palimpsesteμεταφυσικά
Introduction Livre I précédent suivant

Habiter

Petit préalable en forme de prudence :

Préalable
risque
Lié au monde
autochtonie
exigence d'universalité
Habiter : autour d'Heidegger
Habiter : deux lignes
selon E Morin
selon Serres

le risque de l'idéalisme

Être, avons-nous écrit, tient à la fois du processus et du lien. Un lien qui suggère la dépendance mais où s'égrènent et se jouent à peu près tous les carrefours qui font se croiser métaphysique, politique et morale : car, après tout, que peut bien vouloir signifier être au monde ?

- Être dans le monde ? mais alors ce dernier serait réduit à n'être qu'un contenant, voire un espace qu'il n'y eût plus qu'à occuper, conquérir, et sur quoi faire mainmise.

- Être du monde ? ce qui reviendrait à l'ériger en source, en matrice originelle dont nous ne saurions nous extirper ni vraiment nous éloigner ?

- Être devant le monde, comme le suggère Hegel, par quoi notre conscience nous éloignerait irrémédiablement d'une telle évidence perdue, mais nous offrirait en même temps la possibilité de nous construire en même temps que nous transformerions le monde.

Que l'on fasse du lien au monde, quelque chose comme un enracinement et le lien avec la terre égrène très rapidement un modèle où le peuple se confond avec la race, où ce peuple préexistant par le fait de nature détermine une cité où l'obéissance est reine, la soumission la règle. Que de surcroît l'on confonde cité et Etat, et l'on a le fascisme - purement et simplement. Qu'au contraire l'on érige ce lien comme un choix, un acte de volonté ou même seulement un refuge que l'on se ménage et l'on assiste à la naissance du politique et de la morale.

Quand bien même la dichotomie classique nature/culture serait fallacieuse au moins en ceci que s'y déploierait une interaction constante interdisant à la fois à la culture humaine de s'abstraire jamais de son substrat naturel mais à la nature elle-même de demeurer indifférente à l'action humaine, il n'empêche, et Marx l'avait parfaitement repéré, qu'on peut sans trop de peine distribuer les approches philosophiques d'entre celles qui misent plutôt sur l'une que sur l'autre, et que toute naturalisation d'un phénomène revient toujours à sa neutralisation politique.

Question de méthode, dira-t-on : c'est en tout cas ce que Marx suggère : à ne pas travailler à partir des situations concrètes, historiques, des données de la réalité socio-économiques, on serait inexorablement conduit à proposer des problématiques qu'il nomme idéalistes, visant ni plus ni moins qu'à légitimer l'existant en excipant du fait de nature.

Autant dire que c'est ici le risque même de toute métaphysique, en sa démarche propre, qui justifia en son temps qu'on put claironner à tout vat la fin de la métaphysique et le couronnement des sciences humaines : ni Comte avec sa sociologie, puis sa religion de l'humanité, ni Marx avec l'économie politique, n'échappèrent ainsi véritablement à l'illusion scientiste et progressiste qu'une telle démarche impliquait.

Il n'est pas une époque qui ne relise son passé à partir de ses propres canons : à cet égard si les sciences humaines contemporaines portent indéniablement les marques de leur temps, en dépit de l'exigence d'universalité scientifique qu'elles revendiquent, elle rejoignent en tout cas, par un autre biais, les limites de la métaphysique dont Conche a raison de proclamer qu'elle ne saurait jamais qu'être celle d'un homme, d'un auteur.

Qu'au moins ce dernier le soit, au sens étymologique de celui qui augmente !

le risque majeur : le nazisme

Vouloir chasser l'histoire, l'économie, le politique par la porte, c'est néanmoins encourir le risque de les voir revenir par la fenêtre, de manière plus ou moins subreptice ; parfois extrêmement violente.

Ce qui n'est pas vrai serait qu'on puisse encore faire de la métaphysique après 1933 comme on eût pu le faire avant. Il y a, mais c'est tellement évident qu'on hésite à le rappeler, quelque chose de totalement inédit dans le nazisme qui, à sa façon, déchire toute l'histoire - et celle aussi de nos représentations.

