palimpsesteConsidérations morales

Une morale ?

Préambule 2 / Problèmes

 

Oui, c'est vrai, je l'avoue, j'aimerais l'écrire cette morale autour de quoi je tourne depuis tellement longtemps en même temps que je m'interroge sur ce qui de trouble ou de noble motive ce désir.

Je suis d'une génération où morale et petit-bourgeois auront été à ce point redondants que c'en disqualifiait le projet avant même de l'entamer. Toute morale était nécessairement étriquée et renvoyait, au pire, à l'habillage d'une classe dominante ivre de conserver ses prérogatives ; au mieux, parce qu'on avait lu Nietzsche, à la faiblesse de qui s'égarait tant qu'il eût besoin d'un garde-fou qui le maintînt dans les limites de la bienséance.

En revenir à quelques évidences

Le monde a tellement changé depuis ces années 70 qui achevaient sans le savoir des Glorieuses où tout semblait possible, où l'avenir n'attendait que d'être reconstruit. Désormais, à rebours de cette insouciance, au milieu d'un gué où tout paraît devoir vous submerger demain mais où surtout règne l'incertitude née d'un boussole affolée, sourde des bas-fonds un besoin de morale c'est-à-dire en réalité de repères, de valeurs .... comme si rien de nos vies ne parvenait à conserver sens, ou que, pris dans le tourbillon des crises qui se succèdent nous fussions désormais incapables de déterminer quoi faire et encore moins de savoir si ce que nous faisons est juste ou même seulement souhaitable.

C'est peut-être ceci la grande constante de l'histoire, maintes fois repérées : le grand jeu de compensation entre ordre et progrès ; c'est toujours quand le monde semble stable, et les rapports sociaux figés que le désir de changement voire de révolution est le plus fort ! quand tout est bouleversé que l'appel à en finir et retrouver des bases stables s'affiche avec le plus de véhémence. Il ne faudra ainsi pas plus de deux années 1 pour entendre d'aucuns - parfois les mêmes qui au printemps 89 en appelaient au changement - pérorer avec docte assurance que la Révolution était finie, trop conscients qu'ils furent assurément que le mouvement les entrainait bien au delà de ce qu'ils voulurent ou espérèrent. Grande constante, oui, que de constater combien l'exigence morale est toujours plutôt la réaction frileuse à des mutations trop brusques ou dévastatrices de l'ordre ancien. Avant d'être une philosophie, ou une question religieuse, la morale est d'abord une réaction, un appel craintif à l'ordre : il ne faut jamais l'oublier.

Seconde constante de notre histoire : le lien si étroit entre morale et technique. A première - courte vue - on pourrait penser que la morale fût précisément ce qui déterminât notre action et que donc l'impératif du tu dois sur le surplomb de principes éternels fût ce qui trierait le souhaitable d'entre le possible. En réalité, c'est bien de l'inverse dont il s'agit : à mesure que progressent les techniques et donc les possibilités offertes, il faut bien que nous nous demandions si elles sont souhaitables. Comment ne pas songer à cette formule de Rostand 2 soulignant combien la science avait fait de l'homme un dieu avant même qu'il ne devînt un homme ? La question morale est affaire d'exorbitance, le fruit exact du grand écart prométhéen entre ce que nous pouvons et savons. On en pourrait assurément trouver une autre formulation - cartésienne cette fois : la possibilité de l'erreur tient non point dans à la raison elle-même qu'à l'infinie puissance de la volonté. Exorbitance encore que cet écart vertigineux entre une raison qui peut tellement moins que ce que peut avec certitude déduire la raison.

