palimpsesteConsidérations morales
Livre 1 : Sur la ligne Sortir Partager ensevelir rite albain Hestia ériger

Les quatre figures d'Hestia

l'enracinement

Dans la mythologie grecque, Hestia est presque toujours associée à Hermès : elle incarne le foyer, l’intime, l’attachement à la terre quand Hermès renvoie à l’extérieur, au voyage, à l’action. A eux deux, ils opèrent une distribution entre masculin et féminin que n’eût pas désavouée Freud : c’est qu’à eux deux, se lit un rapport à l’espace, au monde qui dessine en même temps une ligne de partage entre le masculin et le féminin.

Résistant aux avances de Poséidon et d’Apollon, Hestia fait vœu de chasteté en échange de quoi elle reçoit de Zeus le privilège d’être honorée en chaque demeure humaine, en son centre (μεσω οικω) . Au centre du mégaron, le foyer : circulaire dans cet espace quadrangulaire, le foyer est fixé au sol. Il est l’enracinement même de l’espace humain à la terre, gage de fixité, d’immobilité. Pour le grec, l’espace domestique est fermé, protégé et sa connotation féminine est très forte . A l’inverse Hermès, est sur le chemin, il est le chemin : où les hommes se rencontrent, échangent voire s’opposent, il est là témoin ou messager, conducteur des âmes, il est le passeur par excellence, le médiateur entre le sommeil et la veille, entre la vie et la mort, entre les hommes et les dieux. Hermès, c’est l’extérieur, la mobilité, l’imprévisible, la force centrifuge

Il est ici d’abord le rite albain tant il se dit que c’est Enée qui importa le culte d’Hestia. Fonder Rome, c’était lui trouver un centre et enfouir le centre au plus profond du sol. Chercher les valeurs fondatrices dont nous supposons qu’elles sont ce sur quoi s’érige la cité, se justifient nos comportements, se légitiment nos règles et nos lois revient alors à comprendre ce qui se joue derrière cette figure d’Hestia et, surtout, comment se justifie la distribution entre la fixité et le mouvement. Romulus est albain, il perpétue Albe et trace un sillon offrant à l’espace de la cité cette forme circulaire qui est à la fois la figure parfaite pour un grec et la figure féminine de la fixité.

C’est ce centre qu’il importe de penser parce qu’il est peut-être essentiel, mais n’est en même temps que la moitié de l’être : il n’est pas de chemin qui n’aille quelque part ni ne provienne de quelque part.

Il y a au fond deux façons de penser le chemin : en tout état de cause il est intervalle entre une destination et un point de départ. Le chemin est au milieu, il est le milieu entre moi et le monde, moi et les autres. Il est l’intermédiaire et le mot lui même semble se dupliquer lui-même : à la fois entre et medium. On peut voir dans la destination ce qui donne son sens au chemin : on aura alors une représentation plutôt dynamique à entendre du côté d’Hermès. Mais on peut aussi voir dans le point de départ ce qui rend possible le chemin : c’est alors la statique que l’on privilégiera. On peut le voir enfin comme intermédiaire pur, c’est alors, et alors seulement que se pose la nécessité du couplage Hestia/Hermès.  Or, Hermès est partout, ubiquiste, dès lors insaisissable ; Hestia, elle est muette, tellement ancrée dans la terre qu’elle semble se confondre avec Gaia.

Hestia est, étymologiquement, substance : ce qui se tient en dessous. Elle est stance qui maintient. Elle est ordre, et plénitude. Elle est ousia ουσια, le fait même pour un être de continuer à être ce qu’elle était. L’espace grec semble hésiter longuement entre ces deux configurations, au fond entre l’ordre et le mouvement et le fait d’autant plus que sa représentation cyclique du temps laisse à entendre que le mouvement ne serait lui-même qu’une apparence, une illusion, en tout cas une instabilité provisoire. C’est sans doute en cela qu’Hestia est révélatrice parce qu’elle est femme et à ce titre à la fois garante de la fixité et du changement : son enracinement, les textes le disent et le répètent, prend la forme de sa virginité. Elle n’engendre pas, ne participe en rien au devenir et a au contraire pour rôle de tout ramener à l’identité du foyer, à l’identique. Elle est le principe d’identité incarnée en assurant la permanence. Mais en même temps elle est femme : d’où son ambivalence. Toute femme se mariant, bouge, change, transite et devra bien incarner ailleurs l’identité d’un foyer qui n’est pas le sien. Sa virginité n’a pas d’autre sens et c’est pour cela que toute infraction, volontaire ou non à cette virginité empêche la vestale d’exercer encore son ministère. C’est pour la même raison que la παρθενοσ reste le prix à payer pour incarner le foyer, pour résider au milieu des hommes.

