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Préambule
Les pages qui suivent sont le prolongement de la Morale rendues nécessaires par une approche théorique qui pouvait sembler nous éloigner de nos objectifs : repérer les principes universels qui conditionnent toute morale ne résout pas la seule question qui vaille ici : que vaut ce que je fais ? ce que je fais, le puis-je, le dois-je ? La Morale devait donc se prolonger dans une Ethique.
Qu'est-ce qu'une éthique ? en quoi se distingue-t-elle de la morale ? qu'attendre d'elle ?
Pas d'action sans pensée préalable
Pourquoi prolonger une morale avec une éthique ? Le projet pourrait sembler inutile si l'on ne se souvenait de la distinction que nous avions opérée entre morale, éthique et déontologie. La morale s'est révélée être une descente en cascade le long des valeurs jusqu'à atteindre ce qui nous avait paru le socle de toute moralité : solidarité ; réciprocité ; pesanteur et grâce. Mais cette analyse, que je persiste à estimer nécessaire pourrait paraître aux yeux de qui chercherait une réponse, une franche reculade. Qui, dans ces périodes troublées, y chercherait réponse trouverait assurément les principes devant guider son action, mais en aucune manière des réponses précises.
Est-ce ici signe de ce quant-à-soi fébrile du philosophe qui se fût réfugié dans un arrière-monde de vérités éternelles où il fût certain de n'être pas désavoué, où nulle contradiction ne pût l'atteindre ? est-ce lâcheté de n'oser passer à l'acte où justement commencent les ennuis et les incertitudes ? est-ce ici signe de cette impuissance à vivre que fustigeait Nietzsche ? de cette dogmatique qu'il jugea définitivement par terre et qu'il estima aussi peu sérieuse que l'astrologie ? où il ne vit rien d'aussi peu sérieux que dans l'astrologie ?
Peut-être un peu mais pas uniquement. Pour trois raisons au moins :
- le passage à l'acte est tout sauf chose aisée parce qu'il implique de toute manière une représentation du monde, une pensée préalable qu'il vaut mieux, à tout prendre, avoir menée par soi-même plutôt que de se la voir imposée par l'air du temps, l'idéologie dominante ; le préjugé. On ne peut pas tenir pour rien ce qu'Arendt nomme l'asynchronie entre action et pensée : on ne peut pas, au même moment, à la fois penser et agir, l'un interrompant l'autre, inexorablement. L'un enrichit l'autre, sans doute ; une spirale, incontestablement ou une boucle de rétroaction. Le projet cartésien d'une remise en question préalable à toute action, qui, après tout avait présidé à l'institution de cours de philosophie en classes terminales, qui devait autoriser à la fois une appropriation du savoir reçu et une préparation à l'action du futur adulte est un leurre : l'action dans ses essais, erreurs et réussites, ne peut qu'enrichir ou modifier la pensée : voici réseau interminable. Mais ceci implique en même temps l'impossibilité de recettes à aller quérir dans une dogmatique quelconque.
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Si je parle d'intention éthique plutôt que d'éthique, c'est pour souligner le caractère de projet de l'éthique et le dynamisme qui sous-tend ce dernier
la moralité suppose une intention morale. Ceci ne serait-il pas le cas, que l'éthique se résumerait à un code contraignant et le sujet à un être soumis, en réalité aliéné. Je ne sais s'il est en moi quelque chose qui ressemblerait à cette conscience innée qu'évoquait Rousseau au au démon de Socrate - j'ai toujours peine à croire que quelque chose d'inné nous déterminerait avec cette précision - je sais en tout cas que je ne puis agir sans présumer au moins implicitement que mon action est bonne et souhaitable au point de la vouloir promouvoir et proposer à l'autre, ou même l'imposer. Je sais en outre, qu'au même titre que l'évidence qui ne saurait servir de critère du vrai sans que préalablement un jugement l'ai reconnu comme évident, au même titre je ne puis avoir un comportement moral qu'à la condition préalable d'avoir ajusté, et donc voulu ajuster mon action à un précepte que j'aurais préalablement estimé bon. Ne l'oublions pas : la loi qui est ici, devant moi, ne s'impose à moi que pour autant que mes visées fussent contraires à ce qu'elle édicte. Enfreindre la loi est toujours un acte conscient ; la respecter, pas nécessairement, qui peut résider dans la seule inclination de sa volonté. Kant, de ce point de vue a raison : c'est bien l'intention qui conditionne la moralité de l'acte. Autant dire, pas de moralité sans un retour sur soi.
