais pas la clé d'interprétation. Abandonnés à eux-mêmes, les deux hommes trancheront à leur manière - violente.

On en peut tirer au moins deux leçons :

Qu'en tirer comme conséquence sinon qu'une éthique ne saurait offrir autre chose que des recommandations, proposer autre chose, certes que des commandements, mais qui ne vaudront que les intentions ainsi cadrées par un engagement personnel et une réflexion préalable. Qu'une éthique n'est pas un code et qu'elle ne vaudra jamais que pour autant qu'on se soit accordé sur la grille d'interprétation. Ce qui rejoint le second précepte : l'éthique commence avec l'autre et ne peut rendre pleine vigueur que si elle est partagée. On se saurait jouer aux échecs sans s'être accordé préalablement sur les règles du jeu ; de ne s'être pas d'abord entendus sur les critères d'interprétation, les deux frères ne purent que reporter un tout petit peu la fatalité du combat. C'est assurément le sens qu'il faut donner au long soupir de Paul plaçant dos à dos sagesse grecque et signes juifs. Ni les uns ni les autres n'en firent rien ; il leur manqua la foi pour reconnaître Dieu. Le sens aussi qu'il faut donner à la grande colère mosaïque devant la dérive idolâtre de son peuple qui lui fit à la fois briser les tables de la loi et trancher de son peuple tous ceux qui faillirent.