μεταφυσικά
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La question de la terre
de la διασπορά
De la judéité
Intermède vichyste ?
aux antipodes ... la terre grecque

La question de la terre

Est-il symbolique plus riche que celle de la terre - et donc par opposition du ciel ? Je réalise soudain, en l'écrivant, qu'au même titre qu'il y avait des actes métaphysiques, de la même manière, il y avait autour de nous des objets, des organisations sinon métaphysiques en tout cas surinvestis de connotations métaphysiques. La terre en fait évidemment partie.

Les présocratiques avaient cherché l'essence originaire et cru la trouver, qui dans l'eau (Thalès), qui dans le feu (Héraclite), qui dans l'air ( Anaximène), qui dans le rapport que ces éléments entretiendraient les uns avec les autres (Démocrite). Elle entrait en tout cas dans la composition élémentaire de la diversité du réel. Mais Gaïa - Γαῖα - c'était aussi la divinité originaire d'où avec Ouranos - Οὐρανός - tout était engendré.

Avec la tradition biblique, et, en cela, rien ne distingue le judaïsme de la chrétienté, mais tout de la pensée grecque, la terre devient lieu d'exil et s'oppose terme à terme avec le ciel. S'y joue une représentation verticale de l'être où du bas en haut s'égrènent en se dégradant continuement toutes les hypostases de l'être, comme si l'éloignement de l'origine, de Dieu, signifiait tautologiquement un moindre d'être, mais aussi de connaissance. Au point le plus bas, lourde, grasse parfois, mais le plus souvent aride et rétive à prodiguer ses richesses, la terre, le sol, infertile qu'il faut travailler, plus en puissance finalement qu'en acte. Mais parce que la terre est à la fois la forme que prend la punition et le moyen de racheter la faute, elle ne peut pas ne pas, en même temps revêtir un caractère sacré.

Au point le plus haut, l'Etre, Un, accompli, parfait, éternel. Au point le plus bas, la glaise ... La terre est la métonymie par excellence qui autorise toujours de désigner par un autre nom ; elle est l'essence même du déplacement : à la fois l'antonyme exact de dieu, la matière dont l'homme est issu et fait, le sol sur quoi il repose, la planète, l'espace qui le définit mais aussi celui où il est exilé mais qu'il peut par son travail faire fructifier.

de la διασπορά

Le terme dit la dispersion mais s'il renvoie pour ce qu'il concerne l'histoire au moins mythique que relatent les textes bibliques, ou l'historiographie telle qu'elle parvient à reconstituer les épisodes, à l'exil après la destruction du Temple, encore faut-il dire que cette dispersion ne fut pas la première. Il est usuel de présenter la spécificité du peuple juif à partir de cette dispersion, de cette étonnante capacité à maintenir son identité alors même qu'il n'eût disposé d'aucune terre. Autre façon de suggérer que ce n'est pas la terre qui confère identité, non plus qu'exclusivement un Etat. Mais il serait plus juste de dire que l'essence même de l'humain telle que la suggère les premiers Livres de l'ancien Testament tient presque exclusivement dans cette diaspora :

- expulsion du Paradis
- quasi destruction et éparpillement après le déluge
- dispersion après l'épisode Babel
- exil à Babylone
- esclavage en Egypte

Trois idées, en réalité, trament, contiguës, les textes :

- l'extraordinaire fragilité de la condition humaine, sans cesse menacée dans son existence même à la fois par la rudesse de la nature et la colère divine

- la certitude que se forge l'humanité de n'être pas de ce monde, de n'y être qu'en exil - temporaire ou définitif ? - et d'avoir en conséquence pour tâche de remonter à ses origines, que celles-ci fussent géographiques - terre promise - ou spirituelles - Eden.

- la conscience que cet exil est la forme même que prennent à la fois la sanction et le rachat de la faute.

