Elysées 2012

Femmes et gouvernance : entre préjugé historique  et dilemme métaphysique

Sans que ceci ait un rapport direct avec la campagne actuellement menée ... une réflexion essayée qui m'aura mené ailleurs que je ne crus .

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Tout ici fait problème et d’abord qu’il faille seulement poser la question d’une gouvernance au féminin. Les couples de clichés sont connus qui d’emblée veulent exclure les femmes du gouvernail mais sous les préjugés se joue un dilemme métaphysique par où, quoiqu’on fasse la femme semble devoir perdre au moment même où elle paraît l’emporter Le dilemme de l’histoire, le paradoxe de la métaphysique  ou l’inverse ? S’interroger alors sur une gouvernance au féminin ne reviendrait-il pas à scruter le point où elle gagnerait au moment même où elle semblerait perdre ?

 


Petites précautions méthodologiques

Il est toujours un peu délicat d’aborder ce type de sujet qui embrasse de telles généralités qu’on serait tenté de plutôt les élucider quitte à abandonner le problème que pose ici le et. Pourtant c’est bien l’intersection de ces deux concepts qui nous intéresse ici ne serait-ce que parce que la réalité en dément presque toujours la pertinence. Il va donc falloir prendre les termes tels qu’ils sont – moins pour ce qu’ils disent que pour ce qu’ils révèlent.
Il en va ici comme en histoire où le risque demeure toujours du grand écart entre une trop grande distance qui sous prétexte d’objectivité produirait une interprétation rétrospective et une trop grande proximité qui réduirait le propos à un simple témoignage, précieux certes comme source mais recevable à la seule condition d’être soumis à la critique. Or celui qui parle est un homme qui n’a aucune légitimité à aborder le sujet et risque de manquer l’essentiel !
La seule question qui vaille est que précisément la question se pose : on imagine mal un séminaire portant sur homme et gouvernance – et ceci n’est pas un point d’histoire. Mais de politique !
L’angle d’attaque prévaut alors : éviter le propos convenu qui s’indignerait du peu de place accordée aux femmes qui aurait assurément un sens politique mais bien peu heuristique ; s’écarter – au moins provisoirement – du discours moral qui fustigerait ou condamnerait les ostracismes trop évidemment visibles ; se souvenir seulement, garder constamment à l’esprit et comme point de mire de la réflexion, que la question des femmes n’est qu’une des facettes, mais pas la moindre des mille et une inventions que les pouvoirs instituent pour demeurer en place.

Parti pris philosophique

Trois points intriguent cependant qui méritent qu’on s’y attarde :

La révolution française ne trouva presque personne – à Condorcet près – pour seulement envisager que les femmes votent ; or la pesanteur des préjugés ne suffit pas à l’expliquer

H Arendt qui n’était quand même pas dans ce qu’on faisait de plus rétrograde indique comme par mégarde qu’elle déconseille aux femmes d’être à des postes de commande

On aura toujours affirmé çà et là que le pouvoir au féminin s’exercerait autrement sans que l’on puisse toujours définir précisément ce que cet autrement signifierait, impliquerait.

C’est d’ailleurs la question qui nous semble ici prévaloir : que serait l’apport féminin dans un pouvoir au féminin

Détour étymologique

Femme – femina, femelle – a supplanté dans la langue française mulier et uxor (épouse) et ceci d’emblée intéresse. Le grec, quant à lui écrit γυνη, qui renvoie à la racine gen qui signifie naître, faire naître, engendrer où l’on retrouve la φυσις : ce qui croît, grandit, tout comme nature. A l’inverse gouvernance dérive de gubernaculum - gouvernail, timon d’un navire- qui lui même du grec κυβερναω conduite d’un navire. Depuis Platon c’est ce terme κυϐερνητική qui désignera l’art de gouverner les cités d’où dérive aussi cybernétique.

D'emblée, dans les termes mêmes, se noue un jeu d’opposition entre ce qui relève de l’ontologie et ce qui relève de la technique, voire de l’histoire. Le féminin participe de la nature, confuse, désordonnée et parfois dangereuse quand le marin lui, trace des trajectoires, des lignes en tentant de se jouer des forces et de les maîtriser quitte à faire semblant de s’y préalablement soumettre.

Schémas discursifs

On peut toujours arguer qu’entre femme et pouvoir la contradiction serait profonde ; ou bien prétendre qu’elle serait plus formelle que réelle ! Toujours est-il qu’en la femme se concentre tout ce que l’idéologie peut fomenter de préjugés, de banalités mais aussi de rapports de forces. On croit avoir tout dit en affirmant que le discours sur les femmes est un discours d’homme et d’aucuns auront eu vite fait de cataloguer les recherches de genre comme étant la nouvelle variété de l’offensive féministe – et de les disqualifier aussitôt ; il est non moins vrai - ne jamais l’oublier - que le discours de l’histoire reste celui des hommes où la parole des femmes est muette, en tout cas quasiment inaudible.
Trouver un point de jonction entre les deux termes revient presque toujours à considérer que gouvernance n’aurait pas de genre, qu’il n’y aurait rien en celle-ci qui empêchât le féminin de s’y incruster ou bien, au contraire,  à prétendre qu’il y eût dans le gouvernement quelque chose de fondamentalement viril qui empêchât les femmes de l’exercer à moins de s’y pervertir – ou de le pervertir.
Notre hypothèse ici suggérée est que l’éviction des femmes du pouvoir ne saurait seulement résulter d’un simple rapport de forces, faute de quoi l’on eût bien fini par trouver dans l’histoire des configurations anthropologiques qui fussent à l’avantage des femmes ; non plus que seulement à la puissance des préjugés dont d’ailleurs il faudrait bien justifier tant l’origine que la permanence. Mais qu’elle s’appuie sur une logique propre aux femmes elles-mêmes, sur une distribution anthropologique qui recèle quelques étranges dilemmes.
Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas de défendre l’idée d’une compatibilité ou non entre gouvernance et féminité – cette question est politique, idéologique, sociale ; mais de peser dans nos représentations où se jouent les distributions. Or, quand on regarde de près ce qui structure les discours sur le sujet, on remarque immédiatement que ce sont toujours des couples antinomiques. J’en vois quatre

De la nature à la culture :

Opposition elle-même sujette à caution dans la mesure même où elle est plutôt interrelation, système en feed-back mais où s’engouffreront toujours les deux parties – les hommes pour dire que la femme relève de la nature et se doit d’assumer le point stable quand les hommes assument et produisent les perturbations. Depuis Beauvoir au moins (et Sartre) la stratégie inverse consistera toujours à mettre plus en avant le culturel, à définir que l’identité sexuelle est une construction, sociale, historique, naturelle etc mais c’est finalement reprendre l’objection faite déjà par Marx que la naturalisation d’un phénomène était toujours le truchement adopté pour le neutraliser socialement ou politiquement. Quoique la théorie freudienne de la bisexualité ouvrît une brèche, nonobstant la femme reste soumise à un ordre qui le dépasse, celui des instincts ou celui des hommes.  Distribution simple de part et d’autre d’une ligne invisible qui rive l’une quand elle entraîne l’autre au loin.

