palimpsesteConsidérations morales

 

Préambule Livre 1 : Sur la ligne Sortir Partager

2) Fonder c'est sortir

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b) aux confins de l'être et de la pensée

Ce ne saurait être tout à fait un hasard que l'indistinction originelle participe à la fois de l'être et de la pensée. Il faut s'attarder quelques instants encore en ces instants inauguraux car ils traduisent quelque chose de décisif qui nous engage. Rien n'est, en effet, plus intéressant et fascinant, que cette ligne de partage qui à la fois réunit et sépare, que cette frontière qui participe à la fois des deux espaces que pourtant il distingue.

Les textes ne manquent pas qui narrent cette ligne au premier rang desquels, évidemment le texte de la Genèse :

Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres.
Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le premier jour. 1

L'hébreu dit tohu-bohu pour informe et vide : l'expression a traversé le temps. Avant même que n'apparaisse le dogme de la création ex nihilo - explicite seulement en 2 M 7, 28 - est suggérée ici plutôt la mise en forme d'une matière brute. L'acte créateur se fait en deux temps : position face à face de deux réalités différentes - mais peu distinctes - : le ciel et la terre - puis leur mise en évidence via la Lumière.

Ces deux temps, qui sont quasi-systématiquement, la marque de tout récit fondateur disent d'abord qu'il ne suffit pas que l'être soit pour être immédiatement concevable, visible. Il y faut la lumière. C'est elle qui fait l'objet de la création, pas les ténèbres. Que de ceci, Lumière désigne à la fois Dieu mais aussi la raison jusqu'à désigner le courant philosophique que l'on sait est évident ; que, d'un même mouvement, tous les termes qui désignent l'acte de pensée tournoient autour de la métaphore de la vision et de la clarté (évidence ; théorie etc) s'en déduit de même. Mais ce que l'on en peut déduire aussi c'est combien

Si le grec nomme le temps χρονοσ où il entend plutôt la durée, le latin en revanche tire tempus du grec τεμνω qui signifie couper, trancher, séparer voire mutiler. C'est que le latin entend plutôt le temps objectif, plutôt que la durée, celui qui se mesure et permet de mesurer. De ce même terme ainsi que de τεμενοσ il tirera aussi temple qui est d'abord l'espace circonscrit, tracé dans l'air par l'augure comme champ d'observation pour les augures. Voici qui éclaire et qui tient à deux choses :

- espace et temps ont décidément partie liée en cette ligne de fondation et il y a tout lieu de penser que la distinction originelle consiste précisément dans la séparation de l'espace et du temps ; qu'en même temps c'est bien le temps qui est premier et l'espace second.

- il n'est pas de lecture, de compréhension du monde sans distinction préalable sans cet acte par lequel on trace, même virtuellement, une ligne qui permet de séparer le dedans du dehors.

Il n'est pas tout à fait impossible que les deux versions encastrées du récit de la Genèse, où la tradition a repéré une version yahviste et sacerdotale, représentent précisément l'approche subjective et objective de ce temps de fondation. D'un côté, le récit, méthodique et ordonné des différentes étapes de la création du monde ; de l'autre , un récit qui commence quasiment par la création de l'homme et narre plutôt les rapports difficiles de l'homme avec Dieu et avec le monde. On peut ainsi y lire une représentation quasi technique de l'acte de création qui peut s'entendre indifféremment dans une perspective démiurgique ou créationniste, qu'importe ici, mais qui ressemble furieusement à la représentation aristotélicienne ultérieure des quatre causes : ce qui est, est une mise en forme d'une matière par un artisan en vue d'une finalité précise. L'artisan, on le sait, ne peut concevoir son objet sans s'être préalablement formé une représentation, une idée, de ce qu'il veut créer : la matière est en puissance, c'est la forme qui est actualisation ; la pensée qui est acte pur. Dès lors, il n'est pas étonnant que ce soit par la Parole que se crée le monde : le grand inaugurateur est celui qui, changeant de logiciel, fait glisser l'acte des mains à la parole, de l'être à la pensée ; celui qui fonde c'est d'abord celui qui parle, qui dit le vrai, le clair ou le juste. Le fondateur c'est celui qui éclaire et lit, qui rassemble autant qu'il distingue, qui se débarrasse des ténèbres et projette de la clarté où l'on ne pouvait ni voir ni penser ni réellement être.