Qu’on le veuille ou non, parce qu’engendrant la femme reste toujours peu ou prou la maîtresse du temps, et donc du mouvement. Cette contradiction, disons plutôt cette ambivalence est résolue dans la pensée grecque par le rôle passif qu’elle est supposée jouer dans l’enfantement : en n’étant que réceptacle passif de la semence, l’homme reste seul acteur, seul géniteur, est symbolisée par la virginité d’Hestia qui ce faisant prolonge le foyer. La femme n’est pas motrice, ce rôle est réservé aux hommes : en revanche elle est moteur immobile. Parce que le foyer est ancré dans la terre, que l’enfant naît du foyer plus que de la femme, on observe un lien très fort entre la terre et le groupe qui la cultive d’où le mythe d’autochtonie. La femme est donc à la fois objet d’un échange commercial et objet de labour : elle est ce qui s’ensemence. Par voie de conséquence elle est aussi ce qui thésaurise, stocke et représente ainsi à la jointure de ‘espace intérieur du foyer et de l’espace agricole de l’extérieur, la préparation de l’avenir. Elle n’est pas acte, trop ancrée dans la terre pour cela ; elle n’est pas mouvement, trop rivée à l’espace intime pour pouvoir seulement sortir, mais en partenariat avec Hermès elle rend possible le fruit comme le trésor. Oui elle est moteur immobile, à la jointure entre l’impulsion et la permanence.

Tout à fait révélatrice, rappelle JP Vernant, la fête des Amphidromies  : la présentation du nouveau-né par quoi il reçoit un nom, procède d’une déposition à terre de l’enfant en même temps que d’une ronde du nouveau né passant de bras en bras autour du foyer.  L’attachement au sol révèle à la fois la qualité de mortel et son attachement au foyer.

A ce titre on peut considérer l’acte de naissance de Rome comme une figure symbolique de ce dépôt au sol : on y trouve à la fois la figure féminine et parfaite du cercle et l’ancrage au sol. On comprend mieux aussi ce que pouvait représenter d’offense, de forfaiture, le fait de franchir le sillon : c’était pour Rémus, ne pas reconnaître le foyer, marquer sinon son hostilité, mais sa qualité d’étranger. Romulus fonde Rome en lui donnant son nom, en faisant tournoyer l’enfant autour du foyer encore à créer. C’est fonder que de tourner en rond et de passer de main en main ce qui naît. Rémus ne fonde rien, il ne dépose pas le nouveau né au sol et récuse le cercle. En récusant le sol, il récuse autant sa mère que le foyer ; il récuse le sol, la terre : par définition il devient sans terre, sans sol et donc impur, pour autant que ce lien d’avec la terre est ceci précisément qui donne à la fois identité et force. Hermès, lui, n’entre jamais ; Rémus sort : on ne peut même pas dire qu’il soit du côté d’Hermès : il devient ξενοσ !

la pureté

Les textes le disent, Fustel de Coulanges le répète : le politique participe du religieux en cela même qu’il est lien. Mais la cité grecque n’a rien à voir avec la cité moderne, pas plus que le sentiment religieux. La cité antique est confédération de familles qui, le plus souvent restent sur des territoires séparés ; leurs dieux sont propres à chaque foyer et le définissent. Le tracé même des limites de la ville, tel que le raconte Plutarque illustre combien ici encore il s’agit de préserver l’intégrité du foyer. On trouve dans La Cité Antique de Fustel de Coulanges une description assez complète du rituel de la fondation de Rome. Et c’est en réalité le même rituel que celui des Amphidromies : autour du feu allumé pour la circonstance chacun des hommes se soumet à l’épreuve du feu pour se purifier ; l’équivalent de la danse et du portage à terre est représenté par la fosse circulaire dans laquelle chacun jette une motte de sa terre natale. Ainsi est respecté l’enracinement, l’intégrité du foyer. Romulus distribue ainsi un espace sacré, immobile, le centre, puis dans un second temps trace les limites de la ville, limites là encore circulaires ; mais pour bien désigner que pour autant cet espace ne saurait être clos, autarcique, quoique sacré et donc infranchissable, il soulève le soc de la charrue pour laisser l’intervalle de portes ; mais pour bien marquer la dimension sacrée de cet espace, il consacre à la religion, de part et d’autre de la ligne, un espace – le pomerium- qui ne saurait être ni franchi, ni cultivé.