De l’intérieur à l’extérieur :

On la retrouve du culte d’Hestia à la pensée freudienne qui trame tout l’espace social. Freud voyait dans la virilité l’autorité, l’action, la loi qui vient du dehors quand la femme est plutôt tout intériorité, à la fois sentimentale et un peu niaise ,qui fait l’objet de séduction, d’amour  ou de protection … mais objet pour ne pas dire bien meuble. Comme Hestia, elle ne va peut-être pas sans son binôme (Hermès) mais comme elle, symbolise le foyer, l’enracinement, l’origine et la source, quelque chose comme une identité qu’il ne faut pas perdre, et donc préserver intacte. On le voit, elle n’est pas rien … elle est l’autre versant de la ligne – au mieux elle est le pendant mais n’est jamais qu’un des termes de l’équilibre dont elle ne saurait être le moteur.

2.3 De l’αισθησις au λογος  :

La femme ne pense pas ou en tout cas est plus dominée par les sensations qu’elle ne se met sous l’égide de la droite raison  Tota mulier in utero reste à peu près la formule qui résume cela. Fragile, non tant physiquement, ce n’est pas ici le problème, qu’inconstante, soumise aux passions … La femme n’est pas action, mais passion. Ici encore pour paraphraser Pascal, si c’était excès que de n’admettre que la raison et donc de se passer du contre-point féminin c’en serait bien plus rédhibitoire encore que de se placer sous la coupe exclusive de la pulsion désordonnée, inconstante et dévastatrice de la passion.

De la vie à la mort :

Donatrice de vie, elle est la clé du temps quand l’homme ne l’est jamais que de l’espace, et, pour cela, symbole plutôt de vie que de mort. Mais cette puissance-ci se retourne systématiquement contre elle puisqu’étant un enjeu au moins autant historique que métaphysique, elle sera l’objet à verrouiller, à cerner, à surveiller.
Mais ces oppositions, de surface quoique déterminantes, en cachent d’autres plus cruciales, dont les enjeux prolongent leur ultime écho assez loin devant nous pour que nous en puissions tirer quelque enseignement. Elles forment l’horizon, quelque chose comme un cadre, peut-être même une forme a priori.

Schémas narratifs

Or il y a bien quelque chose dans notre manière d’appréhender le pouvoir, le politique et donc la gouvernance, qui se heurte frontalement à ces schèmes. Ce qui se repère assez bien dès lors que l’on s’attache à repérer les structures narratives de ces discours
σχῆμα – esquisse désigne la manière d’être d’où la figure, l’apparence. Le schéma renvoie à l’extériorité dans ce qui fait que le fond de l’être est visible, au moins discernable, d’où à la fois la posture qui est péjorative mais l’allure et le maintien qui est positif. Mais d’où aussi ce jeu si complexe entre ce qui se révèle et se cache tant il apparaît que toute lumière finit toujours par projeter sa part d’ombre.
Or sur chacun de ces termes le féminin vient heurter la gouvernance : le pouvoir est action quand le féminin relève de l’être ; le pouvoir est issue, escapade quand le féminin se joue dans l’enfermement en tout cas dans le foyer ; le pouvoir suppose la liberté de qui agit, en tout cas le refus de ce qui est quand le féminin renvoie toujours à la stabilité, à la position.
Rendre compte de ces télescopages constitue la seconde étape où se joue la dynamique des récits sur les femmes.

La femme est un être à bords flous

Duplice, elle est à la fois femme et mère. Et, si elle ne cesse d’être femme quand même elle ne serait pas mère, ce que les textes n’envisagent presque jamais, néanmoins elle ne cesse jamais de participer conjointement de cette double réalité fille et mère à la fois.
De ce point de vue, elle est ce qui, à proprement  parler, résiste à toute définition. Avec elle, on ne peut jamais tout à fait distribuer les rôles selon le principe de contradiction et donc du tiers exclu : à la fois l’une et l’autre, le féminin ne cesse jamais d’être fille quand même elle devient mère ; d’être virtuellement mère quand même elle resterait fille. Elle occupe cet espace étrange de la fondation, celui d’avant le tracé du sillon et, de ce point de vue, elle représente ce qui rend possible la fondation, quelque chose comme un schéma anhistorique, ou anthropologique qui dépasse les spécificités culturelles, idéologiques. Elle est ainsi ce qui résiste à l’analyse et donc au rationnel. Le pomerium partage l’espace entre le dehors et le dedans et il n’est pas de place, tout juste un passage, entre les deux : la ligne est sacrée. Mais ce n’est pas cette ligne qu’occupe la femme : elle  est antérieure au sillon et le conditionne. Définir c’est toujours délimiter : mais ici pas de limite traçable ; c’est assez dire combien le féminin est moins l’impensé que l’impensable. Elle est l’altérité radicale dont la présence comme autre se fonde sur son absence comme autre. Ce qui fuit, s’éloigne à mesure qu’on s’approche, et, souvent, qui s’efface et se tait. Elle n’est pas l’enfer que Sartre voyait en l’autre, mais pas non plus ce visage qu’y décelait Lévinas : non plutôt quelque chose ressemblant à un principe, voire un axiome : ce qui ne se pense pas mais se pose, qui ne s’explique pas mais s’implique ; qui ne se montre ni ne se démontre mais rend toute démonstration possible.
Pour autant, il semble bien que ce soit toujours la mère qui doive en elle prendre le pas sur la fille. Et c’est bien toute la question qui fait question : quoiqu’il arrive la femme toujours perd que ce soit la fille en elle ou la mère.
Tous nos mythes fondateurs renvoient à ce flou-ci, à cette absence claire de limite : Moïse et le duo Romulus et Rémus. Dans les deux cas, une origine ; dans les deux cas biffée par le fleuve. Le pouvoir semble ne devoir émerger que de l’engloutissement de ses origines.
Or la femme est bien à l’intersection entre le dehors et le dedans, entre l’ami et l’ennemi, la famille et l’étranger : elle est un joker, un élément blanc mais qui, contrairement à l’argent, ne circule pas mais au contraire s’enracine … ou trahit. Dans les deux cas s’enfuit ou s’enfouit.
Belle figure que celle de Rhéa Silvia, vestale violée par Mars, qui disparaît enterrée vivante comme toute Vestale qui eût dérogé à sa virginité. Etrange figure encore que celle de Tarpeia, écrasée sous les armes et les boucliers pour avoir laissé entrer les Sabins dans Rome. Figures pourtant qui ne s’entendent que sur fond du culte à Hestia.
Ce qui est remarquable, d’emblée, dans le culte grec, est qu’Hermès lui soit constamment associé, comme si Hestia ne s’entendait de soi seule. Déesse du foyer, dans ce monde grec qui savamment préservait la pureté hellénique tout en maintenant la relation avec l’autre, l’étranger, Hermès.  
Deux figures en peuvent être l’illustration :

L’enlèvement des Sabines pourrait paraître reconnaissance du rôle essentiel des femmes ; en réalité cette considération se révèle une dégradation : n’importe quel ventre fait l’affaire et, les femmes sabines font simplement l’objet d’une transaction subie, hostile certes, mais où elle ne sont pas partie prenante.

Vitruve devant Coriolan rappelant que quoiqu’il arrive, que celui-ci prenne Rome ou soit défait et meure, en tout état de cause elle perdra, en tant que mère ou en tant que femme.