D'où le statut étrange, sinon contradictoire en tout cas ambivalent de la terre. C'est qu'éparpiller renvoie aussi au geste de la semaille ; c'est que la dispersion de l'humain peut tout aussi bien signifier sa division et donc son affaiblissement qu'au contraire sa puissance en train de se construire, sa lente prise de possession et domination de l'espace naturel. Et comment ceci ne le serait-il pas pour une humanité qui, depuis le néolithique, a fait de la terre le socle de son développement.

Ce qui est en jeu c'est bien la malignité de l'homme ! mais ce qui, après l'épisode du Déluge en tout cas, ne l'est plus, c'est celle de la Terre.

et l'Éternel dit en son coeur: Je ne maudirai plus la terre, à cause de l'homme, parce que les pensées du coeur de l'homme sont mauvaises dès sa jeunesse; et je ne frapperai plus tout ce qui est vivant, comme je l'ai fait.
 Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson, le froid et la chaleur, l'été et l'hiver, le jour et la nuit ne cesseront point
(Gn,8,21)

Or, effectivement diaspora dit séparation, déchirement, tiraillement mais le verbe correspondant - διασπαω- s'utilise aussi pour désigner le viol d'une loi, d'un engagement et donc l'infraction. Il y a en tout cas dans le verbe - σπαω - dont il est un composé, l'idée de tiraillement, de dislocation, de force voire de violence, en même temps que d'attraction. Le terme, à l'évidence, évoque un processus continu de délitement d'un lien. Dit à la fois la violence et la sanction de cette dernière.

L'épisode du Déluge est intéressant à plus d'un titre : il est le dernier moment où la colère divine se traduit par la destruction des hommes ; il est aussi le premier où la terre est ainsi déclarée exempte de la malignité des hommes. Je ne maudirai plus la terre : est-ce de là que provient le thème sinon de la pureté de la terre, en tout cas de sa vertu ?

La terre en tout cas devient alors éthiquement neutre : ni bonne ni mauvaise, elle va devenir bientôt la forme même de la promesse. La concrétisation de l'Alliance. Car le signe de l'Alliance n'est pas d'abord la terre mais l'arc-en-ciel symbolisant le cycle des jours et des saisons (Gn,9,13) : croissez et multipliez la terre devient ainsi la forme que revêtira la supériorité de l'homme sur les autres vivants.

De la judéité ou qu'est-ce qu'être juif ?

Même s'il est attesté qu'il y eut toujours des juifs en Palestine, force est de constater que le peuple juif est le symbole même d'un peuple sans terre. Quand il fut fondé, l'Etat d'Israël dut bien à la fois se poser la question et se doter d'une loi du retour permettant aux juifs de la diaspora de revenir quand bien même leurs ascendants eussent hypothétiquement quitté la terre depuis 2000 ans. Emblématique, ce peuple l'est assurément ici, parce qu'il sut maintenir sa cohésion et son identité en dépit de l'absence de terre et d'Etat, autour de l'observance de la loi. On a ici un cas unique illustrant combien être au monde ne tient ni aux lieu et temps de sa naissance, encore moins à une institution publique ou politique. Et, selon la lecture qu'on en fera, la judéité réside ou bien dans la volonté de l'être, ou bien dans le regard exclusif que l'autre porte sur vous.

Ce qui eut un prix historique : l'enfermement. Th Klein souligne combien la tradition rabbinique sut maintenir la communauté au prix de la stricte observance de la loi, certes, mais surtout d'une vie maintenue aux marges des populations d'accueil. Enfermée dans ses rites, considérant assez spontanément tout ce qui n'était pas juif comme une menace, qui le fut d'ailleurs assez souvent, cette tradition offrit assurément la plus forte résistance aux tyrannies les plus puissantes, aux haines les plus tenaces et représente sans doute la preuve péremptoire que nul pouvoir, fût il absolu, ne peut jamais venir à bout d'un peuple. Que l'antisémitisme y trouvât l'un de ses prétextes est vraisemblable : que pouvait-il en effet y avoir de plus insupportable pour le délire nazi de forger une humanité selon ses projets que cette horde courbant l'échine souvent, mais subsistant toujours ?