S'il est, à ce titre, un exemple, ce serait bien encore celui d'Heidegger (19) : l'auteur de Sein und Zeit, qui plus que tout autre eût pu sembler très éloigné de toute préoccupation politique, n'aura pas pu ne pas prendre parti et s'engager, ne serait ce que durant le court épisode de son rectorat ; n'aura pas pu ne pas glisser même incidemment une remarque sur la grandeur interne du mouvement - signe s'il en est qu'il n'est jamais de métaphysique dans les nuages ...

Jusqu'en 33, on pouvait encore imaginer (espérer) que telle ou telle théorie, pour douteuse qu'elle parût, en resterait au stade d'une construction mentale, funeste ou ambiguë, mais après tout uniquement une représentation parmi d'autres qu'il suffirait de critiquer pour la déjouer.

Mais après 33 ?

Il n'est pas de meilleur exemple que celui, grec, de l'enracinement. On voit combien, selon les interprétations, elle peut présider, soit à une lecture xénophobe pour le moins, raciale pour le pire, de la pureté de l'être et la prédilection nazie à vouloir rechercher ses sources au moins en partie, dans ce substrat barbare que le judéo-christianisme eût malencontreusement recouvert d'allégories du faible, ne peut qu'aller dans le sens d'une suspicion légitime à son égard.

Pourtant, en même temps, ce fonds grec, auquel nous ne saurions échapper, ni nous soustraire, et qui représente bien la moitié au moins de notre héritage avec le judéo-christianisme dont Rome fit la synthèse, peut tout aussi bien présider à une lecture humaniste, démocratique : Il n'est qu'à lire, ou réécouter Castoriadis pour le comprendre.

Alors quoi ?

33 c'est d'abord la transgression absolue ; le passage radical à l'acte. L'impossibilité désormais de plaider l'innocence de la théorie ; la certitude que tout inacceptable qu'il fût, mais inconcevable aussi et irrationnel, mais encore odieux et aux antipodes absolus de l'humanité la plus élémentaire, le projet nazi fut non seulement soutenu plus ou moins consciemment par les foules, mais défendu par les intellectuels et, in fine, réalisé.

Ce n'est pas seulement l'illusion nourrie depuis Descartes mais en réalité depuis les tout débuts de la philosophie grecque selon quoi un peu de raison, de recul, de patience et de sagesse suffirait à déjouer les pièges de la passion et à reconnaître au moins les erreurs les plus grossières, non ce n'est pas seulement cette illusion qui s'est envolée quelque part dans les brumes glauques de Pologne mais celle aussi de l'innocence des théories.

Rien ne semble plus innocent qu'une réflexion autour de l'habiter et c'est d'ailleurs le mérite d'Heidegger d'avoir mis en évidence combien c'était une chose que de dire que l'homme était un être au monde, une chose de parler du Da-Sein ; une autre que de tenter de donner un contenu lisible à cette présence humaine au monde.

Ici, aux confins où se jouxtent morale, politique et métaphysique, se demander ce qu'habiter signifie revient à donner un sens au lien qu'est l'être avec le risque ou bien du cynisme ou bien d'un irénisme joliment candide faisant fi des contradictions insurmontables. C'est que le lien dit la dépendance ; d'elle à la servitude volontaire ou enthousiaste il n'est qu'un pas parfois hâtivement franchi.

Lié au monde, lié à la terre ...
retour au lien (21)

J'imagine une corde, ou un lacet ; j'imagine tout aussi bien une chaîne de bagnard ou bien celle qui orne une montre à gousset. Je réalise ainsi qu'elle peut être tout aussi bien ce qui entrave que ce qui orne, ce qui retient que ce qui souligne.

Mais dans l'affaire qui est lié à qui, quoi à quoi ? Si dans le lien il y a bien l'idée d'une dépendance, il est parfois bien difficile de discerner si l'un domine effectivement l'autre ou si, comme le suggérait Hegel, ce ne serait pas, finalement le serf qui détînt la clé. Qui est lié, fait le maître au moins autant que l'inverse ; ils ont, précisément, partie liée.

Quand on proclame deux êtres unis par les liens du mariage, on ne fait pas que proclamer la réunion de deux destinées, on pose un modèle - volontaire - de lien où nul d'entre les partenaires n'envisage de prendre le pas sur l'autre. Quand on attache un bijou à l'aide d'une chaîne ou que l'on tient un animal en laisse, c'est pour qu'il ne s'égare pas ...