L’acte fondateur distribue donc l’espace entre le sacré et le profane : c’est ainsi, au moment même où il réunit qu’il sépare, qu’il distingue. Contrairement au rite d’Hercule qui consacre l’effacement des origines et un changement de logiciel, celui d’Hestia consacre la distinction entre une intériorité qui serait pure et une extériorité qui serait dangereuse. Peuple de bergers, de marins et de commerçants, le grec sait qu’il y a un extérieur avec quoi il faut composer. C’est ce rapport à l’autre que fonde le rite fondateur quand celui d’Hercule fonde le rapport au monde.

Ce n’est pas que l’autre soit rejeté ou nié : il est même reconnu en tant que tel dans une répartition descendante qui parle d’elle-même entre étrangers, métèques et barbares. Celui qui gère le rapport à l’autre mais n’entre jamais dans la cité, c’est Hermès. Lui, reste à la porte : il est la transition, la transaction, présente dès le départ par le soulèvement du soc de la charrue. L’espace de la porte n’est pas sacré, il est donc franchissable. Ce faisant Romulus distribue aussi les rôles entre le féminin et le masculin.

On peut y voir, tel Lévi-Strauss une tendance fondamentale de l’esprit humain, on peut y voir un des effets dialectiques de la phénoménologie de l‘esprit, tel Hegel, on peut y voir tel Caillois le fait même du religieux qui distribue espace comme temps entre sacré et profane, ce qu’illustrent parfaitement les fêtes. Se profile ici moins le rapport au monde que le rapport à l’autre.

La différence est néanmoins forte entre la manière dont Rome et Athènes règlent la question de l’autre. Rome est une ville nouvelle, une ville vide. Elle a besoin d’apports extérieurs contrairement à Athènes qui aura toujours plus ou moins tendance à se sentir menacée par le barbare. Rome ne le distribue pas à l’extérieur dans ces cercles concentriques qui vont de l’ennemi pur – le barbare – au proche immédiat qui a juste le défaut de ne pas être d’ici, Rome, au contraire absorbe.

En reproduisant le rite albain, Romulus en change complètement la donne : bien sûr il reproduit le rituel de la terre sacrée mais en inverse totalement la signification : à sa façon il réinvente le boustrophédon. Ce centre n’est plus une fixité autour de quoi tourne, il est au contraire ce vers quoi tout converge. Il reproduit le cercle, figure parfaite de l’espace antique, mais ce cercle se dessine, comme une figure géométrique à l’aide d’un compas. On passe du μεσω au κέντρον. Romulus invente, d’emblée, l’empire. La dynamique. Et, du coup, invente une nouvelle géographie de l’hospitalité. Le mouvement ne va plus de l’extérieur vers l’intérieur mais bien, à l’inverse de l’intérieur vers l’extérieur. Romulus dessine certes une frontière mais elle est ouverte. Ouverte à l’autre, ouverte au monde au moins en tant qu’espace de conquête.
Ce n’est sans doute pas un hasard si nous avons retenu de la fondation de Rome le récit du sillon plus que le creusement du centre sacré. C’est que, désormais, c’est là que tout se jouera, sur la ligne, sur l’espace intermédiaire de la porte où se tient Hermès. La porte s’appelle mundus mais c’est sur l’univers qu’elle ouvre. Frontière ouverte ou fermée, nous n’avons cessé de l’écrire : tout se joue ici sur cette ligne profane et étrange à la fois.

