palimpsesteConsidérations morales

Autopsie

Préambule 2 / Problèmes 3 / Fondations Livre 1 : Sur la ligne

 

L'objectif n'est pas de comprendre comment les impératifs moraux s'imposent à nous ni non plus véritablement comment ils s'adaptent aux fluctuations de la réalité sociale : ceci est l'objet de la sociologie ; n'est pas de repérer comment et pourquoi l'individu se soumet ou esquive les impératifs moraux - ce qui est l'objet de la psychologie sociale ; n'est pas à l'instar de Nietzsche, de tenter une généalogie et de scruter quelle maligne ou faible intention se cache derrière le sentiment moral non plus que d'en faire une psychanalyse.

Partant de l'idée simple qu'il n'est pas d'acte sans évaluation implicite, nous cherchons simplement à traquer l'instant même de la fondation non tant pour en souligner le non-dit que pour en excaver le principe. Dire le bien, prescrire le comportement acceptable revient toujours à énoncer l'interdit. C'est cela, qu'à l'origine l'on enterre, que nous cherchons à exhumer.

Où le parcours ressemblera à s'y méprendre à une autopsie ....

L'autopsie - α υ ̓ τ ο ψ ι α , voir de ses propre yeux - avant de désigner en registre médical ou médico-légal, le fait de disséquer un cadavre pour tenter de comprendre les causes de sa mort, renvoyait chez les grecs à cette démarche mystique qui permettait de contempler les dieux et de participer à leur puissance. Ce commerce intime avec les dieux, qui participait d'une longue préparation, devait permettre d'approcher les mystères divins . 1

Ce ne saurait être tout à fait un hasard si tous les instants de fondations se jouent ainsi toujours sur une rencontre avec le sacré et donc sur le traçage d'une ligne de partage d'entre le profane et le sacré. Celui qui fonde aura approché d'au plus intime l'autre bord de la ligne - ou s'y tient, juché, dans un équilibre aussi dangereux qu'enthousiasmant ....

Il n'est pas de système sans principes ; sans axiomes : autant dire qu'il n'est pas de théorie ou de pratique qui ne mette hors jeu, au delà ou en deçà, ce qu'elle nommera axiome ou principe que, pourtant, paradoxalement, elle voudra incarner, inscrire, appliquer. Celui qui se tient sur la ligne tient les deux bouts, relie les deux mondes ; participe à la fois de l'un et de l'autre. Rien n'est plus révélateur de cela que, dans les religions révélées, cette double tentation d'insister à la fois sur la part de connaissances offertes, mais de mystères maintenus, qui fera s'originer à la même source, sur cette même ligne, ésotérisme et orthodoxie.

Nul n'est plus emblématique à cet égard que Moïse qui, en même temps, transmet la Parole mais demeure interdit d'entrée en Terre Promise ! Qui, en même temps transmet la Parole qui en appelle au renoncement de la violence mais en même temps est condamné à faire le tri - violent - d'entre les contempteurs du Veau d'or et les fidèles. Sans doute n'est-il pas d'ombre sans lumière ; non plus donc de lumière sans ombre. Celle, portée par le puit où il tomba, donna le monde à voir pour Thalès ; sans pour autant effacer l'insigne maladresse où la tradition, à la suite de Platon, se plut à le réduire !

C'est bien cette part d'ombre qu'il faut scruter, sans espérer y pouvoir jamais projeter quelque lumière ! Cet équilibre sur la ligne qu'il faut scruter. Cette incertitude avant, juste avant la fondation.

Sur cette ligne sinon un choix, au moins une alternative : tomber d'un côté, du côté de l'ombre, du mystère et du sacré ; tomber du côté de la lumière, de la connaissance, du profane. Demeurer sur la ligne, c'est être à ce moment si particulier, juste avant la scission ; juste avant le tri ; juste avant l'ordre. Moment curieux qui peut dire en même temps destruction et fondation, qui est précisément à l'intersection de l'être et du néant ... en tout cas de la confusion extrême.

Moment que l'on retrouve en politique, par exemple, durant les journées révolutionnaires de Septembre :

Ce prix c'est celui si coûteux qu'il y a à fréquenter cette bordure politique du sacré. L'effroi, le dégoût, la terreur et l'enthousiasme sont les émotions qui signent l'expérience de cette bordure, là où la révolution et ses acteurs peuvent sombrer dans le néant, là où la violence faite au corps de l'ennemi a partie liée avec une vengeance fondatrice et la souveraineté populaire.

Les conventionnels ont voulu protéger le peuple de la brûlure du geste sacré en la concentrant dans la Convention, ses comités et le tribunal révolutionnaire. Mais nul n'est vraiment à l'abri d'une transaction sacrée où la fondation des valeurs exige la mort des hommes, où il faut s'engager corps et âme, où chacun peut périr d'effroi ou être gagné par le dégoût. Là est à notre sens le prix oublié de la Révolution , le prix enfoui de la terreur, prix indissolublement éthique et politique. (Wahnich) *

Moment que l'on retrouve avec l'épisode du veau d'or mais aussi de la tour de Babel.

