palimpsesteConsidérations morales

Fondations

Préambule 2 / Problèmes 3 / Fondations 4 / autopsie

Assurément puisqu'il ne s'agit pas de bâtir une morale ex abrupto mais seulement d'appréhender ce qu'elle comprend, il est nécessaire de la saisir au moment où elle se forme c'est-à-dire à l'instant même de l'incertitude.

Avec deux points en lige de mire :

L’éternel retour du même dont Nietzsche disait lui-même qu’il était sans doute le poids le plus lourd ! Tellement éloignée de la pensée occidentale, mais si proche en même temps de la perspective grecque, elle s’impose à nous doublement d’une part parce qu’il semble bien que la question ne puisse se poser autrement que de la manière dont la tradition philosophique et métaphysique l’eut posée, qu’il n’est pas grand chose de neuf sous le soleil de la pensée sinon des combinatoires fines qui en réalité reviendraient au même. Penser les valeurs, c’est penser les racines et les principes. C'est-à-dire penser l’être. Non que l’histoire de la pensée se fût achevée comme on le dit à propos de l’Histoire, mais que cette histoire fût tragique, simplement ! douloureusement !

Reprendre tout à zéro en mimant la méthode cartésienne ? Peut-être ceci non plus n’est même possible qui fut déjà tenté. Se souvenir alors que la tragédie était ce chant entonné à l’occasion de l’immolation du bouc ! Aux deux bornes, l’ovidé : du côté du sacré, l’immolé tragique ; du côté du profane, le troupeau conduit par le berger. Le berger est l’aède du profane ; le tragédien celui du sacré. De part et d’autre de la ligne de partage.

C’est bien du côté de la bête qu’il faut penser ! parce qu’elle est à la fois l’autre dans son irréductibilité, ce que nous rejetons, aliénons, soumettons et qui forme ainsi la limite de notre propre définition, au même titre que les choses, que l’objet, que le monde, mais aussi parce qu’elle est le biais de notre rencontre avec le sacré. Le berger est la transaction d’avec le monde. Celui qui transige avec le profane.

Mais aussi le clinamen de Lucrèce : Comment n'y pas songer  ? A cette déclinaison des atomes qui garantit la diversité des êtres et des choses mais qui en même temps fait de l’indéterminable le fond de l’être nous condamnant ainsi à l’impenser.

Echapper à la tragédie de la sempiternelle répétition des binômes tragiques que sont idéalisme/matérialisme, science/métaphysique, nature/culture etc., revient sans doute à les penser comme des gémellités sacrificielles qui en réalité se ressembleraient trop pour ne pas engendrer conflit, polémique, controverses ; pour ne pas entraver le chemin. Se tenir du côté de la ligne revient ici à prendre encore le parti de la bête que l’on immole et du tragédien qui le chante. A tenter de repérer ce qui les identifie, les rassemble.

Sur la ligne la décision et donc l’hésitation. En deçà l’acte, le choix et en même temps le renoncement. Au delà, le principe auquel on se plie ou que l’on enfreint ! Il est bien un lieu où l’on hésite ; un moment qui rassemble les compossibles.

Ceci est clair désormais : la morale n’est pas une réponse mais une question ! On n’y accède pas, on en tombe ! Les valeurs, c’est ce qui nous échoit, ce qui choit ! Stochastiquement, de part et d’autre de la ligne.

Toute méthode est un chemin : l'étrange en l'affaire sera bien qu'à tenter de trouver un lieu - le forum - nous trouverons surtout un moment - la fondation.

Le lieu de l'indifférence : en réalité, un moment

Nous avons donc besoin de partir de cette ligne, de ce moment très précis et inaccessible nonobstant où rien n’est encore déterminé, où tout se décide !

Quand Descartes eut à penser l’erreur et la faute, il ne put le faire qu’en posant l’infinie puissance de la volonté ; l’excès de puissance de la volonté sur l’entendement ; ce qui supposait la liberté. Quand il eut à la définir, il se servit de l’exemple de l’âne de Buridan et ne put penser la liberté que comme cette force, mécanique, qui nous pût faire sortir des situations d’indifférence. Leibniz n’a pas tort de rétorquer que ces situations d’indifférence n’existent pas et que, si petites soient elles, il existe toujours d’infimes particularités qui nous déterminent à opiner dans tel ou tel sens. C’était pourtant sans compter avec l’indécision : il n’est sans doute pas de situation d’indifférence ; mais de moment, oui ! Que nous attendions de la raison, de la foi ou du dialogue avec l’autre, le truchement qui nous permît de déceler motif à opiner, c'est-à-dire à déceler ces différences qui nous engageraient est évident ; qu’il soit néanmoins un moment, par ignorance, lassitude ou aveuglement, où tout semble revenir au même, ne l’est pas moins.

La tragédie n’est pas un état, mais un instant !