D’emblée la Vestale est tue, ou tuée, emmurée vivante : un temple s’érigera au lieu de sa tombe. Le centre est un simple point géométrique, il cesse d’être enracinement : il est devenu point de repère ! Muet 

l'hospitalité

Contrepartie de la mise à l’écart de l’étranger, l’hospitalité est une des grandes vertus du monde antique, quelque chose comme une impérieuse obligation, comme le change que l’on donne à l’exclusion du tiers. Le terme est étrange, pour son ambivalence et semble dessiner comme une valse hésitation qui traduit notre rapport si complexe au monde. Hostire signifie à la fois mettre à niveau, rendre la pareille, mais aussi frapper. D’où le fait qu’on en puisse tirer à la fois hostis et hospitis, l’hôte et l’ennemi. Dans notre langue elle-même, on le sait, l’hôte parvient à désigner à la fois l’invitant et l’invité même s’il est vrai, comme le souligne M Serres que cette polysémie ne concerne que le masculin : l’hôtesse désigne toujours la puissante invitante.

Obligation morale plus que vertu qui paraît tombée en désuétude à mesure que nos états l’eussent prise en charge ? Peut-être ! Assurément obligation d’autant plus forte que la mise à l’écart de l’étranger sera prononcée : dans un espace totalement ouvert tel que semble le dessiner la modernité, où du virtuel au réel, la mondialisation aura couru ses effets, la distinction entre intériorité et extériorité se sera faite tellement discrète que la règle de l’hospitalité aura perdu toute signification. A quoi bon en effet accueillir chez soi quelqu’un qui, d’emblée, est chez lui, partout.

L’hospitalité est un don où l’anthropologue voit aisément la réminiscence de ce système du don/ contre don c'est-à-dire aussi pour reprendre M Mauss, le soc sur quoi se fonde toute socialité. C’est encore Hestia qui préside à ce rituel de l’hospitalité : sacrifier à Hestia c’est partager un repas qui réaffirme l’identité et la solidité du foyer auquel dès lors tout étranger est exclu. En revanche tout hôte ou toute membre de la famille revenant de l’extérieur sera d’abord conduit au foyer, en quelque sorte purifié : que ce soit Hestia qui préside ainsi à la relation avec l’étranger montre bien que l’essentiel reste la fixité autour de quoi tout tourne, mais désigne en même temps que cette fixité ne saurait être autarcique.

Le récit de la fondation inverse pourtant totalement ce schéma : Rome se joue constamment du droit de l’hospitalité en le mêlant à celui de la guerre. Hostis, hospitis : les mots sont les mêmes qui renvoient à ce que M Mauss avait bien vu : poussé à son extrême, le système du don entraîne une situation de violence.

Trois récits l’attestent :

Le bois d’asile d’abord : espace sauvage, étrange et étranger qui, à la marge de la cité certes, pas dedans, est un opérateur de blanchiment. Qui passe par lui, ami ou ennemi, devient romain et peut dès lors entrer dans la cité. Le véritable foyer est ici, à la marge, qui permet de recevoir quiconque le désire. En ménageant autour du sillon un espace blanc, réservé aux dieux, Romulus déplace le centre de gravité de la ville : moins l’enracinement que la relation à l’extérieur, à l’autre l’enracinement change de sens. En mettant moins l’accent sur la permanence que sur la relation, le culte d’Hestia sanctifie un mouvement centripète plutôt que centrifuge.

L’enlèvement des Sabines ensuite : Rome n’ayant pas de femmes s’est peut-être inventé son espace mais pas sa postérité ; se voyant interdire à l’extérieur de pouvoir contracter mariage et alliance par les autres cités rétives, Rome force le destin, mime l’hospitalité, invite les Sabins à la fête de Neptune équestre et ravit leurs femmes. De la guerre qui suivit, il ressort ceci essentiellement que Rome n’extermine pas, mais absorbe : en contraignant les sabins à délaisser leurs maisons, leurs foyers et à rejoindre Rome, elle brouille la frontière avec l’étranger. Le xénos est un romain qui s’ignore.

L’itérative inclusion / exclusion des femmes crée une zone d’ombre où tout semble se brouiller. En ravissant les sabines, Rome fait entrer l’ennemie chez elle, mais aussi celle qui intercesseur fera cesser le combat et nouer l’alliance. Chacun, tour à tour change de position et celui qui est dans la ville, hôte en même temps qu’intrus. Les sabines ont devant elles, certes des pères ou des frères, mais en même temps des ennemis. Tarpéia, traîtresse de laisser entrer les siens pour reprendre Rome ou d’avoir monnayé ses services et offensé par là son statut de Vestale ? Amie ou ennemie ? Romaine ou Sabine ? Les identités s’effacent ou, plus exactement, il n’est pas un des protagonistes qui ne pourrait tour à tour prendre l’un ou l’autre de ces statuts. Conducteur ou traître ?