Moment logique, mais en réalité ontologique, que celui où, le principe, descendant dans l'arène, bouscule tout et manque à chaque fois de faire basculer dans la confusion la plus totale.

Moment moral puisque, selon que l'on tombe de ce côté-ci ou là de la ligne, on aura violence extrême ou ordre pur. Décidément rien ne ressemble plus à la fondation que la destruction ; à l'ordre que le désordre ....

Et c'est bien pour cela qu'il faut partir de l'instant des fondations. Et qu'il faut parler de crise.

De la crise

Κρίσις : tel qu'il est utilisé aujourd'hui le terme désigne la dégradation d'une situation, un état de pénurie, une tension qui s'aggrave ou une situation de déséquilibre.

On est assez loin finalement du sens étymologique : Κρίσις désigne en fait :

- la faculté de distinguer ou de séparer

- l'action de séparer d'où la contestation

- l'action de décider, d'où lutte et jugement mais aussi ce qui décide de quelque chose c'est-à-dire issue, dénouement, résultat

Le radical Κρί désigne précisément le choix, le tri. Ce qui pourrait sembler ironique tant l'usage moderne du terme crise évoque plutôt ce que l'on subit plutôt que ce que l'on choisirait. En réalité, tout en grec comme en latin, se joue dans le passage de cet objet concret qu'est le sas ou le tamis à la faculté -sensible puis intellectuelle- de discerner. L'acte suprême de la volonté n'est-il pas, sur la foi des données de la raison, de juger c'est-à-dire de discerner entre le faux que l'on récuse et le vrai que l'on adopte ?

C'est le même radical qui donnera κρινω séparer distinguer mais aussi décider (on en retrouve la connotation dans le verbe trancher) d'où κριτηριον le critère et κριτησ le juge et le critique.

La crise c'est finalement un moment où les choses se dénouent, où ce qui était confus, indécis, subitement devient clair. Discernable. La crise c'est toujours un peu ce que l'on aurait dû prévoir et qui ne devient pourtant évident, qu'après coup. Elle est le déterminé pur, et néanmoins l'indéterminable.

La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire » mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point 2.

La crise fait indéniablement penser à la théorie des petites perceptions de Leibniz : ce que nous voyons et entendons est fait de ce que nous ne ne percevons pas distinctement mais qui est néanmoins perçu. Autrement dit, la nature ne connaît pas de rupture, ne fait pas de bond ; autrement dit encore, la mutation, la rupture, le déséquilibre ne sont jamais que la résultante de forces accumulées. Sous la discontinuité, le continu.

La crise n'est jamais alors que la résultante brusquement visible d'une conjonction de phénomènes depuis longtemps à l'oeuvre. Ce qui fait d'elle effectivement ce qu'on aurait du pouvoir anticiper et qui nonobstant surprend toujours.

De ce point de vue elle est passage, d'un état à un autre ; d'un registre à un autre. Subitement la corde rompt, le vase déborde ; mais celle-là seulement sous le coup de forces accumulées, celui-ci uniquement par le truchement des gouttes accumulées. La crise rend visible ce qui ne l'était pas.

Déséquilibre sans doute, mais de longtemps commencé ! Dégradation, peut-être : elle est violence continuée.

Mais la crise est aussi sas, tamis : ce qui sépare ! et permet donc de discerner à défaut de cerner. On peut en avoir une lecture dialectique et considérer avec Marx par exemple que la crise n'est pas une exception du système mais son mode même de fonctionnement et de développement. Une logique de la discontinuité et du conflit, en tout cas du rapport de forces où les contradictions internes d'un système se révèlent ; où sa difficulté grandissante à se reproduire se manifeste ; où l'entropie semble l'emporter. On peut en avoir aussi une lecture non-dialectique, à la Girard par exemple, qui y verrait plutôt la montée aux extrêmes d'une violence mimétique aux conséquences dès lors incontrôlées.

Au même titre que dans les sciences où les phases de ruptures épistémologiques représentent de fabuleuses occasions de tout reprendre à zéro, de repenser autrement le problème et d'avancer là où l'on croyait reculer, on pourrait effectivement considérer que la crise est ce qui nous fait avancer vers un nouvel ordre mondial. Mais c'est encore une approche dialectique. Toutefois, on peut aussi se souvenir avec E Morin que c'est au moments les plus désespérés, les plus graves que surgissent les issues les plus improbables.

C'est que la crise est bien un mouvement où subitement la décision se fait, se prend : la crise est croisée ! Et si l'on devait prendre le registre médical - où la crise a pris une signification centrale - il faut bien admettre que la résolution de la crise ne permet jamais de revenir à l'état antérieur. La biologie nous a appris que le vivant ne revient jamais en arrière, ne reproduit jamais le statu quo ante mais, au contraire, invente toujours après une crise, une nouvelle organisation, un nouvel équilibre tenant compte de la nouvelle donne.