De ce point de vue, la femme est exception qui contrevient au tiers exclu. A l’intersection, parce qu’à cheval entre deux identités, dans les deux cas, elle perd. Qu’importe à Rome qui, dans l’arène gagne les jeux organisés pour Neptune Equestre, Romains ou Sabins, dans tous les cas, les troupes enlèvent les femmes. Nous avions appris à penser dans la logique binaire du tiers exclus : à tout coup ce tiers semble bien être la femme. Ce sont bien les hommes qui l’emportent toujours et elle qui perd.

La femme est un être accidentel

De toute substance, dit Aristote, on peut affirmer que ses attributs sont soit essentiels, soit accidentels. Dans le premier cas, ils sont indissociablement liés à la substance de telle sorte que sans eux, elle cesserait immédiatement d’être de qu’elle était ; dans le second, ils affectent, comme du dehors la substance, mais pas sa définition et appartiennent à l’individu mais pas à la substance.
Pour Aristote, la femme est un être dénué de tout attribut essentiel : ce qui la définit, c’est précisément le fait de recevoir, du dehors, une dynamique qui ne lui est pas propre. Dans l’engendrement, elle est un pur réceptacle, pure matière : elle porte un lieu, une nourriture mais nulle dynamique, nul souffle, rien de l’humain. C’est un être sans qualité, et celles qu’elle manifesterait lui viennent du dehors, de l’homme.
Au sens qu’Aristote lui donne, elle est un monstre  c'est-à-dire un être inachevé qui ne peut trouver en lui-même les principes de son accomplissement. Qu’il fallut dans l’histoire un concile pour déterminer que la femme eût une âme ; que les premiers chrétiens n’envisagèrent même pas un baptême pour les femmes s’en déduit assez logiquement : si Aristote dans sa distinction métaphysique de l’essence et de l’accident reconnaît l’interdépendance de l’homme et de la femme dans le processus de l’engendrement, il ne pouvait pas pour autant la penser en terme de réciprocité : la femme, rejetée entière du côté de la matière , n’a en réalité rien d’humain ou, plus exactement ne peut que le devenir, non par une volonté propre mais par l’influx, venu du dehors. C’est assez dire, d’ailleurs, combien ici encore ce qui prévaudra en la femme c’est la mère – et non la femme elle-même. Elle vaut pour l’enfantement qu’elle rend possible, non pour elle-même.

La femme est en puissance jamais en acte

Ce qui s’entend encore mieux dans le cadre de la théorie aristotélicienne des quatre causes D’un objet donné, on peut dire qu’il a une cause matérielle – la matière dont il est constitué – une cause formelle – l’idée qui a présidé à sa réalisation – une cause efficiente – l’artisan, par exemple, qui l’a constitué – et une cause finale – le but.
La conséquence immédiate de cette théorie est que, paradoxalement, la matière demeure en puissance tant qu’elle n’aura pas été informée. C’est en conséquence ce qui échoit à la femme, être de pure virtualité qui ne se révèle en acte, qu’une fois inséminée par l’homme.
D’où deux conséquences également révélatrices : la femme ne devant sa réalité qu’à l’homme lui doit être logiquement inféodée ; tant qu’elle n’est pas mère, la fille est un être virtuel – un espace blanc.
On remarquera ainsi le rôle si particulier de la fille dans tous les récits fondateurs : elle est blanche, elle est Vestale. Elle n’existe pas en tant que telle, ce pourquoi, sans qualités, elle doit demeurer pure virtualité, vierge.
Or, effectivement, à l’orée de tous nos mythes on trouvera une vierge.
Rhéa Silvia, la mère des deux jumeaux : à l’origine de toute l’histoire mais qui disparaît presqu’aussi vite que son nom est prononcé. Violée par Mars, elle enfreint fût ce à son corps défendant, le principe blanc de la virtualité : elle sera donc, selon l’usage, enterrée vivante. On ne parlera plus d’elle. Remarquons-le, à l’origine de Rome, sous le sillon tracé par Romulus, il y a bien deux cadavres : celui de Rémus, bien sûr, mais plus encore, plus profondément enterré, celui de sa mère Rhéa Silvia.
Tarpeia encore, celle dont on dit que dans la guerre que se firent les Romains et les Sabins, elle trahit et ouvrit la porte de la ville et laissa entrer l’ennemi, que ce soit pour en finir avec la guerre ou pour les bijoux qu’on lui promit pour sa forfaiture, qu’importe au fond : son sort était scellé dès l’origine, elle fut recouverte, enterrée au fond, sous les boucliers, les armes et les bijoux de ceux même qu’elle favorisa. Elle avait cessé d’être l’élément blanc, le point de repère pour prendre la posture du transmetteur, du traducteur ou du traître, qu’importe : elle ne pouvait que mourir.
Elément blanc qui rend tout possible, mais qui n’est rien en soi, élément nécessairement invisible et devant le rester, elle est ce joker qui autorise le mouvement en offrant un repère et un sens. La femme décidément est un principe, fonctionne un peu comme un axiome : nécessairement hors du jeu qui ne peut que perdre et rendre tout confus sitôt qu’il rentrerait dans le jeu. Ainsi du peuple en démocratie ; ou de Dieu en théologie.

Premier terme du dilemme : l’exclusion nécessaire du tiers.