Le lien ici dit le passage entre un élevage extensif et intensif. Le berger laisse ses bêtes paître quitte à les laisser quelque peu s'égayer au lieu de les enfermer dans un lieu d'où, liées, elles ne sortent jamais. Le lien est ici avec l'environnement, pas avec l'homme. Dans les deux cas, la pratique est utilitaire, certes, mais le lien est plus ou moins ténu, visible, contraignant. Surtout le lien ne concerne pas les mêmes êtres. Le berger lie ses bêtes à l'environnement ; au monde, pas à lui-même.

Lié à la terre ? Si l'on veut dire par là que l'homme dans ses conditions d'existence, de développement comme dans son avenir dépend de ce que l'on nomme aujourd'hui biosphère, environnement, ceci est d'autant plus évident que les conditions climatiques aggravées par l'activité humaine le présentent désormais plus comme une menace que comme un moyen. Qu'à avoir cru, en tout cas avoir agi en le présupposant, que ce lien pouvait être dépassé et qu'il pût s'y soustraire, il n'ait rien fait d'autre que scier la branche sur laquelle il était assis, nous le mesurons désormais aux accidents climatiques de plus en plus fréquents, au réchauffement, à la montée des eaux et pas seulement à la désertification.

Le lien n'est pas nouveau : il devient simplement visible. Mais surtout, contrairement aux illusions progressistes du XIXe, il désigne de manière péremptoire combien les deux protagonistes , et non pas seulement l'homme, évoluent, obéissent non seulement à leurs déterminations propres mais aussi aux interactions qu'ils produisent entre eux. Il n'est pas seulement d'histoire humaine, mais aussi naturelle et ce qui est radicalement nouveau, en tout cas radicalement visible à présent, c'est combien ce sol que nous foulons et qui nous soutient, que nous exploitons et qui nous nourrit, désormais se fissure et fragilise sur quoi nous produisons des effets que jusqu'alors nous avons pris pour quantité négligeable. La corde sur laquelle chacun tirait tout-à-coup se rompt :non que cette rupture soit brutale, elle a commencé depuis longtemps, depuis toujours assurément, mais à l'instar des petites perceptions leibniziennes, la tension est désormais trop forte pour demeurer imperceptible.

Elle dit quelque chose du lien : elle dit la dépendance. Elle avoue quelque chose : la constante ambition humaine de desserrer le lien, de le rendre moins contraignant et, à défaut de pouvoir être réellement abandonnée, de trouver des subterfuges, des espaces qui en estompe les aspérités les plus cruelles. Être au monde, pour l'homme, aura toujours plus ou moins signifié intercaler entre lui et la nature un tel espace qui à la fois le protège et lui offre des marges de manoeuvre. Voici deux mouvements contigus, mais qui ne se confondent pas : s'approprier la nature et donc en tirer subsistance ; créer un espace écran. Deux gestes, dont l'un est politique, l'autre technique. Tous les deux se ressemblent en ceci qu'ils impliquent une négation préalable : l'homme est ce vivant qui n'accepte simplement pas le donné mais le refuse en le voulant transformer, négation qui concerne tout autant la réalité dans laquelle il se meut que sa propre réalité. Il est humain, par là et se distingue de l'animalité.

Alors, oui, être au monde, ne peut seulement signifier l'habiter au sens d'occuper un espace et s'y mouvoir. Le monde, et donc ici la terre, n'est pas un donné, mais d'abord une représentation qui s'échafaude et se construit, avec une humanité qui se construit elle-même dans cette représentation du monde. A ce titre, Heidegger aura eu raison de lier intimement habiter et construire : au reste si le latin relie le paysan au pagus, l'allemand en disant Bauer le relie effectivement à la construction ; mais ils se rejoignent au moins en ceci que pago signifie lui aussi enfoncer, fixer, ficher, établir solidement - la paix n'a pas d'autre origine.

