palimpsesteConsidérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Sortir Partager ensevelir

3) Fonder c'est partager

C'est évidemment avec Tite Live que l'on peut au mieux comprendre ceci. Tracer le sillon c’est départager un en dehors et un en dedans, c’est à proprement parler définir, délimiter. Fruit de cités dynamiques et qui débordent – Albe et Lavinium, Romulus va chercher un espace vierge, encore inoccupé quoique la gémellité soit peut-être une des façons de suggérer que la terre ne soit jamais vierge et que donc l’occuper implique toujours préalablement d’en chasser l’indigène.

La terre où l’on va faire paître son troupeau (νεμοσ ) c’est celle que l’on partage, que l’on distribue (νεμο) et, selon la pratique des peuples de bergers, c’est posséder une terre que d’y faire paître son troupeau. Cette portion de terre dont on prend possession νομοσ est précisément ce qui confère l’autonomie, le droit de se gérer d’après ses propres lois - αυτονομια. Il y a donc bien continuité entre l’analyse et l’autonomie, celle-ci résultant de celle-là !

Le mot partage est intéressant néanmoins qui dérive de partir et du latin pars - on le devine. Recevoir quelque chose en partage c'est ce que l'on doit à la nature, à la fortune. Mais partager dit deux choses en même temps : diviser en part- de préférence égales - mais donc aussi donner, à l'autre, à celui qui n'a rien.

Or, justement, cette part est rarement claire dans les récits d'origine : Moïse, tout hébreu qu'il fût, aura été élevé dans et par la famille de Pharaon ; il est un rescapé. (Ex 2,1-11) La mise à mort, ordonnée par Pharaon, de tout nouveau-né mâle, par crainte d'un peuple menaçant par son dynamisme sa propre puissance, sera contrariée par sa propre fille ; celui qui devait disparaître, sera précisément celui qui, sauf, sauvera son peuple dans le double sens de sauver, puisque après tout cela signifiera aussi la sortie d'Egypte. Ces deux peuples se font face à face, l'un hôte de l'autre, si ressemblant d'oeuvrer sur la même terre. Doublet encore ; distinction à opérer ; l'un des deux n'a rien reçu encore en partage. Mais, en même temps, désirant la même chose, être, perdurer, croître, comment n'en viendraient-ils pas à s'opposer.

Sortir de l'indécision revient, pour Moïse, à choisir sa lignée et à en tirer toutes les conséquences : s'opposer à la main qui l'a nourri. Traducteur ou traître, il est encore sur la ligne - et on peut l'imaginer hésitant - jusqu'au double épisode où il tue un égyptien qui battait à mort un hébreu ; et celui où il tenta de séparer deux Hébreux qui se querellaient.

Voici la violence : trois fois ! celle de pharaon qui se pose comme contre-temps de l'engendrement ; celle de Moïse comme punition d'un traitement injuste ; celle confraternelle qui oppose le même. Ces trois violences ne s'équivalent assurément pas : la première est celle opposée aux femmes - et donc au temps ; la seconde n'est jamais que la réponse de la loi - oeil pour oeil, dent pour dent ; la dernière, celle que tente d'éradiquer Moïse est celle du conflit mimétique. Violence du pouvoir ; de la loi ; de l'individu. La première dit la dimension sacrale, théocratique du pouvoir c'est pour cela qu'elle a partie liée avec le temps. La seconde est sociale : elle dit le soucis de régler dans un champ donné les rapports avec l'autre ; elle dit le monopole de la violence que détient la loi ; qu'elle soit le fait de Moïse, entre-deux mondes, présage du conflit gémellaire à venir. En même temps, le monde d'où sortira Moïse est totalement grevé de violences.

Moïse du coup s'en fuit et devient trois fois étranger : aux siens, à sa famille adoptive, à ceux qui l'accueillent.

Romulus et Rémus, eux aussi viennent du fleuve. Autant que Moïse, leur origine est assignée ; autant que lui leur abandon vise à les préserver. Ils sont pourtant en même temps des figures inversées : Romulus et Rémus sont fils de princesse, élevées par une louve - une putain ; Moïse est fils du peuple, et de surcroît d'un peuple aliéné et exilé - mais élevé par une princesse.