Rome triche, Rome mélange, Rome est mélange et c’est sans doute sur les figures de femmes que s’observe le mieux ce mélange.  Rome dessine un espace sans réelle frontière, où les marges en tout cas sont grises, ambivalentes. Rome a les même caractéristique que l’espace : on peut la diviser en d’autant plus infimes particules que l’on voudra, ce sera toujours Rome. Rome est une grandeur continue, sans réelle frontière, sans limite ; elle existe de s’épandre constamment. Elle ne cherche pas la pureté, elle invite. Rome n’est pas une cité mais une ville ; ouverte.

Ce faisant elle invente un nouvel espace politique : tout en reproduisant le rite même de la cité antique, et en ceci encore elle triche, Rome l’invalide en biffant autant que faire se peut l’impérieuse obligation de l’enracinement et de la pureté.
Concept sulfureux, s’il en est, la pureté peut se définir, même physiquement comme le contraire du mélange, comme l’absence d’élément étranger.

l'ambivalence

On peut aisément produire de cette tricherie une double lecture, mais il n’est pas impossible qu’elles se vaillent. Morale, elle condamnera la subornation, le manquement aux normes, générateur de violences répétées. Politique, elle observera que c’est cette ruse même qui offrit à Rome la possibilité même de son expansion. En même temps on ne pourra s’empêcher de s’interroger sur ces fondations qui tantôt parviennent à se réaliser par conciliation, tantôt par guerre comme si hostilité et hospitalité revenaient finalement au même.

Dans la rapine inaugurale, le moment semble intéressant de l’interposition des femmes. Ce sont elles qui font cesser le combat et poussent à la conciliation, au partage même puisqu’à la suite, et pour une période donnée, Rome aura deux rois. Ce qu’elles proclament, c’est l’équivalence des protagonistes. Tour à tout ennemis et amis, la victoire des uns ou des autres fera leur malheur  : à la fois objet du conflit et agent de la réconciliation. Etrangères, mais en même temps romaines.

Dans ce monde d’hommes qu’est l’antiquité, où la femme ne vaut que comme objet transactionnel que l’on s’échange au même titre que les terres, que l’on féconde, elle ne paraît exister que, soit comme objet de conflit ou comme principe. Hestia, elle-même ne vaut que comme pôle d’une dualité où Hermès compte au moins autant qu’elle ; ne pèse que pour autant que, retirée du monde et vierge, elle puisse symboliser l’enracinement et l’identité.

Mais ces femmes-là n’ont pas d’identité ; mais ces femmes-là ne sont pas vierges. Il suffit qu’elles interviennent pour que l’histoire, brusquement change de sens. Elles le peuvent précisément parce que, femmes et mères à la fois, elles sont à l’intersection, sur la ligne, toujours.  Ceci ne leur vaut pas réhabilitation pour autant – la logique patriarcale est tellement forte – et il est vrai qu’elles demeurent cet objet que l’on se passe et s’échange : n’importe quel ventre suffit, après tout et la violente mise en évidence de l’importance de la mère s’accompagne immédiatement de sa relégation en tant que femme.

Mais quand même : celle qui était traditionnellement recluse à l’intérieur, celle qui ne pesait qu’en tant que symbole, subitement entre dans l’arène et bouleverse tout. Ce n’est pas la mère, ni la femme, non plus que la jeune fille, mais toutes ensemble. C’est qu’elles jouent sur plusieurs espaces en même temps, qu’elles jouxtent la frontière, la limite. Elles se placent à l’endroit même où ce qui gagne, perd. Et subitement le tracé du sillon devient flou : qui est dehors est ami, qui est dedans ennemi ; l’est, l’était ou le sera ! Les sabines entremêlent ces espaces, il n’est plus ni vraiment de dedans ou de dehors, d’ami ou d’ennemi : les places sont interchangeables.