Il y a sans doute ici quelque chose d'originel : l'homme est être qui d'abord fiche, fixe, plante dans le sol. Lointaine rémanence d'un nomadisme archaïque, ultime résurgence de l'expulsion hors de l'Eden ? qu'importe au fond, il est celui qui arrime et s'arrime, qui plante et s'implante. Mais s'il le fait c'est bien parce que d'emblée il ne l'était pas, qu'il était de nulle part, d'ailleurs ... Sauf, en outre, à considérer que l'humanité précède, et de loin, la révolution néolithique et que, bien avant de saisir la terre et s'y ficher, l'homme se contenta longtemps d'y prélever ses ressources, la parcourant sans s'y fixer véritablement. Toute notre histoire, nos récits et nos représentations portent la marque de ces débuts calamiteux où l'homme erre, incertain de son avenir.

Est-ce à partir de cette verticalité qu'il faut penser notre rapport à la terre ? Il est un fait que l'homme est un animal qui s'est dressé, presque seul d'entre les vivants. Qu'il y ait perdu quelque chose du rapport intime et originel avec la terre est vraisemblable ; que sa stature, loin d'être statique, exige ce permanent effort d'équilibre , ce long effort où pensée et corps ne cessent jamais de se dresser désigne décidément un être hybride, écartelé entre ciel et sol, entre esprit et matière pour parler comme les chrétiens, constamment condamné à avancer par peur de la chute ; de la rechute. De l'éducation où l'on élève ou dresse, à l'arme que l'on brandit, de l'élection qui vous exhausse à la faute où l'on succombe, tout n'est décidément affaire que de verticalité. L'odieux, le lâche, le servile, lui, rampe, à l'instar du serpent du mythe des origines.

De l'autochtonie grecque

Il est au moins deux personnages dans les mythes grecs qui ont cette particularité d'être mi-homme, mi serpent.

- Cécrops ( Κέκρωψ) est le fondateur d'Athènes. C'est le premier fils de la terre . Il aurait appris la civilisation aux Athéniens, à vénérer Zeus, à interdire les sacrifices humains ... C'est pendant son règne que Poséidon et Athéna se disputent l'Attique et la protection d'Athènes. Poséidon frappe la terre de son trident, et une source d'eau salée en jaillit, tandis qu'Athéna offre un olivier. Cécrops choisit alors Athéna. *

- Érichthonios (Ἐρεχθόνιος) est le quatrième roi légendaire d'Athènes. Selon Homère, il est fils d'Héphaïstos et de la terre : ce dernier essayant de violer Athéna, son sperme se répandit sur la cuisse de la déesse qui l'essuie avec de la laine qu'elle jette à terre. La terre ainsi fécondée donne naissance à Érichthonios, (ἔριον, laine, et χθών, la terre. Athéna le recueille et l'élève. Selon d'autres auteurs, Érichthonios est un autochtone. L'enfant a pour particularité d'être mi-homme mi-serpent, tout comme Cécrops. Selon Hygin, Athéna remet ensuite l'enfant, enfermé dans un coffre, aux filles de Cécrops : Pandrose, Aglaure et Hersé, tout en leur défendant formellement de l'ouvrir. L'ordre est respecté par Pandrose mais pas par Aglaure et Hersé et les jeunes filles, terrorisées à la vue de l'enfant, se jettent du haut de l'Acropole. Selon Ovide, Pandorse fut elle aussi coupable car elle jeta un oeil dans la boite sur insistance de sa sœur Aglaure. (voir)

Tous deux sont selon les versions des autochtones - nés de la terre, non pas de Gaia, mais bien du sol.

Il y a bien au fond deux lectures possibles de ce principe d'autochtonie : on peut évidemment y considérer avec l'enracinement, ce refus de l'autre, de l'étranger dont Fustel de Coulanges a fait la caractéristique essentielle de la cité grecque. Y voir même une des causes de la faillite si rapide de l'emprise politique grecque sur le monde antique, s'étant par la force des choses, réservé plus d'ennemis à l'extérieur que d'amis à l'intérieur, à l'opposé précisément de ce que sera la cité romaine.

Mais ce serait oublier deux choses à nos yeux essentielles :

- les grecs sont des marins, des commerçants et ils n'ont jamais cessé d'entretenir des relations avec l'extérieur

- le principe de l'hospitalité qui voulait que l'on ouvre sa table au voyageur de passage fait partie de ces fondamentaux auxquels un grec n'eût jamais dérogé.

C'est oublier surtout, où se rejoignent à la fois les mythes et la philosophie :

- la terre apparaît ici comme un principe civilisateur : celui qui fonde la cité apporte rites et coutumes visant d'abord à dépasser les conflits antérieurs tout droit surgis des antagonismes divins.