Ce qu'à sa manière dit l'histoire juive c'est que ce n'est pas la terre qui fait le peuple, mais le peuple, la terre. Même à considérer le sionisme dans son histoire - et il ne faut pas oublier que dans son essence, il est une réaction historique à l'Affaire Dreyfus ; même à se souvenir qu'il est un nationalisme, il n'est jamais que le constat amer d'un dilemme tragique. Pas plus que l'affirmation discrète mais sourcilleuse de son identité, l'assimilation, qui revient pas un certain côté à se nier soi-même, n'écarte le danger. L'émancipation offerte par la France parut soudainement comme une impasse et la recherche de la terre comme un refuge.

C'est alors le troisième sens que prend la terre. Elle n'est plus sanction en tant qu'exil ; elle n'est pas encore lieu d'émancipation ou de développement ; elle est refuge. La terre n'y est pas une fin en soi, elle n'est même pas l'alpha encore moins l'omega : seulement un moyen. Pour le sionisme aussi, le peuple précède la terre. Les traces de 89 s'y font sentir : la citoyenneté passe par un Etat qui la confère. C'est bien toute l'ambiguité d'une Nation se construisant qui se révèle ici qui mixte avec allégrese mais non sans péril les canons de la modernité démocratique et les archaïsmes identitaires du religieux. Th Klein le souligne : ce qui caractérise l'histoire de la diaspora est à la foi une ouverture et une forte capacité d'adaptation au lieu d'accueil au niveau individuel en même temps qu'un cloisonnement fort au niveau collectif. Il se retrouve dans la logique de forteresse ...

Mais c'est assez dire en même temps qu'il y a plusieurs manières d'être, de se sentir, de se vouloir juif. Qui toutes se résument par le terme de fidélité :

Être juif aujourd'hui, cela se condense pour moi dans un mot : fidélité. Un juif cesse d'être juif quand il cesse d'être fidèle. Fidèle à quoi, me direz-vous ? Ou de quoi est faite cette fidélité ? Elle est faite de deux choses. D'abord de ceci : je n'ai le sens de l'humain que dans la mesure où j'ai le sens de la diversité humaine. (...) La fidélité juive est faite ensuite du refus de l'alternative : la conscience de sa particularité ne s'y sépare pas du souci de l'universel. Si mes parents savaient qu'ils étaient des immigrés sur le plan juridique, ils se sentaient les héritiers des juifs français du Moyen Âge. C'est ce qui fait l'âme de l'éducation juive : elle est destinée, bien sûr, à apprendre à l'individu à se situer par rapport à sa famille et à son groupe, mais aussi à se situer inséparablement par rapport à l'humanité. C'est donc un voyage aller-retour. (16)

Transmission d'une histoire, solidarité au sens d'un profond sens de ce qui est humain, où manifestement le renfermement que soulignait Th Klein représente à la fois une opportunité et un profond danger. Ce n'est pas le lieu ici de dresser et interpréter une histoire bouleversée notamment par le cataclysme génocidaire qui a complètement changé la donne ; il s'agit plutôt, dans la perspective métaphysique qui préside ici, de tenter de comprendre ce que signifie être-au-monde - et la place que la terre y occupe.

Or, on ne peut pas ne pas voir que ce peuple pré-existe à sa terre et aura survécu à son absence. Etre juif, c'est d'abord le vouloir être. Fidélité ? donc engagement. A tout prendre si identité juive il y a, elle se conjugue bien plus sous forme de questions que de réponse et ne se réduit à aucune de ses appartenances, qu'elles soient communautaires, géographiques, religieuses ... ce qui constitue assurément son originalité. Quand bien même la tradition aura cherché dans la filiation matrilinéaire une définition, elle ne put jamais occulter la tension irrémédiablement répétée que chaque individu porte d'entre le souci de fidélité et la nécessaire adaptation, d'entre le souci d'affirmer son identité et d'être homme au milieu des autres hommes. En dépit des apparences que la loi se veut donner, la judéité est fait culturel ; jamais naturel et pour cette raison est l'emblème exact de l'humanité de l'homme au monde.