On peut assurément se moquer de Rome, peuple de soldats incultes et brutaux, culture qui ne sut s’inventer ni sa propre philosophie ni ses propres dieux et les emprunta toujours à son orée. Mais Rome dit l’acte, le passage à l’acte ; d’un acte prodigieusement réussi. Rome dit le politique que ratèrent et Athènes et Jérusalem. Mais ce passage à l’acte implique que la boite blanche soit enterrée ; que la boîte soit noire, qu’on ne verra jamais ; qui restera à tout jamais fermée. Et celle qui perd dans ce passage à l’acte c’est la femme.
Rome se construit sur les décombres d’Albe la blanche, d’Albe la grecque. Celle d’Evandre qui rendait culte à Hestia autant qu’à Hercule. Rome se fonde en effaçant ses traces, en enfouissant ses origines. Rome prend le parti de la matière, de l’objet brut : à sa façon elle prend le parti de la femme mais ne peut le faire qu’en l’enfouissant.
HestiaDans le culte grec Hestia est la déesse du foyer qui traduit l’enracinement dans la terre, ce point nodal autour de quoi tout tourne, que nul ne peut approcher à moins d’y participer par ses origines. Athènes on le sait n’est pas prosélyte ; nul ne peut devenir hellène s’il ne l’est par sa naissance ; nul ne peut franchir le sillon qui protège. Jérusalem non plus qui se suffit de son élection. Toutes deux éclairent et prennent le parti du sujet et non d’autre mot pour penser, d’autre philosophie pour discerner, d’autre révélation pour se soumettre que de tracer le chemin de l’homme dans le monde ! Ni Jérusalem ni Athènes ne s’intéressèrent au monde autrement qu’en rapport au sujet. Pour elles, le monde, l’objet cette chose qui fait la réalité, pèse si peu ! Ni l’une ni l’autre n’eurent de place pour l’objet ; ne le purent non plus pour les femmes – et c’est logique.
Rome au contraire butte sans cesse contre l’objet – là contre 
On pourrait s’attendre alors, puisque le pari est fait de l’objet que Rome exhausse la femme ! bien au contraire elle l’enterre.
Le foyer n’appartient pas véritablement à l’espace public : il est l’espace même de l’essence, un point géométrique qui en soi n’occupe nul espace.
De là la seconde caractéristique : la femme ne devant sa réalité qu’à l’homme lui doit être logiquement inféodée
La fille ne relève pas de l’espace public mais bel et bien domestique, privé. Elle n’est pas citoyen et ne peut l’être. Bien meuble, à qui l’on doit respect et protection pour cela même qu’elle est le vecteur de l’engendrement, elle est à ce point attachée à la matière même dont est fait l’humain qu’elle ne saurait appartenir ni à l’histoire ni au social. La femme n’est pas un animal politique mais seulement matériel – sans âme, sans dynamique. La vertu s’entend de là qui étymologiquement vient de vir : seul l’homme parvient à faire éclore les attributs de l’humain en elle, qui ne lui appartiennent pas en propre et sont donc chez elle accidentels. En tant que telle, elle doit être soumise à l’autorité de l’homme qui seul peut être le véritable auteur de ses actes – celui qui en assure la réalisation, la dynamique, la puissance.
D’où le refus de laisser les femmes voter en 89. La révolution est à la recherche d’un modèle : elle le puise dans les schémas classiques de la souveraineté qu’elle se contente d’inverser : au lieu qu’elle procède du haut elle procèdera du bas. La source de tout pouvoir, ce sera le citoyen ! La révolution invente une forme abstraite qui pour fonctionner devra donc posséder une extension maximale et une compréhension faible. C’est bien pour cela qu’après avoir envisagé sur les modèles des physiocrates à la Turgot le citoyen actif au sens du paiement de l’impôt, du citoyen propriétaire, elle finira par se replier sur le citoyen libre.
Mais précisément, pas plus que le domestique qui dépend des maîtres , la femme n’est vraiment libre puisqu’elle est résolument attachée à l’espace domestique, représenté presque comme un couvent , qui fonctionne comme un espace fermé, enfermé.
Il est tout à fait révélateur de considérer comment un Rousseau – esprit plutôt libre et avancé – peut encore présenter la femme : où se retrouve l’argument classique d’une femme qui doive réaliser sa nature et ne puisse le faire qu’en servant l’homme, au lieu qu’elle serait caricature si voulant l’imiter.
Tout tient en réalité dans la conception même que le XVIIIe finissant se fit du pouvoir, de la légitimité. Gouverner on le sait est affaire maritime que ce soit en grec ou en latin : ce qui sert à donner la direction, à diriger donc et il est tout à fait intéressant que le timon soit ainsi à la fois ce qui sert à lier et à transmettre l’ordre de direction.
La métaphore maritime, peu étonnante pour ce peuple de marins que furent les grecs, dit l’essentiel : la direction d’abord que l’on imprime et maintient et qui n’est possible qu’à condition que toutes les parties soient liées entre elles, et, peut-être surtout cette dualité entre le liquide et le solide, la mer et le navire. L’océan se présente comme un vaste désordre, informe, agité de vagues et de flux contraires. La mer porte le navire autant que peut l’engloutir : elle n’est ordre que pour autant que l’homme y trace sa ligne.
Gouverner c’est à la fois mettre de l’ordre et en donner. Entre l’ordonnancement et le commandement il y a manifestement partie liée et pas seulement dans notre langue. Celui qui commande (archein) est devant : il a d’abord disposé ses forces pour pouvoir commander. Il y a donc bien un lien et il relève de l’épistémologie, de notre économie du savoir : voir pour savoir, savoir pour prévoir, prévoir pour agir disait A Comte, nous ne sommes pas sortis du préalable de la science comme condition de l’action efficace. Savoir d’abord c’est classer, définir, organiser ; comprendre c’est toujours trouver un ordre là où l’on pensait qu’il n’y en eût point; agir c’est, de notre ruse toute prométhéenne, retourner à notre profit des règles contraires. C’est se jouer de la disposition des forces afin qu’elles nous appuient plutôt que nous écrasent. Le technicien ainsi se joue de la même manière que l’homme sortant de la caverne : il se convertit ou les forces, se met dans d’heureuses dispositions devant l’éclosion de l’être. D’où finalement cette proximité si étroite entre théorie et technique, entre contemplation et acte qu’il n’est pas toujours aisé de deviner qui de l’un se joue dans l’autre. Platon pouvait encore rêver d’un roi philosophe, la modernité se contentera d’un président, assis juste devant qui imprime sa direction.

Deux logiques inconciliables

Mais Rome est peuple de bergers qui s’embarrasse peu des théories. Rome doit être fondée et doit l’être sur rien, à partir de rien. Rome bute sur des pierres, n’a affaire qu’à des scandales. Rome règle seulement le grand conflit d’avec le réel. Où nous retrouvons cette si grande distinction dans la conception même que l’on peut se faire du pouvoir : sur les choses ou sur les hommes ?
Le berger a constamment à faire avec l’égaiement de ses bêtes qui s’égarent. Il agit mais justement cet agw là signifie rassembler. Ramener ses bêtes dans l’étable, c’est toujours restaurer un ordre qui ne manque presque jamais d’être mis en péril, à l’extérieur. Le berger joue avec le feu : il exagère. Il ne cherche pas il trouve ; il tourne, contorsionne – il relève du tropisme. Le berger c’est l’ange qui frôle la limite et ramène intra muros : lui est à la limite ;  sur la porte, sur cet interstice qui n’est pas sacré, où Romulus a soulevé sa charrue : il est sur cet espace qui n’est pas sacré.
Nous sommes ici dans une tout autre logique qui est celle d’Hermès ; pas d’Hestia. Nous sommes déjà dans la traduction où l’on déplace le problème sur un autre registre, de la science, de la politique et donc dans les deux cas de la polémique, S’y retrouve l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur et cette propension si forte à attribuer à l’acte, à l’homme cette extériorité interdite à la femme.
Mais précisément ce qui nous importe ici c’est l’apparente victoire du féminin : cette vestale est à l’origine mais elle est enterrée et l’on n’en dira plus rien. Ce que nous cherchons, c’est au fondement, ce qui assure la légitimité de l’action, le sens de la gouvernance. Le dilemme métaphysique semble subitement se révéler d’entre la logique d’Hestia et celle d’Hermès d’entre la logique de l’objet et celle du sujet, d’entre une logique de la lumière et de l’ombre ; d’entre le féminin et le masculin.
On parlera de dilemme dès lors que nous aurons à faire à une alternative indécidable. C’est bien de ceci dont il s’agit : la même conclusion surgit de prémisses contradictoires. La femme est au centre, elle perd ; la femme est déniée, elle perd. Tout démarre avec elle : Rome a inventé la création ex nihilo.
Tout a l’air de se passer ici comme si l’histoire ne pouvait résolument commencer que par un jeu de bascule qui nous ferait passer d’une logique à l’autre : on change de logiciel, on passe de l’objet au sujet, de l’inclusion à l’exclusion, de l’objet à la représentation de l’objet. Mais ce qui est crucial c’est que cette bascule passe par un escamotage : celui de l’objet même que l’on enterre.
 Ce que l’on exclut c’est l’inclusion elle-même : les femmes.
Tout se passe comme si la gouvernance ne pouvait avoir lieu qu’à partir du moment où le féminin d’emblée était exclu parce qu’elle représente précisément ce moment où l’on bascule du réel au logiciel.
Il faut y revenir.

