Palimpsestes

Présidentielles 2012
ITV F Héritier

" M. Guéant est relativiste "


Les propos du ministre de l'intérieur sur la hiérarchie des civilisations font polémique et sèment la confusion.Une grande anthropologue éclaire le débat et défait les préjugés

 

Anthropologue, professeur honoraire au Collège de France, où elle a dirigé le Laboratoire d'anthropologie sociale, Françoise Héritier a notamment publié " L'Exercice de la parenté " (Gallimard/Seuil, 1982), " Deux soeurs et leur mère " (éd.Odile Jacob, 1995) et " Masculin/Féminin I. La Pensée de la différence " (éd. Odile Jacob, 1996), " Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie " (éd. Odile Jacob, 2002). Ancienne directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et présidente du Conseil national du sida, elle vient de publier " Le Sel de la vie " (éd.Odile Jacob, 92 p., 6,90 euros).

Que pensez-vous des propos du ministre de l'intérieur, Claude Guéant, qui a affirmé que " toutes les cultures ne se valent pas " et qu'" il y a des civilisations que nous préférons " ?

Je ne sais pas s'il faut y voir une marque d'opportunisme politique en toute connaissance de cause ou s'il s'agit de l'expression de l'ignorance : calcul ou méconnaissance ordinaire de divers savoirs ou même du sens des mots ? Ce qu'il convient de dire en premier, c'est que ces certitudes, fondées sur des émotions, ce " bon sens " partagé pour affirmer que les autres ne sont pas comme nous et nous sont inférieurs, proviennent d'un réflexe psychosocial partagé par toute l'humanité. Ce réflexe peut jouer sur de bien courtes distances : une femme d'une commune du sud de la Bretagne me parlait ainsi souvent des habitants de la commune d'à-côté comme de ces " sauvages " qui ne mangent pas comme nous.

 

Pourquoi cette séparation entre la culture et la barbarie est-elle universellement partagée ?

Ethnologues, géographes, linguistes, historiens savent que, en règle générale, le nom sous lequel se désigne une population définie par une culture signifie " Nous, les humains ". Les autres, autour, au loin, sont des " barbares " (littéralement " ceux qui ne parlent pas comme nous ") ou des " sauvages ", lorsqu'ils sont encore plus éloignés. Les autres, ces étrangers, ces barbares, sont assimilés au monde animal sous son aspect le plus informe ou le plus repoussant : poux, rats, insectes, vermine. Chaque société éduque ses enfants dans un rapport de confiance envers les proches (c'est-à-dire essentiellement les consanguins) doublé de méfiance envers les autres, les non-consanguins. Seule la raison analytique permet de comprendre, de canaliser, de maîtriser ces émotions primaires fondées sur la prééminence du " même ", du familier, du coutumier, par rapport au " différent ", à l'inconnu, à l'inopiné...

 

Que faut-il entendre par " culture " et par " civilisation " ?

Le terme " civilisation " est un fourre-tout très vaste. Les civilisations sont de grands ensembles à longue portée historique où se reconnaissent au long cours des schèmes de pensée et des manières d'être, d'agir, de se représenter le monde identifiables selon de nombreux critères : grands groupes linguistiques, vêtements, habitats, mais aussi religions et cultes, systèmes politiques et artistiques. On a pu ainsi identifier de grandes civilisations, préhistoriques ou historiques : chinoise, hindoue, grecque, méso-américaine, judéo-chrétienne, bantoue, etc. De grands traits caractéristiques peuvent être catalogués et il est difficile par exemple de confondre un objet d'origine maya et un objet d'origine chinoise ou africaine.

 

Le terme de " culture " est-il aussi difficilement définissable ?

Oui. Il renvoie également à un ensemble de traits associés selon des combinaisons variées et qui définissent des groupes sociaux de plus petite taille relativement autonomes, vivant dans une même aire, parlant une langue ou des dialectes mutuellement compréhensibles, adoptant de mêmes usages politiques et comportementaux, partageant un fonds symbolique commun. Ainsi, les sociétés samo, mossi et dogon sur lesquelles j'ai travaillé appartiennent, chacune avec ses inflexions propres, à la civilisation commune de l'Afrique ouest-occidentale, fondée sur l'agriculture du millet et du sorgho, dont elles sont à chaque fois un visage ou une déclinaison.