Le temps est premier parce qu'il est séparation. Il l'est, une seconde fois parce qu'il est redondance. Celle-ci se devine dans tohu-bohu ; mais aussi dans le Que la lumière soit! Et la lumière fut ! Dire la séparation c'est bien d'un, faire deux ; mais dire deux c'est bien aussi affirmer la répétition d'une seconde occurrence. Comment dire ceci mieux qu'en afirmant qu'il n'est pas de multiplicité sans l'idée de nombre ; sans concept. Que c'est bien dans le repérage à l'intérieur d'une multiplicité, de la répétition du même, fût-il abstrait, qui me donne la possibilité d'appréhender ce qui est.

La fable des termites, telle que l'évoque M Serres à la fois dans Genèse et dans Rome permet de l'approcher : rien n'est moins pensable qu'une multiplicité où aucun standard ne serait repérable, ou existant. Dès lors une multiplicité non standard relève à proprement parler de l'irrationnel, du désordre ; de l'impensable. Penser revient à poser un x, un invariant, quelque chose comme un joker qui me permette de relier des objets à première vue étrangers et sans relation les uns avec les autres. Mais ce x est un doublet, une répétition puisque c'est lui précisément que l'on repère dans chaque élément de la multiplicité.

Que cette répétition soit le fait d'un coup de pouce du divin ou du seul aléatoire ne change pas grand chose à la question que nous nous posons ici : cette répétition, rare d'abord, a lieu de plus en plus ; toujours. Les termites posent leurs boules de glaises n'importe où, nul n'est besoin d'imaginer on ne sait quel projet préalable, il se trouve simplement qu'à un moment donné, inévitable parce que l'espace est fini où elles les posent, un termite finira bien par poser sa boule exactement au même endroit, de manière adjacente ou contiguë, qu'une précédente.

Première répétition ! Et voici naître le temps.

Il se trouve simplement que cette occurrence se répétera de plus en plus souvent et la coalescence de ces boules dessinera progressivement la termitière.

Répétitions ultérieures ! Et voici naître l'espace.

Moment fabuleux, mythique, bien sûr, qui dit sous la forme du récit, ce qui fait l'exact point commun entre l'être et la pensée. A Comte avait relevé combien dans l'état initial de formation de nos connaissances il fallait bien que nos observations fussent rattachées à quelque principe faute de quoi nous ne pourrions ni les retenir, ni en tirer quoi que ce soit. Ce qu'il appelle théorie quelconque, ou principe, qui n'est pas si éloigné que cela des trois principes aristotéliciens (identité, contradiction, tiers-exclu) qui forment en quelque sorte le corps axiomatique préalable et nécessaire dit à mot couvert la répétition que suppute toute loi : des mêmes causes produisent les mêmes effets, à l'identité comment dire mieux combien la raison, procédant du même au même ne peut entendre que ce qui se répète, ne peut entendre la singularité pure ?

Monde et connaissance commencent au même moment - car ce n'est justement pas un endroit - : la répétition.

Avant ? Rien ou bien, à l'instar de l'ère de Planck 4 une période sur laquelle nous ne pouvons rien dire faute d'un appareil théorique suffisant.

c) aux confins de la morale

Nous sommes-nous écartés de notre objet initial ? Pas vraiment ! Si l'on se souvient que, d'une part, il n'est pas de morale qui tienne sans un rapport à l'autre ; que d'autre part, toute morale suppose elle aussi un corpus élémentaire de représentation faute de quoi elle ne saurait en rien distinguer d'entre le bon et le mauvais ; qu'enfin le jugement moral lui-même ne se peut concevoir sans cette discrimination préalable, on voit bien que la question morale est indissociable de celle de la fondation.

Que d'ailleurs tous les récits fondateurs narrent l'épisode d'une indistinction originelle et celui de la nécessaire séparation pour que l'histoire puisse commencer.

