Éthique
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Entre arbre et pyramide :
de Philémon et Baucis (suite)
à Romulus et Rémus

 

Mais ce serait aller trop vite que d'en demeurer là : la figure de l'arbre prolifère dans nos mythes au moins autant que celle de la pyramide. Or ce qu'il y a d'intéressant demeure bien qu'elle hante jusqu'à nos représentations modernes. Sur le mode du schéma, évidemment, - et l'on pourra toujours arguer qu'il ne s'agirait ici que de schématisation tout juste propre à en faciliter la compréhension - elle se trouve jusqu'à nos théories du management : nul n'a évidemment oublié la pyramide de Maslow ! Or, ces figures, plus encore si l'on y rajoute le cercle, ne dessinent pas le même espace et sous-tendent des idéologies bien différentes.

Regardons y de plus près : on ne peut pas chercher de préceptes éthiques pour ceux qui voudraient s'assurer que leur action soit conforme aux principes sans pour autant interroger les différentes doctrines qui tentent de théoriser les pratiques professionnelles. Mais on ne peut interroger ces dernières qu'en scrutant de près les présupposés qui sont les leurs et dont rien n'est moins certain qu'ils fussent sinon maîtrisés au moins conscients.

la pyramide de Maslow

Telle qu'elle est présentée dans les différentes approches du management - sans doute bien plus qu'elle ne fut énoncée car je suppose l"approche de Maslow plus fine que l'utilisation parfois simpliste qui en est faite - elle se présente comme une hiérarchie des besoins allant des plus frustres au plus éthérés avec cette idée étrange que chaque niveau ne puisse être atteint qu'à condition que l'essentiel du précédent fût satisfait.

Quand on la regarde de près on y observe :

«La conscience et le monde sont donnés d'un même coup: extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence relatif à elle. C'est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu'aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l'image rapide et obscure de l'éclatement. Connaître c'est s'éclater "vers", s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne se peut diluer en moi - hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments? Vous saviez bien que l'arbre n'était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession.»
Jean-Paul Sartre, Situation I; (1947)
Or chacun de ces points fait interrogation - tous démentis par le récit d'Ovide - ce qui ne saurait être un hasard. L'accomplissement ultime auquel les deux vieillards aspirent est tout sauf égocentré : il vise l'autre au contraire - tant le divin entendu comme l'autre de l'humain que le prochain, le proche. La question semble bien plus claire sitôt qu'on cesse de raisonner en terme de besoin, sitôt qu'on pense en terme de désir. Tension diraient tout aussi bien Spinoza que Freud ou même un Sartre.

L'idée que l'être fût initialement préoccupé uniquement de sa propre subsistance physiologique n'est jamais que restaurer par la bande un invraisemblable instinct de conservation. Spinoza avait vu plus juste en mettant sur le compte du désir - conatus - la persévérance dans l'être. Autant être que connaître est un s'éclater vers, une tension irrésistible vers cet extérieur qui est objet précisément de résister et de ne jamais véritablement coïncider ni avec l'idée qu'on s'en fait ni avec le plaisir qu'on en escompte. Dès lors, il ne saurait y avoir de différence entre ces pseudo-niveaux de besoins.

Au reste, d'où tient-on qu'il faille - qu'entendre d'ailleurs par ceci ? - pour s'accomplir avoir en tout ou partie satisfait les quatre étapes précédentes ? Je gage, au contraire, que l'impératif ultime règle dès le départ nos tensions, qu'il agit, nous propulse vers le monde jusque dans nos tensions physiologiques. Considérons les deux vieillards : est-il véritablement différence entre la manière dont ils vaquent à leur besogne quotidienne, prennent soin de leur masure et de leur terre, ont souci l'un de l'autre ? C'est au contraire la profonde unité de leurs désirs qui est frappante, régie moins d'ailleurs par le rien de trop que par le rien de plus ! Se contenter - i.e. se satisfaire - du peu que vous offre la terre ; de la présence de l'autre ; offrir ce que l'on a ou est à l'autre, aux voyageurs, aux dieux. Il n'est pas de différence, ni de nature ni de degré entre le désir initial qui fut le leur de se prolonger dans leur vie humble et celui final d'être gardiens du temple.

Double regard

C'est ici sans doute que la métamorphose évoquée par Ovide prend tout son sens : ce grand vis-à-vis entre moi et le monde, entre le sujet et l'objet, entre la pensée et la matière, après tout devrait pouvoir s'envisager des deux côtés successivement.

Voici qui nous importe et donne tout son sens à l'arbre comme à la métamorphose et fait de ce récit une leçon bien plus édifiante que la douce bluette qu'il laisse percevoir au premier regard. Voici surtout qui nous mène bien à l'écart des théories du management telles en tout cas qu'on put les concevoir au détour du XXe siècle et qu'on enseigne encore aujourd'hui. Seront toujours boiteuses les théories qui n'adopteront que le point de vue du sujet : elles se condamnent au conflit sans fin d'entre sujets tout dialectiques qu'ils se rêvent à se présenter. Aux hiérarchies désastreuses.

D'où un cinquième précepte : prendre le parti du monde c'est aussi prendre le parti de l'homme.