Le dilemme vu du côté de la fille : Rhéa Silvia & Tarpeia

Rhéa SilviaLa mère des jumeaux, albaine, vestale, blanche deux fois donc, est ce point nodal initial d’où tout démarre même si elle-même surgit de la forêt, et par là, elle même d’Enée, de Troie – d’ailleurs. Point blanc, sans origine et qui peut les prendre toutes, à l’envi – nécessairement vierge. Victime plusieurs fois, de son oncle Amulius qui en fait une vestale pour assécher la dynastie et résoudre ses ambitions politiques, de Mars qui la viole … Rhéa Silvia incarne à soi seul l’impossible rencontre du politique et du féminin.
Elle porte en elle la violence mimétique, la guerre et le politique et par ses fils le perpétue : dès lors elle ne peut plus symboliser la pureté. Enterrée vivante par son oncle pour prix de sa trahison – même involontaire – elle est l’objet brut, exclu, silencieux à jamais. Boite noire.
 Ce que l’on fait en enterrant ainsi la Vestale : juste faire taire le tiers ; rendre possible l’ordre des raisons et des armes ; l’ordre de l’analyse et de la lutte ? Or la femme est de terre, de racine et de feu qui rend tout possible et rassemble donc les contraires.
Si pouvoir de la femme il y a, il ne relève pas du pouvoir mais de la puissance. Il est en puissance ! Ce qui jamais ne doit réellement s’exercer ni d’ailleurs ne le peut ! La femme ne passe jamais à l’acte.
Or donner des ordres, et c’est ainsi que l’on peut comprendre la réticence altmodisch de H Arendt, revient nécessairement à se mettre en avant, devant ; à rentrer dans le monde et à entrer dans une logique de conflit. A mettre de l’ordre, et donc à en donner ; à tracer des frontières et donc à classer, hiérarchiser et biffer. Le pouvoir, décidément, est guerrier. Qui toujours exclut le tiers.
Tarpeia est la figure inverse mais équivalente à celle de Rhéa Silvia. Ce qui fut involontaire et subi chez celle-ci est volontaire et rusé chez celle-là mais Tarpeia en franchissant les portes, en se donnant à l’extérieur, en s’ouvrant au monde et donc à l’étranger, trahit et cesse de pouvoir rien incarner. Elle aussi sera ensevelie sous le poids même de sa trahison. Elle est passée de l’autre côté, a mimé l’hospitalité pour rendre possible l’hostilité : est entrée dans les affaires du monde … mais en ressort aussitôt.

Le dilemme vu du côté de la mère : Véturie

Personnage étonnant que Coriolan – l’homme au double nom Caius Marcius; l’homme qui trahit et passe à l’ennemi, l’homme qui prend le nom de la ville qu’il conquiert ; l’homme expulsé et condamné qui revient se venger, l’homme qui symbolise au mieux les jeux, les retournements et les ombres de la gouvernance – personnage non moins étonnant que celui de sa mère Véturie : elle incarne au mieux l’affreux dilemme de la femme, l’impossible position où la place sa double position de mère et de femme qui n’a aucun choix, elle qui perdra de toute manière - ou son fils ou sa liberté ; elle qui n’a d’autre alternative que d’essuyer la honte de la défaite ou celle de la trahison de son fils.
Ce que révèle parfaitement Véturie c’est combien, parce qu’elle est à la fois mère et femme, elle perd à tout coup ; combien surtout elle subit le double jeu du pouvoir, le double jeu de l’homme. La loi de la guerre, la loi du pouvoir demeure de saccager la terre qui vous nourrit, d’épuiser ses propres origines. Elle dit la grande loi de la violence qui se nourrit d’elle-même et se renforce de ses propres causes. Elle dit le fond parasitaire de la loi d’hostilité – une loi qui la nie deux fois.

Le second terme du dilemme : l’impossible inclusion du tiers

Mais, parallèlement, ce  que nous offrent les modèles c’est qu’à chaque fois que la femme entre dans le monde, y intervient, certes elle perd mais en même temps bouleverse la donne.
Trois figures l’illustrent: celle de la fille – Tarpeia ; celle de la mère – Véturie ; celle de la féminité accomplie, mère et fille réunies - les Sabines.

Les Sabines

Les Sabines au gré de la guerre finissent par s’interposer. Or, que disent-elles ? Elles ne se contentent pas d’en appeler à l’arrêt des combats – ce qui serait déjà beaucoup – non plus qu’elles n’en appellent à la seule émotion ce que semble dire d’abord Plutarque ; en réalité d’abord elles renvoient dos à dos les deux protagonistes : l’ennemi qui les a ravies se comporte en bon époux qui les aura correctement traitées ; mais les pères et les frères à l’inverse les auront d’abord oubliées
Vous n'êtes pas venus nous venger de cette injustice pendant que nous étions encore filles, et vous venez aujourd'hui arracher des femmes à leurs maris et des mères à leurs enfants! L'abandon et l'oubli dans lequel vous nous avez laissées alors ont été moins déplorables que les secours que vous nous donnez maintenant. Malheureuses que nous sommes! (6) voilà les marques de tendresse que nous avons reçues de nos ennemis; voilà les marques de pitié que vous nous avez données.
Les ennemis se valent ; ils sont identiquement fautifs ! Si les uns ont offensé en elles la fille, ils ont honoré en elles la femme ; si les autres prétendent défendre l’honneur de la fille, ils offensent pourtant en elles la mère. Ils sont identiquement en défaut ! Ils s’équivalent. Ce que les femmes disent c’est simplement le conflit mimétique par excellence. Ce qu’elles disent c’est combien la poursuite du combat ne peut que conforter leur propre défaite : la lutte, après les avoir fait perdre en tant que filles, les fera perdre en tant que mères. Ce qu’elles mettent en avant c’est la crise mimétique mais en même temps elles opposent leur place à celle du politique. La logique des femmes à la logique des hommes ; la logique de l’hospitalité à celle de l’hostilité. Nous sommes ici au cœur du problème. 

Véturie

Seconde intervention qui est un modèle du genre, au point que Rome lui voua un culte : Véturie ! Voici Rome confrontée à la guerre, mais à une guerre menée par l’un des siens, un traître peut-être, un doublet assurément. Véturie s’élance vers lui et empêchera la lutte en indiquant seulement ce qui est évident : à tout les coups, quoiqu’il fasse, elle, perdra ainsi que Volumnie et ses enfants. Histoire plus riche encore qui met en présence deux doublons ; deux corps à bords flous :
VéturieLa logique de guerre qui est de gouvernance à la logique de l’hospitalité qui est de pure féminité. Et en ceci la leçon à tirer est la même que celle des Sabines. La femme bloque l’histoire en faisant prévaloir son ambivalence. Ce qui est bien encore la preuve qu’à jouer sur deux espaces on se trouve bien dans la position d’avoir à perdre à tous les coups.
Mais Coriolan lui aussi est ambivalent : à la fois général romain et ennemi de Rome. Avec lui, on ne sait plus vraiment à qui l’on a affaire tant et si bien que Véturie est la seule à ne pas lui demander qui il est mais à seulement le mettre en face de ses propres contradictions. Dilemme contre dilemme, la situation est plus riche encore dans la mesure où même l’issue heureuse laisse chacun des deux protagonistes perdants : Coriolan perd quoiqu’il fasse même s’il emporte l’estime de sa mère ; Véturie elle-même perdra d’avoir un fils écrasé par la défaite et la trahison. D’ailleurs sitôt cette scène Coriolan disparaît. De lui non plus on ne parlera plus jamais qui disparaît selon les versions soit en exil soit tué par les Volsques. Il sort de l’histoire.
Véturie lève le voile et brise l’histoire : elle dit ce qu’elle seule pouvait dire et qui n’est pas si différent du Mon Père, pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. Elle révèle la tragique loi de l’hostilité qui se nourrit d’elle-même, renforce la loi des pères et épuise les mères, réenclenche incessamment les jeux conflictuels du pouvoirs et ravage la terre, les racines, les foyers et les mères.