D’où deux leçons :

La frontière ouverte crée l’ambivalence et change complètement la donne. Sur la ligne, parce qu’on se joue sur deux espaces imbriqués, la logique binaire explose et tout à coup l’on peut à la fois perdre et gagner

Dès que l’on sort de la binarité, on quitte en même temps la logique de la violence mais donc aussi celui du travail du négatif : la dialectique.

Celui qui joue la permanence, la pureté finit toujours par perdre : la cité antique de trouver plus d’ennemis à l’extérieur que d’amis à l’intérieur ; la Vestale de ne pouvoir sans trahir sortir ; de devoir restée cachée ou mourir. Le principe d’identité a maille à partir avec le principe de tiers exclu ; inévitablement. Celui qui trace au cordeau sa ligne gagne assurément du côté de la connaissance, mais à force d’exclure, perd du côté de la vie à force de négations et de violences. Qui prend le pari de la frontière, du flou, de l’incertitude gagne du côté du temps, de la vie.

On pourrait se demander quoi de la femme produit cet effet, cet exemple. Son ambivalence, mais alors force est de reconnaître qu’elle est bien dans la posture de devoir toujours perdre : ce qu’illustre l’exemple de Véturie ? Non c’est bien son intrusion entre les combattants qui produit leur gain ; ne pas le faire eût provoqué leur perte irrémédiable. D’où cette leçon terrible terrible dans sa dualité : on lira toujours la qualité d’une société à la place qui est faite aux femmes ; en même temps le partage qui s’inaugure ici dispose bien d’un côté la femme comme intercesseur et redresseur et de l’autre l’homme comme guerrier. La logique binaire est affaire d’homme comme la morale ; la logique du flou est féminine, intrusive.

C’est toute l’ambiguïté de Rome que l’on retrouve ici : par Hercule, elle tue, efface les traces, change de logiciel et perpétue la logique binaire de l’exclusion. Par Hestia, au contraire, elle s’incruste, joue le flou et s’offre la pérennité. En jouant sur les deux terrains elle se condamne à reproduire la violence initiale : nous n’en sommes toujours pas sortis.

Or ce qu’il cache c’est Hestia, c’est la vierge, c’est la victime.

Mais ce que Rhéa Silva cache, c’est que tte fondation est série de victimes


JP Vernant, Mythe et pensée chez les grecs, La découverte, Paris, 1996, p 162

 Parce que son lot est de trôner, à jamais immobile, au centre de l’espace domestique, Hestia implique, en solidarité et contraste avec elle, le dieu véloce qui règne sur l’étendue du voyageur. A Hestia le dedans, le clos, le fixe, le repli du groupe  humain sur lui-même ; à Hermès, le dehors, l’ouverture, la mobilité, le contact avec l’autre que soi. On peut dire que le couple Hermès-Hestia exprime, dans sa polarité, la tension qui se marque dans la représentation archaïque de l’espace : l’espace exige un centre, un point fixe, à valeur privilégiée, à partir duquel on puisse orienter et définir des directions, toutes différentes qualitativement ; mais l’espace se présente en même temps comme lieu du mouvement, ce qui implique une possibilité de transition et de passage, de n’importe quel point à un autre.
Ibid., p 159

Ibid., p 190

La cité était une confédération. C'est pour cela qu'elle fut obligée, au moins pendant plusieurs siècles, de respecter l'indépendance religieuse et civile des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulières de chacun de ces petits corps. Elle n'avait rien à voir dans l'intérieur d'une famille ; elle n'était pas juge de ce qui s'y passait ; elle laissait au père le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son client. C'est pour cette raison que le droit privé, qui avait été fixé à l'époque de l'isolement des familles, a pu subsister dans les cités et n'a été modifié que fort tard

Fustel de Coulanges, La Cité Antique, la cité se forme

Livre III

Levi-Strauss, Race et histoire

L’attitude la plus ancienne et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions.

 

R Caillois, l’homme et le sacré, 1950

« l’un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés »

M Mauss, Essai sur le don p 148

Plutarque :

« Mais, si c’est pour nous que vous combattez, emmenez-nous avec vos gendres et vos petits-fils ; rendez-nous nos pères et nos proches, sans nous priver de nos maris et de nos enfants. Nous vous en conjurons, épargnez-nous un second esclavage. »