La dispersion, à cet égard, n'est pas un accident de l'histoire, non plus que la sanction d'une faute non plus que la marque d'une culpabilité, elle est bien au contraire le signe même de la quête. La terre que l'on gagne est le plus souvent la résultante d'une guerre et des violences qu'elle engendre ; celle que l'on quitte est le signe d'une défaite, que l'on subit. Il y eut, au moins jusqu'à la création d'Israël, dans le judaïsme plus de souci de quête que de conquête. Ce fut toute son originalité. Sans doute par exil et absence de terre, en dépit de la prédisposition à toujours considérer l'autre comme un ennemi, en tout cas un étranger, la judéité dut elle inventer sur le registre de l'habileté et de la connaissance, les conditions de sa perpétuation. Deux millénaires durant, ceux-là portèrent la dignité rêvée de l'universalité humaine de condition. Quand on dispose d'une terre, quand on naît de quelque part, on en finit presque toujours à en appeler à l'universalité sous l'égide de la conquête et de la soumission. D'être démunie, la judéité inventa le prochain en l'homme. A ce titre, la dispersion d'après Babel n'était peut-être pas une sanction, finalement, mais un somptueux cadeau. Savoir conjuguer, à la fois, le devenir et la fidélité, entendre enfin l'identité non comme un refuge hérissé de barricades mais une main qui s'ouvre et se tend.

Car le culte de la terre souvent se conjugue de malédiction.

Intermède vichyste ?

Qui ne se souvient de ce discours de Pétain rédigé par E Berl mais qui en dit long : (17)

Ce n'est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses. Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c'est Une portion de France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c'est une portion de France qui renaît. N'espérez pas trop de l'Etat qui ne peut donner que ce qu'il reçoit. Comptez pour le présent sur vous-mêmes et, pour l'avenir, -sur les enfants que vous aurez élevés dans le sentiment du devoir.
(25 juin 40 )

Tout y est : la faute, la culpabilité qui appelle sanction, mais au contraire de la résignation, le repli sur la terre, la famille ... tout ce qui signe un avenir.

La terre, sacrée, celle qui nourrit, celle des ancêtres, celle qui retient nos morts autant que celle que l'on marque de ses efforts, de sa sueur et de ses espérances ; celle qui depuis le néolitique a fait l'humanité et que nous venons pourtant brusquement de délaisser en moins d'un demi-siècle, celle qui vous retient et définit ; celle aussi qui marque tous les conflits de l'histoire, celle que l'on convoite et conquiert, que l'on perd parfois ... La terre mais c'est elle le hic ! Celle dont la dépossession marque la faute, l'infâmie ou la trahison. Le criminel est banni, exclu de toute terre et toute l'histoire ancienne retraduit le nomade comme un paresseux ou un voleur. Comment ne pas voir alors en celui qui en est dépossédé, le damné perpétuel. C'est bien la place qu'occupera le juif dans l'imaginaire médiéval, sans d'ailleurs qu'on puisse véritablement affirmer que cet imaginaire se fût épuisé : celui qui, de nulle part, est partout, envahit et infeste tout, celui que l'on suspectera ourdir quelque complot de domination s'il s'est assimilé, ou au contraire d'être inassimilable s'il s'aventure à maintenir quelques spécificités de ses origines. L'homme sans terre c'est l'autre absolu, l'ennemi potentiel, le traître inévitable.

C'est ici l'un des traits les plus constants que cette litanie autour de l'enracinement et que cette tendance concommitante à rejeter - parfois jusqu'à l'inhumanité tout ce qui n'est pas de sa terre, de son clan. C'est sans doute le plus étrange de notre époque que d'ainsi développer, en même temps que le cosmopolitisme inéluctablement induit par la mondialisation, un repli identitaire fort qui fonctionne assurément comme une valeur refuge supposée protéger mais qui confère assurément au récit babelien une vigueur nouvelle.

