Elysées 2012

Détestable

Libération n'a pas difficulté à repérer que les dernières déclarations de Guéant selon quoi toutes les civilisations ne se valent pas ne sont pas un dérapage isolées et ne sont d'ailleurs pas un dérapage du tout : elle confirment une stratégie entamée depuis longtemps que le discours de Grenoble de l'année dernière avait parfaitement illustrée : dans l'attente d'une déclaration de candidature que l'on dit désormais imminente, Guéant est chargé d'occuper le terrain de la droite extrême et de flatter l'électorat du FN dont on sait avoir besoin demain.

Rien de bien neuf ni de bien glorieux d'ailleurs.


Mais détestable trois fois

Un salmigondis conceptuel

Utiliser civilisation ne saurait être anodin : le contraire de civilisé c'est quand même barbare, non ? C'est, sans naïveté, mais avec une perversité consommée et patiemment distillée, confondre valeur, culture, politique ...

Tout ceci n'est évidemment pas sans rappeler le choc des civilisations qui vise ni plus ni moins qu'à alerter sur le déclin d'un occident menacé par l'islam notamment. Que, pour des raisons manifestement politiques et stratégiques, on employa aisément, sans craindre nulle simplification abusive, dans cette étonnante période de l'après 11 septembre, où il fallait bien fustiger la barbarie terroriste et partir en croisade contre l'empire du mal.

C'est que les termes employés ne sont pas neutres, ne sauraient l'être et renvoient, outre leurs extensions initiales, aux débats qu'ils suscitent à un moment donné, à leurs implications politiques, idéologiques qu'on ne saurait, sans malhonnêteté, occulter.

Utiliser de tels termes c'est au fond :

- oublier que toute culture tend spontanément à se définir moins par ce qu'elle est que par ce qu'elle rejette , ce que Levi_Strauss avait parfaitement montré. Qu'en la sorte, presque mécaniquement, utiliser de tels termes, implique une hiérarchie plus ou moins fine entre soi et les autres, une fois précisé cet incontournable implicite que sa civilisation se situe évidemment au sommet. Sous civilisation, se terre invariablement l'ethnocentrisme. Et, tout ce qui, en son temps, avait justifié la politique coloniale de la France. Relire à ce titre le débat de 1885 qui opposa Clemenceau à Ferry, où le premier n'est pas d'une honnêteté à toute épreuve en ceci qu'il visait plus à renverser le cabinet Ferry pour sa politique coloniale qu'à véritablement se soucier des peuples conquis, mais où le débat pose la question cruciale : les droits que se donnent les peuples supérieurs sur les inférieurs, ne fût-ce que celui de les éduquer, versus la tradition républicaine depuis 89 qui se refuse à toute politique de conquête. 1 Au même titre qu'un Jaurès a pu dire que le capitalisme portait la guerre comme la nuée, l'orage, on pourrait écrire que poser la question en terme de civilisation suppose sinon la guerre, au moins la dénégation et la hiérarchisation.

- confondre culture et civilisation, quand même le terme culture ne soit pas non plus d'une précision à toute épreuve. Le terme qui regroupe a priori des ensembles plus restreints que le terme civilisation, n'échappe évidemment pas à la question de ce qui fonde les diversités culturelles que d'aucuns cherchent dans la nature d'autres dans l'histoire, la langue, les moeurs, l'idéologie etc. Outre, et en ceci F Héritier a parfaitement raison, qu'il s'agit ici de proférer des affirmations en toute méconnaissance des acquis scientifiques de l'anthropologie - ce que personne n'oserait faire s'il était question de sciences dures - on remarquera surtout qu'il s'agit ici, derechef, de naturaliser un phénomène culturel et donc de le rendre incontournable. Le manichéisme n'est jamais loin dans ces cas-là - le barbare c'est celui qui croit à la barbarie, disait Levi-Strauss - qui a l'immense avantage de présenter une alternative apparemment simple où l'indécision est impossible. C'est jouer à fond sur le réflexe identitaire, d'autant plus violent que cette identité invariablement se sent menacée ; jouer sur les racines. Derrière ce jeu demeure la grande angoisse de la décadence d'un occident qui au faîte de sa puissance se sent désormais en perte de vitesse et tente de recouvrer cette hégémonie perdue qui fonda le sentiment de sa supériorité.

- confondre religion et civilisation comme si celles-là avaient jamais été l'unique fondement des spécificités culturelles ou eussent jamais empêché les conflits. Tant l'histoire de l'Europe que celle du monde islamique démontrent que les religions ne furent jamais des ferments d'unités - bien au contraire - non plus que d'homogénéisation des comportements, des moeurs. Mais jouer comme on le fait ici sur les valeurs universelles que peuvent être par exemple l'égalité homme/femme ou l'aspiration à la liberté et donc le refus de toute tyrannie, c'est à la fois oublier qu'aucune culture n'est exempte d'inégalités, que même on peut sans grande crainte de se tromper, affirmer que l'inégalité homme/femme aura bien été dans presque toutes les cultures, un des pôles autour de quoi les sociétés humaines se structurèrent ; mais oublier aussi que si l'occident, et en particulier la France, a cru formuler dans les idéaux républicains de 89, des valeurs universelles avec les droits de l'homme, ces idéaux ne sont pas si universels que cela qui apparaissent pour beaucoup comme des armes de l'occident contre les autres cultures ; mais c'est oublier enfin que ce n'est qu'offrir aux opinions publiques des valeurs apparemment simples à quoi chacun peut adhérer qui en réalité confortent des stratégies hégémoniques indéniables. Il n'est qu'à se souvenir comment, immédiatement après l'entrée des troupes américaines à Badgad en 2003, un Woolsey aura pu justifier la guerre comme une arme de civilisation contre les nations rétives à la démocratie et la liberté.