- le grec jamais ne pense que le monde soit ordre total mais au contraire plutôt chaos et ne perçoit pas l'ordre politique autrement que comme un rempart, fragile et nécessairement provisoire, contre le double risque du désordre et de l'hybris. Si le modèle par excellence de la cité serait l'autarcie, le grec la sait assez inaccessible pour ménager un statut à l'étranger, qu'il soit de passage ou non. Il n'échappe évidemment pas à la tendance à la fois universelle de ne parvenir à se définir autrement que par rapport (et donc contre) l'autre mais à bien y regarder cet autre n'a que très rarement une acception péjorative. Épris de culture, le grec admire autant l'Egypte et la Perse et, au coeur même du conflit qui les oppose aux Perses, jamais, par exemple, Eschyle n'usera de termes péjoratifs pour les décrire.

Castoriadis utilise plusieurs arguments pour expliquer le principe de l'autochtonie et récuser l'idée qu'elle pût être une des formes classiques de l'ethnocentrisme voire une forme de légitimation du racisme :

- le plus faible consiste à dire que toutes les sociétés depuis, aura pratiqué chacune à sa manière l'exclusion de tel ou tel groupe humain ; que, par exemple, l'interdiction du vote des étrangers dans nos cités n'en est qu'une autre des formes modernes. Que nous n'ayons pas fait mieux que les grecs anciens ne saurait évidemment légitimer quelque exclusion que ce soit.

- le second vise à rappeler qu'aucune société ne saurait faire l'impasse sur sa propre définition et donc sur ses limites. Qui est citoyen ? qui appartient à la cité ? ce qui se traduit par un code de la nationalité - faut-il rappeler à cet égard que les dernières décennies auront vu le nôtre modifié à plusieurs reprises et toujours dans un sens restrictif ? Il est indéniable en tout cas que, sous n'importe quel code, il y a bien sinon une métaphysique en tout cas une idéologie implicite : opter à la fois pour le droit du sol et du sang ou seulement pour ce dernier ne saurait être anodin. Il est très clair que les Athéniens étaient fiers de leur origine autochtone, ne serait ce qu'en contrepoint des Spartiates ( lire le discours de Périclès)

- le troisième reprend un argument déjà trouvé chez Levi-Strauss- en le mettant d'ailleurs dans la bouche de Vidal-Naquet : cette tendance à rejeter hors de l'humain ce qui vous est le plus étranger (22) mais en insistant longuement à la fois sur l'inanité d'un concept comme barbare trop général pour être opératoire quand les grecs surent très tôt distinguer d'entre les étrangers diverses catégories ; sauf surtout à se souvenir de l'impartialité de la démarche d'un Hérodote, par exemple : les grecs nourrissaient à l'égard des Égyptiens comme des Perses une haute estime qui n'était pas feinte.

- le quatrième, sans doute le plus décisif, consiste à rappeler que l'institution de la démocratie par les Athéniens consiste précisément à récuser la loi des pères ; à ne jamais prendre pour un fait irrécusable la tradition ancestrale. La démocratie athénienne est acte par lequel le peuple s'auto-institue et ne cesse de le faire. Il n'y a jamais dans cette démarche de certitude d'avoir raison d'où le métier sans cesse repris sur l'ouvrage des réformes.

- le cinquième, en découle : s'il y a fierté nourrie par les athéniens sur leur propre histoire, on trouvera peu de mépris à l'endroit de l'étranger, tout au plus de la crainte pour l' ὕϐρις qu'ils représentent mais où ils manquent eux-mêmes de toujours sombrer.

de l'exigence d'universalité

Sans doute les grecs n'eurent-ils pas le projet universaliste qu'on leur prête. Il viendra plus tard et d'ailleurs. Le souci qu'ils eurent de se remettre en question, eux, les fondements de leur cité autant que leurs idées ; la nécessaire coïncidence de la naissance de la démocratie et de la philosophie sur quoi insiste Castoriadis, le profond pessimisme qui hanta leur représentation du monde et la certitude surtout que l'ordre était loin de pouvoir l'épuiser et encore moins d'en pouvoir rendre compte gagné qu'il était par le chaos qui le surplombe, tout ensemble devait bien un peu interdire que l'idée d'universalité prévale.