D'où la troisième constante : il n'est pas de morale qui ne vienne combler le vide laissé par l'incertitude. En dépit de nos prudences habituelles, en dépit surtout de la conscience que nous avons de l'impossibilité pour les sciences de produire des connaissances autres que locales, partielles et provisoires et donc du caractère nécessairement vain et métaphysique de toute vérité éternelle, en dépit donc de la certitude où nous demeurons du caractère inévitablement axiomatique de toutes nos connaissances, comment ne pas voir que sous la morale se niche un impensé, un inavoué : le rêve de produire nonobstant une vérité qui tienne, qui vaille pour tous et pour tout temps. Ce rêve est en même temps un besoin qu'impose l'action. Je ne puis agir qu'en suspendant, au moins provisoirement mes doutes, mes interrogations, ma réflexion. On connait cette ἐποχή qu'avait définie Husserl 3 et qui pour pouvoir correctement fonder la phénoménologie avait besoin préalablement de suspendre tout jugement sur le monde. Ce suspens demeurait méthodologique et n'avait rien à voir avec celui, sceptique, tel qu'un Pyrrhon ou un Sextus Empiricus 4 purent le définir. Mais cette ἐποχή du savant à son pendant chez l'homme d'action. Le premier a peut-être besoin d'incertitude pour pouvoir repenser le monde, le second lui a besoin de certitude pour le pouvoir saisir. Action et pensée sont finalement envers et avers du même subterfuge comme si pour arriver à nos fins nous étions condamnés à en mimer l'inverse. Dans les deux cas il y a risque d'erreur évidemment mais on soulignera sans peine qu'il est sans conteste moins de risque à suspendre son jugement qu'à le poser péremptoirement ... Conséquence immédiate : il n'est pas d'action qui ne suppose une idéologie implicite et cette idéologie est morale. Travailler sur la morale revient ainsi à prendre pour objet l'action - et le discours normatif sur cette action - afin de le déconstruire, en soutirer les implicites. Dans un champ culturel donné, on doit bien pouvoir partir de n'importe quelle action et en déceler un corpus moral cohérent : du politique au professionnel en passant par l'éducation il serait logique que l'on retrouve les mêmes valeurs, les mêmes présupposés. Si, d'ailleurs, tel ne devait pas être me cas, c'est alors, mais alors seulement que l'on pourrait parler de crise de civilisation.