Sans sombrer pour autant dans la dichotomie un peu trop facile d'entre conservateurs et progressistes, force est pourtant de constater que nous ne cessons d'avoir en face de nous ou bien un groupe de babéliens scrutant avec inquiétude toute universalisation qui ferait courir le risque à la fois d'une perte d'identité - de culture - et celui de la paralysie de tout échange - le bruit de fond universel parasitant toute communication - et, de l'autre, les pentecôtistes, qui augurent des évolutions scientifiques, techniques et économiques, la chance d'une glossolalie enfin féconde. Jeu classique entre pessimistes et optimistes, tradition et modernité ? Voire !

La modernité, au moins dans sa version occidentale, a quitté, résolument la terre au moment même où celle-ci, sous la forme des périls climatiques et environnementaux, se rappelle à son bon souvenir. Si l'épisode Vichy fut emblématique c'est bien d'avoir orchestré, sous l'aune des périls et de la défaite, un retour à une organisation sociale des plus archaïques : la Révolution Nationale aura signifié, sous l'égide d'un retour à la Terre, le refus de toute modernité urbaine et industrielle, le recours aux formes souvent médiévales d'organisation du travail. Or, sous couvert de lutter contre le communisme et la lutte des classes, sous l'égide de l'appel constant à la confiance et à l'unité nationale, c'est bien d'un refus de la modernité dont il s'agit où se retrouvent le déni de la ville et la sacralisation de la terre.

C'est bien l'autre signification de la terre : le refus de toute modernité ; la propension, toute médiévale, à ne voir jamais dans toute évolution, qu'une offense à dieu, une catastrophe à quoi remédier de toute urgence. Dès lors, la ville, l'ouvrier, le commerçant même, seront toujours perçus avec quelque inquiétude et suspicion et il n'est qu'à se souvenir du souci de la noblesse légitimiste à ne pas déroger, c'est-à-dire à ne pas tirer ses ressources d'autre cgose que de la terre, pour le comprendre. Ville, lieu de débauche et de perdition ; ouvrier réduit presque au rang d'animal ... la littérature du XIXe est friande de ces représentations-là qu'elle oppose avec dilection savoureuse à la sagesse de la terre, l'humilité du paysan.

 

aux antipodes ... la terre grecque

Rien n'est plus étranger à la pensée grecque, on le sait, que cette représentation d'une terre perçue comme épreuve de l'exil, certes, mais d'un monde par ailleurs empreint de l'espérance que la parole et la promesse divine lui offrent.

Castoriadis le rappelle, le monde grec est habité par la certitude que le mode repose sur un chaos originel sur lequel repose, certes, un cosmos, c'est-à-dire un ordre, mais un ordre qui n'épuise jamais le réel. Parce qu'il y a une nécessité (ananké - Ἀνάγκη) ce monde est pensable au moins en partie et c'est ce qui rend possible la philosophie ; mais il y a la possibilité d'organiser le monde humain - ce qui rend possible la cité.

Représentation pessimiste qui fait l'homme être irrémédiablement rivé au monde mais où le risque de la démesure pointe à chaque instant comme une fatalité contre quoi même un ordre politique et une philosophie adaptée ne peuvent pas tout.

Rivé au monde, l'homme l'est d'abord à la terre et l'on trouve autant chez Platon qu'Aristote des textes rappelant ce principe d'autochtonie. (18)

Le premier fondement de cette bonne naissance, c'est que leurs ancêtres n'étaient pas d'origine étrangère et que leurs descendants ne sont pas des métèques dans un pays où leurs aïeux seraient venus d'ailleurs, mais des autochtones, habitant et vivant dans ce qui est leur vraie patrie, nourris, non comme d' autres, par une marâtre, mais par la terre mère sur laquelle ils habitaient, ce qui leur permet de reposer morts aujourdhui, dans les lieux familiers de celle qui les a mis au monde, nourri et abrités en son sein." Rien n'est donc plus juste que de glorifier leur mère elle-même : c'est rendre hommage en même temps à leur bonne naissance
Platon Ménexène, 237 b

Deux idées fortes vont se conjuguer pour échaffauder la conception grecque du monde et donc aussi de la cité :

- une bonne terre produit des hommes de bonne qualité, une mauvaise terre, des hommes de piètre valeur.