Le grec se protège mais sait que c'est vain ; s'invente, pour lui, avec l'assentiment de la polis qu'ainsi il crée, un îlot sans cesse menacé ; sans cesse à réinventer - en tout cas.

L'a-t-on assez remarqué ? Il n'y a pas, nulle part, de dieu qui donne le la ; fixe une règle universelle qu'il n'y eût qu'à appliquer ; à quoi il eût suffi d'obéir. Et les grecs effectivement n'ont pas de prophètes. Ce n'est pas une vérité qui émerge de l'agora ; mais une discussion d'où naît une décision. Simplement. Ces hommes qui se dressent, mi-homme mi serpent, ces hommes qui sentent encore la terre n'ont pas été appelés par un dieu, mais émergent pour échapper à leurs disputes et conflits. Ils n'ont pas de vérité où s'accrocher ; qu'une alternative à choisir. Les dieux se taisent ou s'occupent de leurs propres différends.

Tout tient dans cette différence qui, liée avec le fait que la polis ne saurait être un Etat au sens où nous l'entendons, mais le peuple assemblé sur la place, empêche que la démarche grecque implique un quelconque impérialisme, encore moins un totalitarisme et sûrement pas un quelconque éloge de la race.

Alors oui, dans un monde gouverné par la guerre, ce que le grec sait depuis Héraclite, ce qui s'invente à Athènes, brutal, violent, tragique surtout, ne saurait être pris comme un modèle mais bien plutôt, comme l'énonce Castoriadis, comme un germe. Quelque chose débute ici qui est la quête d'autonomie.

On voit bien la différence avec Paul : lui veut dépasser le grec et le juif, l'homme et la femme, l'esclave et l'homme libre ; à l'encontre même de ce que firent les Athéniens. Il en est bien l'antithèse. En ne reconnaissant plus que des hommes engagés face à leur Dieu, à sa manière il donne un sens moderne à l'individu - et une véritable vocation universelle à sa démarche en inventant l'humanité. Pour autant, il laissera à César ce qui appartient à César ; laissera les distinctions sociales, les inégalités et les injustices politiques intactes dans l'attente de la parousie seule. Et inventera le pouvoir délégué à une autorité supérieure, ce qui, au regard de la démocratie athénienne est une régression.

Comme si, toujours, ce qui se gagnait dans l'universel, se perdait dans le singulier ; dans l'abstrait, se perdait dans le réel ...qu'il n'y eût décidément d'entre le global et le local qu'un chemin de traverse ...

 

suite


19)j'ai dit ailleurs déjà l'embarras que la place incontournable d'Heidegger me provoquait. Je n'y reviendrai pas. Mon propos n'est pas, en tout cas, d'intenter un quelconque procès : il a été fait, refait à satiété.

 

20)Heidegger Essais et Conférences

Batir, habiter penser fut prononcé le 5août 1951

L'homme habite en poète, le 6 octobre 1951

21) on a évoqué déjà l'idée de lien à plusieurs reprises :

on ne relie jamais que ce qui est séparé

ce que signifie lier

*on trouvera chez Augustin une variante justifiant la mise à l'écart des femmes

22) C Castoriadis, La cité et les lois, séminaire du 16 mars 83

Pour lui [Vidal-Naquet], le monde des hommes libres s'appuie, non pas du point de vue économique, ou déterministe ou causal, mais du point de vue de sa structuration - nous dirions : du point de vue de l'imaginaire, précisément-, sur une série d'exclusions. Dans un cadre traversé par des polarités ou des oppositions - grec et barbare, homme et femme, homme libre et esclave, adulte et enfant -, le monde de la polis ne peut se constituer comme monde libre qu'en excluant d'autres termes. La communauté de la polis se constitue donc comme communauté de citoyens indigènes - excluant les étrangers -, mâles, adultes et nés libres. Quoi qu'on puisse penser par ailleurs de cette position d'un point de vue méthodologique, il faut remarquer que la nécessité d'opposer pour poser ou de poser en opposant se retrouve dans toute société.

on lira notamment ces extraits-ci de son séminaire où il traite de la question de l'esclavage notamment mais aussi de

16 mars 83

11 mai 83

16 mai 84

23 mai 84