Où foisonnent frères et jumeaux qui sont la figure même de la redondance mais précisément d'une distinction originelle non achevée. (Caïn & Abel ; Moïse et Aaron ; évidemment Romulus et Rémus mais comment ne pas songer aussi aux deux épouses d'Abraham - Sarah et Agar - et la double lignée antagoniste d'Isaac et d'Ismaël ?

On peut, à l'instar de Girard, et sans doute le doit-on, y lire l'expression accomplie de ce désir mimétique où il voit l'origine à la fois de la violence et des rituels religieux entendus comme manière sinon de l'empêcher en tout cas de la canaliser. Mais que l'on suive la voie girardienne, ou, plus simplement celle de R Caillois 5 , force est de constater que ces instants fugaces de fondation ont toutes parties liées avec le sacré. Or le sacré lui-même est trouble qui constitue, Caillois le relève lui-même, suprême tentation et le plus grand des périls ce que confirme d'ailleur l'étymologie :

Petit détour étymologique

sacer, en latin, désigne celui ou ce qui ne peut être touché sans être souillé, ou sans souiller d'où, à la fois ce qui est consacré à un dieu, mais aussi ce qui est maudit, excécrable. Ambiguité que l'on retrouve dans profaner qui désigne à la fois le fait de violer ce qui est sacré mais aussi, contradictoirement, le fait de consacrer dans un sacrifice, offrir aux dieux. Le fanum est un lieu consacré, un temple. L'ambiguité provient ceratinement de pro qui signifie à la fois pour, en avant de mais aussi à la place de mais il semble assez paradoxal que profaner puisse signifier à la fois consacrer et violer le sacré ; que sacré lui-même dise à la fois

ce qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect.*


mais aussi ce qui est maudit.

Le maître mot ici est bien ambivalence : ce terme entré dans la langue via la psychanalyse on le retrouve notamment dans Totem et Tabou) vient du grec αμφι : autour, joint à (du radical αμφ signifiant entourer) via le latin am : de part et d'autre, autour, des deux côtés d'où le français a tiré, par exemple, amphigouri qui désigne un discours à la fois obscur et incohérent.

d) aux confins du bien et du mal

Est-ce à dire qu'à l'origine, les deux fussent à ce point entremêlés qu'on n'y puisse rien distinguer ? Est-ce à dire qu'il faille se situer Jenseits von Gut und Böse, comme l'eût écrit Nietzsche ?

Il serait en tout cas prématuré de vouloir conférer à cette recherche des fondements, une dimension exclusivement psychologique qui entraînerait vers une théorie ontogénétique de la morale qui vaut peut-être mais n'engage que la moralisation de l'être, pas la morale elle-même ; de la même manière qu'une approche trop exclusivement sociologique voire économique risquerait bien de nous entraîner loin en deçà des structures élémentaires de la morale que nous cherchons.

S'il y a néanmoins quelque chose que nous pouvons retenir de ce parcours, c'est combien la fondation toujours se joue sur le mode de l'extraction. Ce qui était mêlé, entremêlé, ce qui ne se distingue pas, subitement se déchire, se dédouble. La théorie cellulaire nous a appris à le concevoir mais les mythes l'avaient déjà dit, à leur manière.

Ce qu'il y a de remarquable dans le texte de la Genèse tient en ceci que le début radical consiste bien à projeter de la lumière là où il y avait de l'ombre ; or, après tout, n'est-ce pas la démarche rationnelle classique que de toujours présumer que le rationnel domine, d'aller projeter du déterminisme là où il n'y avait que de l'incohérence. La pensée naît des idées comparées affirmait Rousseau, autant dire que la pensée commence à deux. Platon n'avait pas écrit autre chose : pour que l'homme dans la caverne réalise que les ombres n'étaient finalement que des ombres, encore fallait-il qu'il pût les comparer avec autre chose ; qu'il sortît de la caverne; qu'il se retournât. Qu'il y eût autre chose, en dehors de la caverne : la lumière.