Tarpeia

Troisième histoire, celle de Tarpeia qui, dans la longue guerre qui opposa les Sabins aux Romains fait figure ambiguë de la trahison féminine. Toute la question reste de savoir en quoi elle consiste. Tarpeia est fille, elle est même Vestale. Fille de général, chargé de défendre la colline, elle va tricher deux fois : elle trompe son père en même temps que sa patrie.
Cette double trahison se traduit dans le récit par la sortie hors les murs. Elle aussi, franchit le sillon, défendu ; sacré. Elle fait entrer les Sabins dans la ville pour prix des bijoux. Fille légère, capricieuse et vénale elle représente au fond l’archétype même du caprice et de la superficialité. Or, précisément cette superficialité se paiera au prix de l’enfouissement : écrasée, ensevelie non sous les bijoux mais sous les armes des sabins, elle paiera de sa mort la trahison.
TarpéiaDeux faits sont à remarquer ici : elle n’est pas punie par les siens mais ceux-là même qu’elle était supposée favoriser ; elle est ensevelie, non sous la forme rituelle classique, mais ensevelie quand même au même titre que Rhéa Silvia.
Les deux cas sont à rapprocher, indéniablement, en ce qu’ils montrent combien la fille n’est présentable, n’est fille que vierge, que pure, que comme un être sans qualités. Sitôt que la fille se détermine, elle disparaît. Ensevelie. Que la détermination soit volontaire – Tarpeia – ou subie – Rhéa Silvia – importe finalement peu.
Elle est, finalement, la figure au féminin de Coriolan – ou de Judas. Elle est le transmetteur, l’ange en réalité, qui fait passer le message, l’histoire et la guerre. La fille ne se peut déterminer qu’en trahissant, sa patrie ou son père, ce qui est un, elle quitte le foyer, elle transite, passe à l’ennemi ; mais trahit surtout le féminin en elle qui est de porter la loi de l’hospitalité. Elle aussi joue sur tous les tableaux, comme les soldats romains enlevant les Sabines, dont elle est finalement la contremarque féminine : mais elle perd ! à tout coup.
Pourtant que fit-elle d’autre que ce que firent les grecs en faisant pénétrer un cheval bourré à craquer d’armes et de soldats dans Troie ou répéter l’histoire inachevable de la violence se nourrissant d’elle-même. ? Elle est Rémus et meurt ! Elle est Coriolan et disparaît ! Elle est Rhéa Silvia, et est ensevelie.
Mais c’est précisément parce qu’elle ne joue que sur un tableau qu’elle demeure dans la logique binaire et est irrémédiablement exclue.
Le bilan est donc bien ce que nous redoutions : quand elles entrent dans l’histoire, certes, les femmes la bouleverse voire en rendent impossible le cours normal mais derechef sont éliminées.

La quadrature métaphysique : s’épuiser ou tuer  

Il y a donc bien des cas, rares, où les femmes l’emportent quoiqu’il faille en modérer la portée dans la mesure où cette victoire n’implique pas qu’elles puissent se soustraire à la dépendance d’avec les hommes mais portée réelle dans la mesure où elles influent sur l’histoire.
Elles ne l’emportent en réalité jamais quand elles sont porteuses de violence, quand elles obéissent ou subissent à la logique de l’hostilité mais seulement quand elles assument celle de l’hospitalité. Il y a bien quelques traces d’émotion et de sentiment que suscite l’intervention des femmes mais il ne semble pas que ceci soit l’essentiel. Ce n’est pas ici le dilemme raison/passion qui est en jeu. Mais bien un dilemme métaphysique où il n’est pas certain qu’elles sortent en réalité victorieuses.
L’entrée en politique des femmes est toujours subreptice : elle relève de l’irruption, bouleverse la donne mais n’y parvient que sur le mode de la surprise – et provisoirement. Elle consiste au fond toujours à interrompre la logique de guerre, de la concurrence, de la violence. Logique de vie contre logique de mort. Elle interrompt le vieux refrain de la violence humaine mais au fond ne l’empêche pas. Elle sont toujours à la croisée de crises mimétiques et si elles sont du côté de l’amour et de la vie c’est au sens du Christ s’exclamant Mon père pardonne leur ils ne savent pas ce qu’ils font c'est-à-dire en révélant que nulle sacralisation sacrificielle ne saurait dissoudre la montée aux extrêmes.
Les femmes en épousant la logique de l’hospitalité instaurent une relation univoque et en réalité parasitaire qui les épuise. M Serres avait bien remarqué que si le terme hôte était ambivalent il ne l’était pas au féminin : l’hôtesse est toujours la puissance invitante, celle qui nourrit et s’épuise d’être parasitée par ses hôtes. A bien y regarder, à chaque fois, les femmes finissent par rentrer dans l’espace clos du foyer comme si leur irruption dans l’espace ouvert de la socialité ne pouvait être qu’une exception, une révolution qui dût à la fin revenir au même.
Oui, même quand elles gagnent, à la fin elles perdent parce que l’espace de la gouvernance ne leur est pas ouvert quand même elles parviennent parfois à le réorienter. Elles clament, par leur exemple, la grande leçon de R Girard : combien la canalisation de la violence, même symboliquement ritualisée, ne fait que déplacer le problème et n’empêche pas la montée aux extrêmes qui toujours font basculer les sociétés du côté de la guerre de tous contre un chacun où la ressemblance écrase les individualités, où la violence se nourrit d’elle-même.
On comprend mieux derechef la réticence d’Arendt  : quand même la gouvernance resterait la logique sempiternelle de la violence mimétique, les femmes y pourraient sans doute gagner mais en perdant leur âme – et de ce point de vue Rousseau ne dit pas autre chose – c'est-à-dire en épousant la logique de l’hostilité. Le piège de la lutte reste toujours que les belligérants ne puissent combattre qu’en s’accordant au préalable sur les règles du jeu ; en quoi ils se ressemblent. A l’instar d’un Diogène qui fait mine de mépriser les lustres du pouvoir pour la grandeur de la contemplation, tombe néanmoins dans le piège en acceptant le challenge d’avec Alexandre, celui de la concurrence, de la lutte, de l’hégémonie. Aux deux bouts de la ligne Alexandre et Diogène le cynique se ressemblent étrangement. Et il y aurait alors tout lieu de penser qu’à investir la gouvernance les femmes ne feraient que reproduire la logique de l’hostilité et donc de se perdre.