M. Guéant confond les deux termes et je ne sais trop s'il entend parler de " civilisations " ou de " cultures ", ou même simplement d'usages particuliers ou de singularités comportementales. Mais ce ne sont pas tant cette ignorance et cette méprise qui choquent que la méconnaissance totale de ce que les sciences sociales ont apporté depuis une centaine d'années. Le ministre pense que son bon sens d'être humain et de Français ordinaire est suffisant pour porter un jugement définitif dans des domaines de connaissance qui lui échappent. Ici, le " ressenti ", pour utiliser un terme à la mode, serait suffisant pour juger, de même que le fait de faire partie soi-même de l'objet d'étude. Sur des questions qui relèvent de la connaissance de la terre et de l'univers, il ne se le permettrait pas.

 

Mais les jugements de valeurs doivent-ils être scientifiquement fondés ? Après tout, c'est bien Claude Lévi-Strauss qui, dès Tristes tropiques(1955), reconnaissait lui-même n'avoir pas " accroché " avec l'islam ?

Non. Les jugements de valeur, puisqu'ils sont justement " de valeur ", ne sont jamais scientifiquement fondés. Il faut donc faire la distinction entre la réalité descriptible et la façon émotionnelle avec laquelle nous appréhendons le monde extérieur. Et être capable de faire la différence entre le côté affectif de nos préférences et ce que nous enseignent la connaissance et la raison critique. Lévi-Strauss disait en effet que personne n'est obligé d'aimer tout le monde. Encore heureux ! C'est vrai pour les individus que l'on côtoie, ce peut être vrai pour des cultures où l'on se sent plus ou moins à l'aise, par manque de familiarité et d'observation. Encore faut-il ne pas user de ces émotions pour justifier la mise à l'écart, le mépris et la disqualification des autres.

 

" Contrairement à ce que dit l'idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas ", a déclaré le ministre de l'intérieur. Qu'est-ce que le relativisme ?

En fait, aussi curieux qu'il y paraisse, M. Guéant est relativiste. Le relativisme ne consiste pas à croire que tout se vaut ni à s'abriter derrière l'argument culturaliste du respect de la différence des coutumes, mais à poser en pétition de principe que toutes les cultures sont des blocs autonomes, irréductibles les uns aux autres, si radicalement différents qu'ils ne peuvent pas être comparés entre eux, d'autant qu'une hiérarchie implicite affirme que le bloc auquel on appartient est supérieur en tous points aux autres. C'est ce qu'il fait.

 

Est-il illégitime de préférer des sociétés qui, à une période donnée de leur histoire, accordent plus de droits aux femmes que d'autres ?

Non, bien sûr. Mais on oublie, en parant notre " civilisation culture " de toutes les vertus, que la domination masculine qui découle de ce que j'ai appelé la valence différentielle des sexes est universellement partagée. Forgée au cours de la préhistoire, l'idée que les femmes doivent faire des enfants, et surtout des fils pour perpétuer l'espèce, persiste. Les femmes sont cantonnées à leur fonction reproductrice et domestique. La hiérarchie entre les sexes est au fondement de toute hiérarchie. Et ce n'est pas un hasard si, parmi les premières mesures que les islamistes ont prises après leurs victoires issues du " printemps arabe ", certaines concernaient la restriction des droits des femmes.

Mais on ne devrait pas oublier que l'inégalité homme-femme est si structurante qu'elle est encore tenace en Occident. Elle est moins visible, moins brutale. M. Guéant a voulu prendre cet exemple pour susciter une approbation générale. Il ne se doutait pas néanmoins qu'il lui aurait été extrêmement difficile de trouver un autre exemple de portée aussi universelle que celui-là, parce que c'est celui sur lequel ont été fondées les sociétés, c'est-à-dire par l'échange et le contrôle des femmes. Il a pris en quelque sorte à rebours appui sur le seul trait universel (avec la prohibition de l'inceste) de toute l'humanité pour rejeter un relativisme de pensée, dont lui-même fait preuve.

 

Du discours de Dakar (2007) selon lequel " l'homme africain " ne serait " pas assez entré dans l'histoire " jusqu'aux propos de M. Guéant sur les civilisations, y a-t-il selon vous une cohérence idéologique du sarkozysme ?

Hélas oui. Dire que l'homme africain n'est pas entré dans l'histoire, c'est essentialiser quelque chose qui n'existe que dans la diversité des cultures. Il n'y a pas " l'homme africain ", mais des hommes africains. Les sociétés africaines ont un passé comme un avenir ! Les figer, comme si, de toute éternité, elles devaient vivre dans un présent absolu, est stupide et fallacieux.

De même, la volonté de hiérarchiser les " civilisations " ou " cultures ", la nôtre étant considérée comme le point d'aboutissement absolu, est une idée non seulement déplacée mais dangereuse. Cela me peine de le dire, mais j'aurais préféré que des hommes politiques français de ce rang ne profèrent pas de telles énormités, qui entretiennent le racisme.

Propos recueillis par Nicolas Truong