Mais en même temps comment ne pas voir dans cette scission originaire, la source sinon de la tragédie en tout cas de l'ambivalence que nous avons repérée ? Tout commence à deux mais en même temps tout, dans le registre de la connaissance comme dans celui de l'être, nous pousse sinon à l'unité en tout cas à l'union. L'exigence fondamentale d'une représentation unifiée et cohérente du monde où F Jacob voit la source tant des mythes que des sciences d'un côté ; le désir, de l'autre, qui ne saurait être d'autre tension que de réduire l'écart (l'écueil) d'entre le sujet et l'objet mais suppose nonobstant qu'il y ait écart.

L'origine, c'est d'abord une élévation et j'aime à penser que l'oiseau qui s'envole- ορνισ - a la même source- ορ,s'élever - que ορνυμι d'où le latin a tiré orior et nous aussi bien Orient qu'origine. Tout a l'air de se passer comme s'il n'était pas de plus grande urgence que de réduire le gouffre que l'origine a créé, d'y revenir toujours sans y parvenir jamais, d'effacer la frontière et la ligne de partage - comme s'il n'était pas de substance sans désir de parousie. Que la vie ne puisse s'entendre que comme relation avec un milieu extérieur dont on se distingue, mais que tout équilibre en soit proscrit qui ne peut signifier que la mort ; que la réalisation même du désir en signifie l'extinction au point de conjurer à jamais l'éventualité même d'une satisfaction pleine de ce dernier ; que l'idée même d'origine implique finalement tautologiquement l'expulsion du Paradis, oui, tout ceci dit quelque chose qui a trait à la valeur parce qu'à la pesanteur.

En cet instant d'origine, que nous avons dilaté au maximum, celui qui projette la Lumière en même temps distingue et en appelle à la grande loi du retour. Comme s'il n'était d'aller que comme promesse d'un retour ou que l'essentiel résidât dans la tension maintenue entre les deux. Où se jouent le choix autant que le jugement - qui est lui-même tri, sas et donc crise.


1) Gn 1.1-1.6

2) voir les premières lignes de la Théogonie d'Hésiode

3) Cours de Philosophie positive I, 63

4) qui désigne la période de l'histoire de l'Univers au cours de laquelle les quatre interactions fondamentales étant unifiées, ce qui empêche de la décrire à l'aide de la relativité générale ou de la physique quantique

5) lire ces trois passages

C'est du sacré, en effet, que le croyant attend tout secours et toute réussite. Le respect qu'il lui témoigne est fait à la fois de terreur et de confiance. Les calamités qui le menacent, dont il est victime, les prospérités qu'il souhaite ou qui lui échoient sont rapportées par lui à quelque principe qu'il s'efforce de fléchir ou de contraindre. Peu importe la façon dont il imagine cette origine suprême de la grâce ou des épreuves : dieu universel et omnipotent des religions monothéistes, divinités protectrices des cités, émes des morts, force diffuse et indéterminée qui donne à chaque objet son excellence dans sa fonction, qui rend le canot rapide, l'arme meurtrière, l'aliment nourrissant. Aussi évoluée, aussi fruste qu'on l'imagine, la religion implique la reconnaissance de cette force avec laquelle l'homme doit compter. Tout ce qui lui en semble le réceptacle lui apparaît sacré, redoutable, précieux. Au contraire, il regarde ce qui en est privé comme inoffensif sans doute, mais aussi comme impuissant et sans attrait. On ne peut que dédaigner le profane, alors que le sacré dispose pour attirer d'une sorte de don de fascination.
Il constitue à la fois la suprême tentation et le plus grand des périls. Terrible, il commande la prudence ; désirable, il invite en même temps à l'audace. Sous sa forme élémentaire, le sacré représente donc avant tout une énergie dangereuse, incompréhensible, malaisément maniable, éminemment efficace. Pour qui décide d'y avoir recours, le problème consiste à la capter et à l'utiliser au mieux de ses intérêts, tout en se protégeant des risques inhérents à l'emploi d'une force si difficile à maîtriser. Plus considérable est le but qu'on poursuit, plus son intervention est nécessaire, et plus sa mise en oeuvre est périlleuse. Elle ne s'apprivoise pas, ne se dilue pas, ne se fractionne pas. Elle est indivisible et toujours tout entière partout où elle se trouve.