C'est en ce sens que l'on peut dire, après une crise et pour peu qu'elle soit profonde, c'est-à-dire engage effectivement notre rapport au monde, que plus rien ne sera comme avant. En histoire c'est bien ce qui se passe avec des événements fondateurs comme la Révolution de 89 qui achève le XVIIIe, ou la guerre de 14/18 qui termine le XIXe - pour ne citer que des événements politiques ; mais c'est aussi ce qu'on pourrait avancer avec la quasi disparition de la paysannerie qui achève la révolution néolithique. Comme souvent, les crises profondes sont muettes, et lentes, qui ne se traduisent pas par un événement spectaculaire, montrable, médiatisable, mais engagent sur un temps plus long, l'ensemble des rapports humains, sociaux...

 

Toute morale relève ainsi deux fois de la crise

D'abord parce qu'elle révèle ce qui était caché ; ensuite parce qu'elle est tri, choix ; sas. Et cette crise, est la condition de possibilité du jugement.

Penser la morale c'est tenter de penser ce moment et donc partir de cet instant qui précède immédiatement la crise. S'il fallait prendre une métaphore c'est bien celle du big bang qu'il faudrait prendre, sachant bien qu'à l'instar de l'ère de Planck, nous butterons invariablement sur un moment au-delà duquel nous ne parviendrons pas à remonter.

Bien entendu on pourra toujours reprocher à une telle démarche de vouloir s'économiser toute perspective historique, sociologique voire psychologique et l'on aurait raison si cette analyse demeurait isolée ; or, nous chercherons bien à la doubler, par le bas, avions-nous écrit, par l'analyse même des discours portés sur nos pratiques. Cette démarche a un objectif finalement assez simple : dessiner un paysage, un parcours ; repérer une distribution ; cerner des réseaux. Voudra-t-on dire que de toute morale nous chercherions les structures élémentaires ? oui, pourquoi pas, une fois précisé que, effectivement, toute morale est structurée comme un langage et qu'ainsi toute signification ne peut procéder que d'une différenciation préalable.

C'est ce moment de crise, de différenciation et donc de fondation que nous analyserons.

Au delà, confusion, mélange, incertitude ou indécision : comment s'étonner alors d'assister à des crises mimétiques ou le géméllaire domine ? En deça, ordre procédant par distinction et donc par concept. Au delà, mystère ; en deça, initiation. On peut tenir ces moments pour particulièrement précieux qui disent l'impérieuse nécessité de la distinction, l'incroyable danger de l'indistinction.

Ce qui relie invariablement ces moments, outre la crise mimétique, c'est - sans qu'on puisse en être vritablement surpris - la thématique de la sortie : expulsion du paradis ; sortie d’Egypte; sortie de la forêt- Romulus). Mais, en même temps, ce qui, toujours traduit la sortie de crise, c'est un cadavre !

Où l'on en revient à l'autopsie !

Celui qui fonde, inaugure, est celui qui à la fois parle et se tait : celui qui dit et prescrit mais tait en même temps la part de mystère qui garantit sa prééminence.

Rien ne serait plus faux que d'imaginer qu'une morale ne fût qu'un corps de prescriptions dont on n'eût à préciser que la cohérence interne et à vérifier que l'applicabilité : vrai sans doute pour une déontologie mais faux décidément pour une morale.

La ligne ici touche de beaucoup trop près le sacré pour qu'on puisse se contenter d'un simple relevé pragmatique : aux confins de la théologie et de l'anthropologie, au lieu même où la métaphysique a un sens, ici, précisément où se joue notre rapport au monde et donc aussi au sacré ... la morale des fondations

Livre I : Sur la ligne des fondations


1) la 4e édition du dictionnaire de l'Académie donnait encore cette définition :

Contemplation. On désignoit par ce terme la cérémonie la plus auguste des anciens mystères, par laquelle les Initiés se flattoient d'être admis à contempler la Divinité.

les suivantes privilégient l'acception médicale.

2) Gaston Bachelard La formation de l'esprit scientifique

3) Le terme « Mystères » dérive du latin mysterium, lui-même dérivant du grec μυστήριον, mystếrion (généralement au pluriel μυστήρια, mystếria ), qui dans ce contexte signifie « rite secret », « doctrine secrète ». Un individu suivant un Mystère est un mystes, du grec μύστης (mýstês), un « initié », du verbe μύω (mýô), « clore », une référence au secret de ces cultes ou au fait que seuls les initiés sont autorisés à observer et participer aux rituels. Les mots grecs relatifs au « mysticisme » viennent du verbe μυέω (muéô), qui signifie « initier ». Ce radical a donné de nombreux termes grecs dont beaucoup sont passés en français, dont l'adjectif « mystique » (μυστικός, mustikos), les mots mystère, mystagogie…