Il en va de la valeur comme de la morale et du management. Concept à compréhension nulle – en tout cas indéfinie. On parle çà et là de valeurs – souvent pour déclarer que l’adversaire n’a pas les mêmes que les nôtres ; pour autant on se garde bien de les définir. Tant est si bien qu’on ne sait jamais vraiment de quoi l’on parle lorsqu’on évoque les valeurs. Valeurs morales, esthétiques, républicaines, humanistes etc. mais encore ? 

αξιοσ, ce qui entraine par son poids et donc qui a du poids. La valeur semble d’abord être une qualité objective de la chose, perceptible ; entrainante. Ce n’est que dans un second temps qu’elle nous semblera être le fait même de notre jugement, sa forme. Dans l’espace tel que perçu par la pensée magique, haut et bas sont toujours liés à des qualités morales. Est bon celui qui s’élève, mauvais ce qui entraine vers le bas ; ce qui pèse. Etre léger, ainsi, aérien vous renvoie presque toujours au souffle et donc à l’esprit, quand la lourdeur de la matière brute vous condamne sinon à la souffrance de la malédiction en tout cas à l’aliénation.

Le grand combat entre la matière et l’esprit n’est autre que celui entre la forêt et le chant de bouc (τραγῳδία)  au cours du sacrifice.  Le débat entre idéalisme et matérialisme n’est autre que celui de la nature objective ou subjective de la valeur. S’y joue la tragédie.

Dépasser ce débat c’est sans doute supposer que la valeur ne trouve son fondement ni dans le sujet ni dans l’objet, pris isolément mais au contraire dans la relation entretenue entre eux : il n’y a de ce point de vue pas de valeur mais que des évaluations. Et, dès lors, la morale à quoi nous cherchons à donner un contenu serait à entendre non comme un donné enfoui mais comme une construction à échafauder que la nouvelle donne de notre relation au monde induit. Non comme ce que l’on excave mais comme ce que l’on ex-hausse. Entre les deux, le sol, la terre ! qui est donc bien le truchement, l’incontournable de notre rapport à l’être.

C’est bien pour cela qu’avant même de fouler le sol du forum où se joue la tragédie, nous devrons d’abord interroger le sol, la matière, brute, ce que parfois on nommait nature, monde ou réalité.

Du sacrifice et de l'alliance

Il est sans doute là, l’instant que l’on cherche, à l’intersection du sacré et du profane ; de la contemplation et de l’action. Le mythe de Prométhée nous engage à y voir une des figures de la technique ; Girard une des formes du religieux ! Cet instant a un lieu :  le forum, lieu central où se jouxtent à la fois le politique, le religieux et l’économique ce qui nous laisse à penser qu’il est l’espace que nous cherchions, même si c’est plutôt un instant que nous traquons. Ce forum où s’inventent en même temps géométrie et démocratie 1 semble fonctionner comme un point géométrique dont on sait qu’il est abstraction et n’occupe aucun espace : il est un point de jonction. Celui qui s’y tient n’est plus tout à fait homme ordinaire : mais un symbole ! Et donc une valeur. Pour autant, il peut devenir moment de scission : je gage essentiel et tiens pour fondateur l’épisode des marchands chassés du temple. Quelque chose, qui touche au plus près à notre problème, se joue dans la séparation brusque, volontairement revendiquée, du sacré et du profane, que nous devrons scruter.


Nous avons le lieu : le forum ; le moment : le sacrifice ! Il nous manque l’acte : le contrat.

Alliance est le terme utilisé par la Bible : διαθήκη qui est une déclinaison de θήκη caisse, cercueil, tombeau. Le terme est intéressant trois fois : Le radical θe signifie poser, placer qui nous renvoie immédiatement à θeos et donc à la divinité mais aussi à théâtre et théorie. On sait que le forum a été construit précisément sur un enclos qui servait de tombes et renvoie pour le moins au culte des morts. L’alliance est un contrat et renvoie à la fois au droit et à la morale

Que ce soit l’alliance nouée par Dieu avec son peuple, ou le contrat signé par deux particuliers, toujours demeure implicite la reconnaissance des deux acteurs et la nécessité comme principe, comme condition de possibilité même du contrat de la réciprocité. 2

A l’intersection se joignent donc à la fois le politique, le technique et le religieux. C’est ici, et à cet instant précis que se joue notre rapport au monde. Que ce rapport prenne la forme d’un corpus théologique, d’un code moral ou d’un protocole technique, toujours il implique une conscience de l’altérité, celle de l’autre, celle du monde ; toujours il suppose une conscience de soi qui, sans doute, a plus de questions que de réponses. L’acte d’alliance est cette réponse ; provisoire ou définitive qu’importe ! Implicitement ou explicitement, qu’importe ! Là où il y a contrat noué, il y a disposition d’un rapport au monde ; disposition prise où se joue la morale que nous cherchons.


Qu’importe alors qui de la pensée ou de l’acte est premier ! Ce moment est celui qui précède immédiatement la séparation. C’est celui de l’éveil ou de la naissance. Ce moment est de genèse ! Il est de naissance. Il est peut-être ce qui nous permet de contourner la dichotomie idéalisme/matérialisme dans ce qu’elle a d’indénouable.