Esquisse d’une gouvernance au féminin

Je vois pourtant le chemin se dessiner qui serait celui d’une gouvernance au féminin mais ce serait quand même celui d’une gouvernance à inventer, inédite, insolite où la concurrence, le conflit, la dialectique même, seraient à écarter au profit de cette logique dure, de l’objet, de l’hospitalité.
Regardons y de près : la trajectoire féminine dans tous nos exemples aura toujours consisté à changer de logiciel.

Esquisse d’une incompatibilité

La logique de l’hostilité est bien celle rationnelle du tiers exclu mais ne prévaut que dans le cas d’un espace homogène. Ce pourquoi il n’est pas de pouvoir qui ne commence, dans le réel, par tracer un sillon, un mur ou une frontière, dans le logiciel par la définition et l’analyse, qui sont mêmes figures de la limite et de la frontière.
Celui qui gagne est bien celui qui parvient à nous faire croire que cet espace est homogène quand en réalité lui, joue sur deux tableaux, aux jointures. Rousseau a raison : celui  qui inventa le politique est celui simplement qui parvint à convaincre les autres qu’une fois le terrain enclot ce dernier lui appartenait.
Mais ce faisant on voit bien que le vainqueur a changé de registre : il est passé de la chose à la représentation de la chose ; du matériel au logiciel ; il a seulement déplacé dans le discours l’exclusion du tiers. A ce titre, la dialectique n’est peut être que la continuation de la guerre par d’autres moyens.
Qui détient le pouvoir, règne, régit et règle, ne le peut que parce qu’il n’occupe pas un espace défini, mais un point ou si l’on préfère un moment. Il passe au moins autant qu’il trépasse, il semble ne régir que dans l’interstice étroit qui le sépare de sa propre mort. Ce qu’est le pouvoir ? une longue litanie de meurtres et d’enfouissements comme si le pouvoir n’était que le moment parfois fugace parfois un peu plus étale entre la mise à mort initiale et l’apothéose finale, qui cache pourtant si mal un nouveau meurtre. Le pouvoir est à l’opposé strict de l’enracinement d’Hestia. Il n’occupe aucun espace mais fait juste croire qu’il n’en est qu’un et ne le conservera qu’autant qu’il y parvient. Histoire continuée, grandeur continue et donc indéfinissable, le pouvoir passe, simplement et se reproduit.
Ci gît le dilemme ; en quoi il est métaphysique ! Entre le pouvoir qui est d’exclusion, de mort et de parasitage et la femme qui relève de l’hospitalité, de la réception et de la vie il y a quelque chose comme une contradiction irréductible - celle qui oppose mort et vie.
Qu’on le veuille ou non, aussi universel que l’interdit de l’inceste qui détermine l’organisation sociale en la distribution des tâches entre homme et femme et l’inégalité qui s’en suit. Parce que les femmes sont les opérateurs de l’engendrement, qu’elles sont la clé du temps elles sont immédiatement perçues comme le carrefour de tous les enjeux de pouvoirs. Le pire étant que la maternité semble bien fonctionner comme une malédiction qui condamne le féminin à n’être jamais valorisé que comme mère, jamais comme fille ; qui la condamne à ne pouvoir intervenir dans le champ social qu’en tant que telle comme si le renoncement à toute maternité la réduisait soit à la neutralité soumise de la fille sans qualité ou à l’imitation caricaturale de l’homme. Comme si la femme ne pouvait se libérer qu’en se niant elle-même. Comme si la vérité de la femme résidait dans la maternité.
Qu’on le veuille ou non, l’homme ne sait pas donner la vie ou que par exception. Il ne sait que produire des objets, voués inéluctablement à la destruction ou à l’usure. Seule la femme donne la vie c'est-à-dire est capable de produire un être qui ne se réduise pas à sa définition ou à son projet, mais est libre en ceci qu’il fuit, s’échappe, existe. Il n’est, à ma connaissance que deux choses vivantes que l’homme sache créer – l’œuvre d’art et le vin – et je ne m’étonne pas que les deux participent dans nos imaginaires et dans nos vies de ce qui nous excède, exhausse et anime. La violence toujours rabat le vivant sur la chose ; la création à l’inverse participe de cette étonnante métamorphose qui magnifie l’objet, brut, inerte en organisme libre et moteur.
S’il était une manière féminine d’exercer le pouvoir ce ne pourrait être qu’à cette condition : en récusant l’insoutenable refrain des meurtres, des destructions et des négations ; en faisant le pari de la création.
Ce que cela peut vouloir dire, je ne le sais … je ne suis qu’un homme.
Mais pour que la femme puisse gagner à tout coup, c’est-à-dire, à la fois en tant que mère et en tant que fille, il lui faudrait gouverner non seulement en conjuguant ses deux dimensions mais en même temps en récusant la négation de l’altérité qui la ferait sombrer dans la caricature virile. Ce que nous cherchons c’est cet étonnant moment où le féminin gouvernerait en exhaussant à la fois la fille, la femme et l’homme ; en les conjuguant plutôt qu’en les opposant. En cessant d’exclure de tiers.
A quelle condition ceci se pourrait-il ?
Ce que Girard nous aura aidé à comprendre c’est que la violence naît de toute crise mimétique et que nos rituels sociaux ou religieux ne sont jamais que des tentatives vaines de canaliser cette violence. Que l’émissaire n’est jamais coupable ; toujours innocent. De la sorte nous pouvons parfaitement concevoir nos rituels politiques, et plus généralement, tous ceux qui relèvent de la gouvernance, comme des sublimations de ce même conflit mimétique originaire. Sans doute faut-il remonter à la source ; sans doute faut-il remonter à Rhéa Silvia.
Et se souvenir de ce que nous avons écrit plus haut : la femme est matière, brute, puissance et pas acte.

Faire la pari de l’objet

Une gouvernance féminine relève d’une épistémologie de l’objet et non du sujet. C'est-à-dire ?
La différence est forte entre la manière dont Rome et Athènes règlent la question de l’autre. Rome est une ville nouvelle, une ville vide. Elle a besoin d’apports extérieurs contrairement à Athènes qui aura toujours plus ou moins tendance à se sentir menacée par le barbare. Rome ne le distribue pas à l’extérieur dans ces cercles concentriques qui vont de l’ennemi pur – le barbare – au proche immédiat qui a juste le défaut de ne pas être d’ici, Rome, au contraire absorbe.
En reproduisant le rite albain, Romulus en change complètement la donne : bien sûr il reproduit le rituel de la terre sacrée mais en inverse totalement la signification : à sa façon il réinvente le boustrophédon. Ce centre n’est plus une fixité autour de quoi tout tourne, il est au contraire ce vers quoi tout converge. Il reproduit le cercle, figure parfaite de l’espace antique, mais ce cercle se dessine, comme une figure géométrique à l’aide d’un compas. On passe du mesw au κέντρον. Romulus invente, d’emblée, l’empire. La dynamique. Et, du coup, invente une nouvelle géographie de l’hospitalité. Le mouvement ne va plus de l’extérieur vers l’intérieur mais bien, à l’inverse de l’intérieur vers l’extérieur. Romulus dessine certes une frontière mais elle est ouverte. Ouverte à l’autre, ouverte au monde au moins en tant qu’espace de conquête.
Ce n’est sans doute pas un hasard si nous avons retenu de la fondation de Rome le récit du sillon plus que le creusement du centre sacré. C’est que, désormais, c’est là que tout se jouera, sur la ligne, sur l’espace intermédiaire de la porte où se tient Hermès. La porte s’appelle mundus mais c’est sur l’univers qu’elle ouvre. Frontière ouverte ou fermée, nous n’avons cessé de l’écrire : tout se joue ici sur cette ligne profane et étrange à la fois.
D’emblée la Vestale est tue, ou tuée, emmurée vivante : un temple s’érigera au lieu de sa tombe. Le centre est un simple point géométrique, il cesse d’être enracinement : il est devenu point de repère ! Muet.  On a inventé la démocratie en même temps que la géométrie et ce ne saurait être un hasard. Le foyer n’est plus le point de rencontre improbable d’espaces différenciés, hétérogènes ; il devient le repère abstrait à équidistance d’une infinités de points. Le foyer se fait forum, qui invente l’intérêt général, où nul, si riche ou puissant soit-il, ne peut prendre le pas sur l’autre.
Rhéa Silvia elle aussi porte la forêt en elle, non plus le sauvage qu’il faut craindre mais l’autre qu’il faut accueillir. Le bois d’asile est le grand redresseur logique qui de l’hostis fera l’hospitis : qui que tu sois, viens et tu seras romain. Ce que dit la boite noire enfouie, ce que tait la vierge muette c’est cette métamorphose qui ouvre toutes les frontières, tait les différences, inclut le tiers et, finalement, tente de barrer l’impossible question de l’identité ou des racines.