Ricœur -
« L'ἐποχή phénoménologique. À la place de la tentative cartésienne de doute universel, nous pourrions introduire l'universelle ἐποχή, au sens nouveau et rigoureusement déterminé que nous lui avons donné. (...) Notre ambition est précisément de découvrir un nouveau domaine scientifique, dont l'accès nous soit acquis par la méthode même de mise entre parenthèses (...). Ce que nous mettons hors de jeu, c'est la thèse générale qui tient à l'essence de l'attitude naturelle (...). je ne nie donc pas ce monde comme si j'étais sophiste ; je ne mets pas son existence en doute comme si j'étais sceptique ; mais j'opère l'ἐποχή phénoménologique qui m'interdit absolument tout jugement portant sur l'existence spatio-temporelle. Par conséquent, toutes les sciences qui se rapportent à ce monde naturel (...) je les mets hors circuit, je ne fais absolument aucun usage de leur validité ; je ne fais mienne aucune des propositions qui y ressortissent, fussent-elles d'une évidence parfaite »
c'est l'incertitude qui suscite l'interrogation morale. Voici le creux de l'affaire éthique : il y a toujours loin de la coupe aux lèvres. Autre façon de dire que l'intention, pour nécessaire qu'elle soit, n'est pas suffisante - ce qui pose la question, derechef, du passage à l'acte. J'ai beau vouloir le bien, et connaître les principes que pour cela je me dois de respecter, pour autant, ici et maintenant, je cours le risque toujours de me laisser entraîner par les finalités propres de mon action, et produire ce que justement je n'avais ni prévu ni voulu - ceci sans même envisager les situations extrêmes où le dilemme me contraindrait à choisir entre deux voies également détestables. Par où l'action se révèle souvent l'inverse de ce qu'elle laisse accroire : une inclination passionnelle. Il ne se peut pas qu'un dirigeant, politique ou d'entreprise, qui voudrait ajuster son action à quelques principes qu'il jugerait bons, ne doive suspendre son action. Cette épochè est à la fois le drame et la chance de l'éthique. Drame parce qu'elle implique cette reculade que nous nous étions reprochée et que les impératifs de l'action n'autorisent que trop rarement ; opportunité incroyable parce qu'elle est la condition même de la liberté et donc de la responsabilité en autorisant que l'éthique, quoiqu'on veuille ou fasse, et à l'instar de toute métaphysique, est toujours d'abord et nécessairement une éthique personnelle.
(Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique (1913), Gallimard, coll. "Tel", p. 101-103).
Car je ne sais pas ce que je fais : je ne fais point ce que je veux, et je fais ce que je hais. Or, si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par là que la loi est bonne. Et maintenant ce n'est plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi. Ce qui est bon, je le sais, n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair : j'ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi. Je trouve donc en moi cette loi : quand je veux faire le bien, le mal est attaché à moi. Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres. Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ?
Rm, 7, 15 et sqqJe ne puis éloigner ma pensée de cette réflexion de Paul qui sonne comme un aveu d'impuissance. Mais désigne à la fois nos faiblesse et puissance. Bien entendu le texte est à entendre dans l'approche chrétienne de la faute non pas seulement originelle mais héréditaire. Mais pas uniquement.
Réside ici l'écart parfois immense entre l'intention et l'acte qu'on peut nommer échec, qui est souvent simple négligence ou étonnante pusillanimité. Après tout, en honorable jésuitisme, nous pourrions très bien ne jamais nous poser la question de la valeur de nos actes et la pureté de nos intentions serait ainsi préservée ; après tout, nous pourrions très bien arguer toujours de l'impossibilité de prévoir toujours les conséquences éventuellement funestes de ceux-ci pour demeurer systématiquement innocents. Mais l'essentiel ne réside pas dans ces mauvaises fois savamment orchestrées ; bien plutôt en ces actes qui s'éloignant de nous, fuient et attestent de la nature si aisément poreuse de nos intentions.
Voici où je voulais en arriver : le détour par les principes était absolument nécessaire mais ne constituait qu'une première étape. Il faut désormais en tirer les conséquences. Mais comment ...
Reste à envisager ce que peut être une éthique, ce qu'elle ne doit absolument pas être.
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