Il n'y a pas d'origine radicale

C'est assurément l'eau du fleuve qui le dit le mieux : l'eau efface toute trace. Que d'ailleurs le Tibre porta d'abord le nom d'Albula - blanc - redouble cette absence de véritable début. En amont, d'autres histoires, des légendes peut-être, des mythes ou des histoires de dieux - comment savoir ?

Alors, oui, en amont, d'autres défaites, d'autres héros, et, aussi loin que l'on peut remonter, Enée, quittant Troie, lui-même un rescapé, et qui vient fonder, après une première tentative à Carthage, une cité dans le Latium. Rome compte les années ab urbe condito mais avant l'ère romaine, il y eut celle, grecque.

Avant Moïse, Abraham, ses deux femmes, ses deux fils, une indécision encore dont il fallait bien sortir ; une situation qu'il fallait bien trancher.

D'où deux conséquences :

- celui qui croit débuter une série, celui qui fonde, se joue d'autant de continuités que de ruptures. Autre façon de dire que seul dieu est origine radicale - dans la perspective judéo-chrétienne - ou, donateur de sens chez les grecs. Ce n'est en conséquence pas du tout un hasard si le récit de Tite-Live s'interrompt très vite; dès la fondation de Rome par Romulus, par ce qui paraît d'abord comme une digression sur les rites grecs, Evandre et Hercule. La fondation est toujours affaire de dieux, ou au moins de héros. Bel hommage à Tocqueville ou à Braudel, sans doute, qui auront chacun à leur manière montré combien l'événement, pour rupture qu'il puisse apparaître, camoufle toujours en ses replis secret une continuité plus profonde, radicale ... sans doute ces principes que nous traquons ou alors, plus simplement, ce que les grecs nommaient Ἀνάγκη - la nécessité. Belle inversion en tout cas de nos préceptes souvent si paresseusement scientistes : nous étions habitués à vouloir interpréter les mythes à la lmière de l'histoire, de la géographie, de l'économie ... En réalité ce sont peut-être les mythes qui peuvent éclairer notre histoire, tant ils nous disent les structures élémentaires de notre histoire, de nos comportements. La fondation est affaire divine, en tout cas d'un résolu partage d'entre le sacré et le profane et on peut deviner encore une fois en ce moment si particulier, où passe la ligne de partage.

- celui qui inaugure, et ce n'est pas vrai seulement d'un point de vue étymologique, c'est celui qui lit dans les astres, sait comprendre le signe des augures et donc peut consacrer un lieu, un espace, une pratique. Qui inaugure sait lire, ou s'appuie en tout cas sur la lecture des signes sacrés : il change de logiciel ; passe de la pratique à la parole qu'il prononce ou prolonge. Au commencement, oui, décidément, est le λόγος ! Ce qui permet de sortir de la confusion, de l'indécision, source de tous les troubles, c'est précisément le passage, non à l'acte, mais à la parole. Celui qui débute, parle et dit où est la Lumière. Malheur néanmoins quand le signe lui-même demeure confus : c'est bien ce qui arrive à Romulus et Rémus ... alors est le temps de la violence ! Nous savons désormais ce qu'il y a au fond, ce que touts les mythes de fondation racontent : un cadavre.

L'origine est le fait de rescapés, d'adoptés

Les fondateurs sont toujours des exclus, des rescapés, des adoptés. C'est toujours du plus profond de la misère et du dénuement qu'éclôt la lumière sacrale. Bien sûr, il s'agit de héros, ce sont surtout des exceptions : parfois des vaincus, mais surtout des hommes sans terre, c'est-à-dire pas vraiment des hommes. La Genèse illustre à merveille ce lien si fort de l'homme à la terre au point de rappeler qu'Adam signifie qui vient du sol. Enée esr un vaincu qui erre, sans terre et s'en cherche une sur les rivages de la Méditerranée et parviendra a fonder une ville en esquivant la guerre grâce à l'aménité de Latinus.

Croisées, toujours : certaines ramures ne feront pas souche tel Anténor; d'autres oui ! Tout a effectivement l'air de se passer comme dans la fable des termites : chacun pousse sa boule de glaise, au gré ou au hasard, jusqu'à ce qu'un événement se passe, que survienne la première redondance, aléatoire, rare, puis de moins en moins rare. A lire les premières lignes de Tite-Live, on le comprend bien : tout n'est affaire que de terre et de royauté à conquérir ou à conserver ; tout n'est affaire que de conflits éclatés ou larvés ; de guerre ou de son antonyme : l'alliance ; par fois de fondation pour simple excroissance. Ainsi naît Albe.