Les quatre leçons de l’hospitalité

Ceci dit la première grande leçon que la femme offre à la gouvernance : la boite noire est vide ! Il y avait peut-être quelque chose dedans mais sitôt qu’on l’ouvre, plus rien n’est visible. Jeu d’ombre et de lumière, parce qu’il n’est pas de lumière qui ne projette quelque part de l’ombre ; qu’en même temps l’ombre est ceci même qui rend visible car enfin qu’eût été l’astrologie de Thalès sans le puits où il tomba. Rome ne cherche pas tant à projeter de la lumière, de la raison, du sens qu’à s’accommoder de ce réel qu’elle ne cherche même pas vraiment à penser. Rome sait que la pensée que l’on présentera ne sera jamais qu’un autre déplacement, une autre sublimation, l’invention d’un autre espace où représenter conflits, mimétisme et concurrence. La science n’est peut être que la représentation, certes moins douloureuse de nos conflits, mais néanmoins aussi mortifère : non Rome prend le partie du réel, de l’objet, brut, qu’elle enfouit et tait.
Ceci est la seconde leçon que la femme offre à la gouvernance : les bords sont tellement flous, les frontières si poreuses qu’il ne sert de rien de vouloir clore, enfermer ou même seulement cerner. Que tout ordre se paie de désordre et que la connaissance même se paie en terme d’entropie, d’épuisement et d’ignorance. Que l’ordre que fera prévaloir le pouvoir va se payer ici, immédiatement, d’une part d’ombre et de désordre. Que c’est l’ordre même qui est générateur du désordre.
Prendre le parti des choses, de la pierre brute et non des êtres, et encore moins de la représentation des choses. C’est la troisième leçon que la femme offre à la gouvernance. Qui dit à sa manière que le pouvoir s’arrête aux bords de la boîte enfouie et noire, qu’il s’arrête aux abords du foyer. Ce n’est certes pas un hasard si c’est Rome qui inventa le droit privé mais c’est insuffisant de le rappeler. Tout notre savoir (epistémè) se tient sur le surplomb de cette boite noire et la tait. Qui change de registre chaque fois, exclut, trace, analyse et croit projeter de la lumière quand il ne fait que séparer, opposer et prolonger par sa dialectique la vaine mais itérative logique du conflit. Sous le rai de lumière, tout bouge, tout change tout le temps mais pourtant revient au même l’invraisemblable répétition des cadavres. Ici, dans la boite noire, où rien ne semble bouger ni même être, repose la logique de l’incarnation. Ici Hestia et Hermès sont – encore – réunis ; c’est le point imaginaire, abstrait je ne sais, enfoui en tout cas, de l’incarnation, où rien ne semble plus bouger mais où, en réalité tout se noud, s’invente, se trouve. Ici, la vierge violée, la victime innocente mais en même temps le refus de sa traduction violente. Hestia est d’implication pas d’explication ; elle n’analyse pas mais relie ; elle incarne ce point qui ressemble pourtant tellement au réel où tout s’enchevêtre. Elle est le moment d’avant le sacré, le sillon et les armes. Tel un trou noir, elle absorbe toute la lumière et n’en renvoie aucune. Elle gagne à tout coup.
Ce grand dilemme et c’est l’ultime leçon que la femme offre à la gouvernance, reste qu’en jouant la flèche simple de l’hospitalité qui pourtant l’épuise, Rome l’aura emporté sur Athènes comme sur Jérusalem en les intégrant en les mélangeant s’offrant du coup à la fois la géométrie, la physique et l’histoire ; Rome aura fait le pari de ce que la raison expulse, de la porosité et de la fuite. Rome a gagné de tout inclure et ne rien exclure ; de ne jamais telle Véturie poser la question de l’identité, et de se refuser à l’analyse. Rome gagne toujours même quand elle succombe et nous n’avons pas même compris encore qu’en digne héritier de cette logique des pierres nous avons à inventer le lien, le nœud, le flou et le fractal. Nous rêvons d’un réel qui ne serait que rationnel, oublieux de la part d’ombre projetée par la lumière de notre raison triomphante. Kant le savait, lui : ce noumène dont il nous avait interdit l’accès, nous l’avons pourtant là, devant nous, en dessous, dans cette boite noire où git le cadavre de Rhéa Silvia. Nous avons à réapprendre la logique féminine du flou, du poreux et de l’en soi, brut, épais et noir.
Rome le sentait qui en enfouit le mystère ; Molière le raconta ; Mozart le chanta. Nos histoires, nos crises se terminent toujours par un festin de pierre : celui où, pour mieux dénouer nos crises mimétiques les plus intenses, nous ouvrons nos frontières, nos portes et déposons en hôtes absolus, nos offrandes au pieds des statues des héros et des dieux. Nous avons à réinventer la science des pierres où Caillois s’essaya ; à enchanter la gouvernance des pierres : le lectisterne. Au summum de ses crises, Rome invite les dieux et ne distingue plus d’entre l’ami ou l’ennemi. Festin de pierre ? festin des dieux ! A l’intersection exacte de la négation et de l’affirmation, de l’expulsion et de l’incarnation.
Comment ?
Je sais juste que le pouvoir dévore toujours les siens et, qu’à tout prendre, il est moins de violence dans les sciences et les arts que sur les terrains où croit se jouer le réel ; je sais seulement combien l’action à terme est l’inverse de l’action qui se croit éviter les passions et y succombe néanmoins au moment de la victoire ; je sais aujourd’hui qu’à changer de registre, à scruter le point insaisissable où se nouent toutes nos ambivalences et la complexité floue du réel, on peut s’offrir parfois la chance rare et fragile d’échapper un peu à la tragédie - quitte à le payer d’ombre.
Ce que cela veut dire je ne sais ; je ne suis ni gouvernant ni scientifique encore moins poète ! Je ne suis même pas femme !

 

Plutarque, Vies Parallèles, Romulus, 19, 5

M Serres, Rome Le livre des fondations, Grasset, Paris, 1983

Interview 1962 , ZDF