Quatrième constante : la descente en abyme vers les valeurs. Quand même il y a controverse sur les sens à donner respectivement à éthique et à morale, quand même certains supposent que l'une fût la théorie de l'autre et inversement, on doit bien au moins pouvoir s'accorder sur une approche à trois niveaux : à la surface, la déontologie qui est, au local, pour une profession donnée, et ce d'autant plus qu'elle serait sensible (médecine par exemple) un corpus de recommandations et/ou d'interdits ; à un second niveau, plus général celui-ci, qui a en réalité vocation à l'universalité, un guide des bonnes pratiques qui, le plus souvent sous la forme négative de l'interdit, définit l'horizon acceptable de l'action humaine en même temps qu'il le borne. Au plus profond, et c'est évidemment vers cette structure implicite qu'il faut tendre, les principes mêmes qui justifient cet ordre moral. Nécessairement limités en nombre, ces principes, jamais discutés, non nécessairement formulés, sont évidemment hors-jeu, extérieurs à la morale qu'ils fondent autant dire qu'ils ne sont pas en eux-mêmes moraux. Il n'est pas difficile, que ce soit dans le discours politique ou managérial, de repérer la très forte occurrence du terme valeur : concept clé, que la morale partage avec l'économie, l'éducation avec le politique, le religieux avec le managementmais en même temps concept vide. On en pourrait dire exactement ce que St Augustin avait affirmé à propos du temps, ou que Labica énonçait à propos de la violence : ce que l'on croit aisément entendre quand on le prononce, mais qui résiste à l'analyse et à la définition sitôt qu'on cherche à le comprendre. Ce qui ne saurait être étonnant : concept à extension maximale mais à compréhension nulle ou quasi-nulle. Les valeurs ? Ce que l'on invoque toujours ; qu'on ne définit jamais ! Car c'est bien de ceci dont il s'agit : on n'évoque pas les valeurs, on les invoque au même titre que le sacré - comme ce qu'on ne touche pas, qu'on ne nomme même pas mais qui justifie tout. L'impensé ? la psychanalyse n'est pas très loin ! L'impensable ? la métaphysique, non plus !
Sans doute n'est-ce pas tout à fait un hasard si αξιοσ signifie ce qui entraine par son poids et donc qui a du poids. La valeur semble d’abord être une qualité objective de la chose, perceptible ; entrainante. Ce n’est que dans un second temps qu’elle nous semblera être le fait même de notre jugement, sa forme. Dans l’espace tel que perçu par la pensée magique, haut et bas sont toujours liés à des qualités morales. Et dans la physique aristotélicienne, le léger s'envole quand tombe le lourd. Est bon celui qui s’élève, mauvais ce qui entraine vers le bas ; ce qui pèse. Etre léger, ainsi, aérien vous renvoie presque toujours au souffle et donc à l’esprit, quand la lourdeur de la matière brute vous condamne sinon à la souffrance de la malédiction en tout cas à l’aliénation. Le grand combat entre la matière et l’esprit n’est autre que celui entre la forêt et le chant de bouc (τραγῳδία) au cours du sacrifice. Le débat entre idéalisme et matérialisme n’est autre que celui de la nature objective ou subjective de la valeur. S’y joue la tragédie. Dépasser ce débat c’est sans doute supposer que la valeur ne trouve son fondement ni dans le sujet ni dans l’objet, pris isolément mais au contraire dans la relation entretenue entre eux : il n’y a de ce point de vue pas de valeur mais que des évaluations. Et, dès lors, la morale à quoi nous cherchons à donner un contenu serait à entendre non comme un donné enfoui mais comme une construction à échafauder que la nouvelle donne de notre relation au monde induit. Non comme ce que l’on excave mais comme ce que l’on ex-hausse. Entre les deux, le sol, la terre ! qui est donc bien le truchement, l’incontournable de notre rapport à l’être. C’est bien pour cela qu'en même temps que fouler le sol du forum où se joue la tragédie, nous devrons aussi interroger le sol, la matière, brute, ce que parfois on nommait nature, monde ou réalité.

Ultime et cinquième constante : en ce soubassement-ci où gisent les valeurs se joue de manière universelle la question de la violence et donc le statut du négatif. Nul n'est besoin d'être grand clerc pour deviner combien, sous le Décalogue, par exemple, se niche la proscription globale de la violence. Et donc la question de l'autre.


1) Duport, au printemps 1791 :

"La Révolution est finie. Il faut la fixer et la préserver en combattant les excès. Il faut restreindre l’égalité, réduire la liberté et fixer l’opinion."

Barnave lui-même, après la fuite de Varennes :

" Allons-nous terminer la révolution ? Allons-nous la recommencer ? Vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi ; vous avez consacré la liberté civile et politique, vous avez pris pour l’Etat tout ce qui avait été enlevé à la souveraineté du peuple. Un pas de plus serait funeste et redoutable ; un pas de plus dans la ligne de l’égalité et c’est la destruction de la propriété."

Sans évidemment oublier la formule de Bonaparte lors du coup d'Etat du 18 Brumaire :

Nous avons fini le roman de la Révolution, nous devons maintenant commencer son histoire, cherchant seulement ce qui est vrai et faisable dans l'application de ses principes, et pas ce qui est spéculatif et hypothétique. (...) la Révolution s'est faite selon les principes qui l'on commencée; elle est finie.