Un retour au nationalisme exacerbé

C'est bien au fond toute la contradiction, d'où la droite ne peut sortir et qui la fait désormais si souvent flirter avec l'extrême droite : comment concilier la réalité d'un capitalisme qui exige la libre circulation, l'ouverture des frontières, que la mondialisation incarne parfaitement, avec les valeurs nationales du peuple, de la patrie et des valeurs de l'occident. Assurément, le profond bouleversement économique et géopolitique qui voit désormais se placer aux toutes premières places des grands ensembles comme la Chine, l'Inde ou le Brésil, remet en question l'hégémonie multi-séculaire de cet ensemble flou qu'on appelle l'Occident. Un occident qui à plusieurs égards réagit désormais avec le complexe de la forteresse assiégée et se cherche les truchements lui permettant de demeurer à sa lace - la première.

Et pour ceci fait flèche de tout bois. N'allons pas chercher plus loin cette référence marquée incessamment aux valeurs et notamment aux valeurs religieuses, aux sources chrétiennes de l'Occident etc. Assurément l'ennemi ce n'est plus l'anglais ou l'allemand mais bien l'arabe ! le chinois etc.

Or, le nationalisme - l'histoire récente de l'europe l'aura montré - c'est la guerre ! Et avec celle-ci, le désastre. Il faut relire, pour ne jamais l'oublier, ce qu'ici et là, on peut écrire et soupeser à propos du déclin de l'occident. Il faut scruter l'envol des faucons, qui sont nombreux, et ne se contentent plus de répéter ça et là que les conflits se seraient déplacés sur le terrain de l'économie et de la finance ; il faut se souvenir que depuis la fin de la guerre froide, la guerre n'est plus aussi terrifiante et combien d'aucuns s'y résolvent avec une gaieté qui fait froid dans le dos ; il faut simplement rappeler combien les guerres depuis 89 se sont succédé à un rythme effrayant.

Un relent de racisme en tout cas de xénophobie

Il faut être sourd pour ne pas voir derrière une telle offensive un front anti-islam mais plus profondément encore quand on écoute bien les refrains sombrement racistes d'un occident prompt à défendre la race blanche.

C'est être foncièrement malhonnête que de fustiger le relativisme : les acquis de l'anthropologie ne consistèrent jamais à affirmer que tout se valait mais que les cultures se devaient comprendre à partir d'elles-mêmes, d'après leurs propres structures et non par comparaison entre elles qui suppose toujours une supériorité proclamée de celui qui compare. Qu'il y a des structures élémentaires à partir de quoi pouvaient se comprendre et analyser des cultures mais qu'en tout état de cause celles-ci étaient des constructions historiques qu'il serait dangereux et malhonnête de vouloir figer, essentialiser.

Au bilan

Que de tels propos qui ne sont pas un dérapage mais prennent tout leur sens dès lors qu'on les rapproche du discours de Dakar sur l'homme africain, celui de Grenoble l'année dernière, traduisent le glissement très droitier de Sarkozy et annoncent les accents de sa future campagne ne saurait faire doute.

Quand l'affirmation des valeurs s'accompagne ainsi de la dénonciation de l'autre présenté comme une menace ; que l'appel au peuple se focalise ainsi sur l'étranger, et quelques autres bouc émissaires, cela ne peut pas ne pas faire penser effectivement à des stratégies qu'on aurait aimé croire dépassées. Le nazisme ne fit effectivement pas autre chose. La pente est dangereuse.

M Guéant eût manifestement fait un préfet vichyste tout à fait présentable et se révèle le digne héritier d'un Bousquet de sinistre mémoire.

La presse en la matière n'aura pas toujours été exempte sinon de sottise ou de lâcheté : se demander ainsi si le député n'avait pas été excessif de faire ainsi référence au nazisme, s'étonner ainsi qu'il se refusât à présenter quelque excuse que ce soit a quelque chose de risible et de sinistre.

Aurait-il fallu en son temps que nos politiques tempérassent leur opposition à Hitler sous le prétexte que leurs propos ne fussent pas politiquement corrects ?

Lamentable ! Triste ! Inquiétant !

 

 

 


1) il est d'ailleurs assez révélateur que les deux gouvernements de J Ferry ( I et II ) soient tombés sur la politique coloniale quand même, d'ailleurs, son renversement n'empêcha pas la poursuite de celle-ci. Tout aussi révélateur que l'opposition à la politique coloniale fut surtout à droite motivée par le refus de soustraire l'essentiel de l'effort national à la lutte contre l'allemagne et qu'à gauche, on avança surtout l'effort humaniste. Ce n'est que plus tard que les positions s'inverseront, avec une droite résolument colonialiste et une gauche farouchement opposée.