- l'ὕϐρις étant ce qui demeure le plus grand danger, il importe en ménageant l'ordre de la cité, fragile par définition, de le protéger de toute influence étrangère.

L'enracinement est sans doute la donnée la plus fortement ancrée dans l'esprit grec qui cherchera bien sûr à s'entourer de la pureté héllène, mais à se définir autour de l'espace sacré du foyer. Hestia en est la déesse. Tout tourne autour de ce foyer, fixé au sol et prenant la place centrale. Tout à fait révélatrice, rappelle JP Vernant, la fête des Amphidromies où le nouveau-né est présenté et reçoit un nom. Le rituel procède d’une déposition à terre de l’enfant en même temps que d’une ronde du nouveau né passant de bras en bras autour du foyer.  L’attachement au sol révèle à la fois la qualité de mortel et son attachement au foyer. Le rituel de la fondation de Rome lui ressemble furieusement : autour du feu allumé pour la circonstance chacun des hommes se soumet à l’épreuve du feu pour se purifier ; l’équivalent de la danse et du portage à terre est représenté par la fosse circulaire dans laquelle chacun jette une motte de sa terre natale.

Sans pour autant tomber dans le piège de considérer tout ce qui n'est pas grec comme barbare, l'athénien qui peut nourrir de fortes admirations pour l'Egypte ou la Perse, par exemple, ne peut néanmoins pas ne pas y concevoir le risque même de la démesure. Certes Athènes ne se peut concevoir sans commerce, relations avec ce qui n'est pas elle, mais en les limitant et en s'en protégeant : la distribution des rôle d'entre Hestia et Hermès le confirme. L'enracinement ne cède jamais le pas devant le chemin ou le message. La relation verticale au sol, à la terre, protège de la relation à l'autre. D'où le cercle tracé symboliquement qui définit l'espace de la cité comme un espace sacré.

Etre d'ici et de maintenant, pour un grec, c'est prendre sa juste place dans un ordre fragile et sans cesse menacé par le chaos et la tentation de la démesure . Etre au monde c'est tenir sa place ; rien de plus ; rien de moins ; rien de trop.

On comprend la dilection que les nazis purent nourrir à l'égard du modèle grec et, assurément, la thématique du Blut und Boden pourrait y laisser accroire quelque accointance. Mais c'est oublier d'une part que les nazis ne conçurent jamais le sol que comme un truchement de la bataille à venir ; que par ailleurs la soumission à la terre que conçurent les grecs était tout sauf une soumission à l'Etat - ce qui change tout.

Au (premier) bilan

La terre nous dit, nous exprime. Dis-moi celle que tu habites, je te dirai qui tu es, en quelque sorte. Lieu d'exil pour le juif, elle est la forme que prend la culpabilité originaire. Matrice originaire pour le grec, elle est ce qui préserve.

Quelque chose comme un joker qui prend sa valeur en raison de la manière dont on l'habite.

 

suite


 

15) les sept commandements noachides :

établir des tribunaux
l'interdiction de blasphémer ;
l'interdiction de l'idolâtrie ;
l'interdiction des unions illicites
l'interdiction de l'assassinat ;
l'interdiction du vol ;
l'interdiction de manger la chair arrachée à un animal vivant.

16)Alex Derczansky L'éternel renouveau

17) on retrouvera ici quelques unes des interventions de Pétain

18) sur l'autochtonie

- Platon

- Euripide

- Thucydide