Peut-être faudra-t-il envisager que l’alliance ne succède pas la création mais au contraire la suppose ; en tout cas l’accompagne, immédiatement c'est-à-dire sans médiation aucune, comme l’un de ses attributs essentiels.


Nous avons déjà repéré combien tout se jouait dans ce mouvement de sortie qu’opère le berger, dans sa capacité à franchir la ligne ou à l’entraver par quelque muraille. L’oscillation douloureuse entre la sortie et l’entrée est le fait même de l’homme qui agit et pense, qui s’écarte du monde au moment même où il cherche à l’atteindre et s’en approcher. On ne cherche à relier que ce qui est séparé : l’homme s’éloigne ! Et il s’éloigne par ceci même qu’il est homme qui se pense mais il s’approche à mesure même qu’il tente d’agir.


Doute, incertitude, tel est bien le fondement de la question morale dont nous sentions bien qu’elle ne se pose que dans les cas, limites et particuliers, où plus rien n’est évident. La morale se pose bien à la croisée : nul doute qu’il nous échoit de penser ; mais comment penser juste et éviter l’erreur ; nul doute qu’il nous faille agir mais comment agir correctement pour éviter l’échec, ou la faute ?


Erreur, faute, échec sont les termes tragiques de l’incertitude : la morale est le pari provisoire de l’issue.


Mais l’homme qui agit tente le lien.  Ce n’est pas pour rien que les Evangiles nomme l’autre le prochain : il est celui qui approche ! En même temps que la création du monde, Dieu noue alliance avec l’homme. En même temps qu’il s’approche de l’autre l’homme noue contrat social. Il n’est qu’un contrat que l’homme n’aura pas conclu : avec le monde. C’est ce que soulignait M Serres dans le contrat naturel.

Il nous faudra assurément comprendre les deux premiers. Il nous échoit de prévoir le troisième. Notre hypothèse est que celui-ci ne saurait grandement différer des deux autres, mais au contraire les englober, les contenir ; les réunir. Si tel devait être effectivement le cas alors, oui, serait dépassée la dichotomie idéalisme/matérialisme

Notre hypothèse

Quel rapport peut-il bien exister entre ces deux sens si différents de forfait ? Quel lien engage ainsi le contrat global qui néglige de recenser les détails pour ne s’attacher qu’à mentionner un pack de services 3 et le délit commis d’autant plus odieux que l’on tient une position qui eût du vous en épargner ?  Il y a d’ailleurs un troisième sens : celui qui se déclare forfait dans une compétition c’est celui qui en sort, qui abandonne.

Le forum ! 4

Cette place publique qui est à la fois le centre géographique et politique de la cité. Le forum est en même temps un en dehors et un en dedans et c’est pour cela qu’il nous intéresse : il est cette partie de l’extérieur conquise par la ville. Il est la forme symbolique de la civilisation au sens où les antiques pouvaient l’entendre.Conquête de la ville sur le marécage, qui servit préalablement de tombe et, dit-on, notamment celle de Romulus, le forum est ce que l’on recouvre et assèche pour que la ville puisse vivre.

L’endroit est intéressant parce qu’il est centre aussi bien géométrique que politique, et le fut longtemps géopolitique. Le centre : κέντρον pointe sèche du compas, aiguillon ! Le centre est donc toujours une construction, abstraite ! Au même titre que les affaires que l’on fait.

Il y a un double mouvement qui ici doit nous intéresser : tout à l’air de se passer comme si l’intériorisation était un mouvement positif, faire rentrer le sauvage dans la cité ; alors que la sortie était nécessairement négative.


Or c’est ce mouvement qui s’est inversé aujourd’hui ! La forêt qui était lieu de sauvagerie et de danger par opposition à la ville qui était havre de paix devient aujourd’hui lieu de loisir et d’apaisement face à la ville qui ressemble de plus en plus à un piège

Sortir de son espace assigné, de ses prérogatives n’est peut-être plus une faute mais une nécessité : c’est cela même que nous cherchons à comprendre

Autopsie

 

 


1) Vidal Naquet, Mythe et pensée chez les grecs

2 ) on se souvient que c’est au nom même de cette réciprocité que JJ Rousseau récusait la légitimité de l’esclavage pour ce qu’aucun contrat  n’eût pu jamais être souscrit qui eût prévu la dissolution d’un des acteurs de ce contrat.

3 ) Fur (mesure, proportion ) vient de forum : affaires qui se font sur le marché  d’où for faire : déterminer un taux à l’avance ; dans forfait, fors signifie hors de remplacé par hors mais que l’on retrouve par ex dans forcené Viens de latin foris Mais forum vient lui-même de foras qui signifie dehors

4) Etymologiquement l’endroit du dehors ; Le forum est le résultat de l’assèchement de la plaine marécageuse par l’édification de la cloaca maxima