2) de Rostand ce texte et ces vidéos

3 )Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (1913), Gallimard, coll. "Tel", p. 101-103

"L'ἐποχή phénoménologique. À la place de la tentative cartésienne de doute universel, nous pourrions introduire l'universelle ἐποχή, au sens nouveau et rigoureusement déterminé que nous lui avons donné. (...) Notre ambition est précisément de découvrir un nouveau domaine scientifique, dont l'accès nous soit acquis par la méthode même de mise entre parenthèses (...). Ce que nous mettons hors de jeu, c'est la thèse générale qui tient à l'essence de l'attitude naturelle (...). je ne nie donc pas ce monde comme si j'étais sophiste ; je ne mets pas son existence en doute comme si j'étais sceptique ; mais j'opère l'ἐποχή phénoménologique qui m'interdit absolument tout jugement portant sur l'existence spatio-temporelle. Par conséquent, toutes les sciences qui se rapportent à ce monde naturel (...) je les mets hors circuit, je ne fais absolument aucun usage de leur validité ; je ne fais mienne aucune des propositions qui y ressortissent, fussent-elles d'une évidence parfaite"

4) Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, . Traduction de J. Grenier, éditions Aubier. Extrait de Georges Pascal, Les grands textes de la philosophie, Bordas © 1959-2004, page 74,

Le premier a trait au désaccord : nous trouvons que, sur une proposition qu'on nous met sous les yeux, il y a dans la vie et chez les philosophes un désaccord qu'on ne peut trancher ; et par suite, faute de pouvoir préférer ou repousser, nous aboutissons à la suspension du jugement.

Le deuxième, c'est la régression à l'infini : nous disons que la preuve qu'on apporte pour garantir la proposition a besoin d'une autre preuve, et celle-ci d'une autre, à l'infini ; aussi, puisque nous ne savons où commencer le raisonnement, la suspension du jugement est-elle la conséquence naturelle.

Le troisième est tiré de la relativité : l'objet apparaît tel ou tel selon celui qui juge et selon les concomitants de l'observation, mais nous nous abstenons de juger ce qu'il est par nature.

Le quatrième mode est celui du postulat ou de la position de base : rejetés à l'infini, les Dogmatiques prennent un point de départ qu'ils ne prouvent pas, mais auquel ils jugent digne de donner leur assentiment absolument et sans démonstration.

Le cinquième mode est celui du cercle vicieux (diallèle) : ce qui doit confirmer la chose en question a besoin d'être prouvé précisément par la chose en question ; aussi, ne pouvant prendre ni l'un ni l'autre pour trouver l'autre, nous abstenons-nous de juger de l'un et de l'autre.

Il est possible de ramener à ces modes tout ce qui est en question.

5) Saint Augustin, Confessions, livre XI. Paragraphe: XIV, XVIII, XX.

Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant — je le dis en toute confiance — je sais que si rien ne se passait il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent. Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d'être alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité.
Si donc le présent, pour être du temps, ne devient tel qu'en passant au passé, quel mode d'être lui reconnaître, puisque sa raison d'être est de cesser d'être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l'être seulement parce qu'il tend au néant. (...) Enfin, si l'avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s'ils y sont, futur il n'y est pas encore, passé il n'y est plus. Où donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y sont que présents. Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n'est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d'après ces images qu'elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens.
Mon enfance par exemple, qui n'est plus, est dans un passé qui n'est plus, mais quand je me la rappelle et la raconte, c'est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire. En va-t-il de même quand on prédit l'avenir ? Les choses qui ne sont pas encore sont-elles pressenties grâce à des images présentes ? Je confesse, mon Dieu, que je ne le sais pas. Mais je sais bien en tout cas que d'ordinaire nous préméditons nos actions futures et que cette préméditation est présente, alors que l'action préméditée n'est pas encore puisqu'elle est à venir. Quand nous l'aurons entreprise, quand nous commencerons d'exécuter notre projet, alors l'action existera mais ne sera plus à venir, mais présente. (...)
Il est dès lors évident et clair que ni l'avenir ni le passé ne sont et qu'il est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent, l'avenir, mais qu'il serait exact de dire : il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l'avenir. Il y a en effet dans l'âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l'avenir, l'attente. Si l'on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu'il y en a trois.