La fondation est affaire de nomination encore : Albe, la blanche qui est la marque de l'indécision encore, ou Albula qui ne prendra le nom de Tibre qu'après la mort de Tiberinus qui s'y noie. Ce que l'on retrouve évidemment dans la Genèse.

Mais, surtout, la fondation relève toujours plus ou moins d'un coup de force du destin, d'une intervention divine. C'est Dieu qui promet une terre à Abraham, à Moïse puis à Ismael; c'est Dieu qui empêche que l'assèchement de la lignée ait lieu en sauvant Moïse mais aussi en donnant finalement une lignée à Rhéa Silva.

Fonder est ainsi toujours plus ou moins affaire de lignée, d'héritage ou d'adoption. Rome s'embarrassera assez peu de la race et privilégiera souvent l'adoption pour mieux mimer la gens au contraire de la lignée mosaïque qui s'attachera toujours à scrupuleusemet définir la pureté de la descendance. Rome n'est ni Jérusalem, ni Athènes mais en même temps elle n'échappe pas à la question de la lignée, de la descendance. Fonder c'est rendre possible la postérité, et c'est pour cela que la fondation est plus un moment qu'un espace, a plus à voir avec le temps qu'avec l'espace.

C'est pour cela aussi que dans les deux traditions, il est si souvent fait mention des fils que l'on égorge, pour empêcher toute génération : le politique y apparaît sous les deux formes de la guerre et de l'infanticide - qui n'en sont peut-être qu'une finalement. Le pouvoir c'est le partage que l'on octroit ou que l'on refuse. La fondation, en réalité, est le premier acte du pouvoir, un acte souvent contre le pouvoir en place, c'est le partage que l'on arrache : un coup de force.

Mais le partage qu'il dessine n'est pas seulement celui de l'espace social, de l'espace de la cité même si la légende du pomerium l'illustre parfaitement 3 : il s'agit bien d'un rituel religieux où l'on ne fait pas seulement le partage entre l'urbs et l'ager ; où surtout on dessine l'espace sacré de la cité, où nulle violence ne doit prévaloir et que l'on consacre précisément en y ensevelissant une poignée de sa terre d'origine.

C'est donc bien un partage d'entre le sacré et le profane.

Fonder, c'est creuser

Fonder relève donc bien d'un triple mouvement : sortir ; creuser et exhausser.

Celui qui bâtit, d’abord creuse : les fondations. Fundationes désigne les assises par quoi on affermit un édifice. La métaphore est classique, implicite ici d’entre ce qui est fragile et se bâtit sur le sable et ce qui s’édifie sur le roc . L’acte même de fonder est le signe de la force. Le grec dit, pour fondation, καταβολη désignant à la fois le contraire de ana c'est-à-dire un mouvement vers le bas et βαλλω : jeter, lancer mais aussi frapper. 4

Le terme est manifestement ambivalent qui dit à la fois le mouvement vers le haut et vers le bas ; qui dit à la fois la construction et la destruction. Volvo vient de ελυω qui signifie rouler C’est ce terme qu’utilise Jean dans l’Apocalypse : révéler des choses cachées depuis la fondation du monde ( καταβολη κοσμου )

Le cosmos c’est l’ordre, l’organisation et donc la discipline, mais aussi la construction. On est là au centre de ce qui importe : avec le même suffixe on a symbole, diabole et catabolisme et anabolisme ; avec le même préfixe : catastrophe. Celle-ci est donc l’action de se détourner vers le bas pour éviter les coups.

Avant, donc, de considérer ce qui s'érigera au lieu de la fondation, il faut donc encore une fois s'arrêter sur ce moment si particulier et décisif et tenter de comprendre ce que, précisément, il y a, ici, enterré, qui donne son sens à la fondation. Sans aucun doute ce sont bien des cadavres ce qui légitime d'emblée une lecture à la R Girard , même si, auparavant, il faudra bien aussi se colleter avec une lecture dialectique de la fondation.

Ce pourquoi aussi il faut s'attarder d'abord sur l'incise dans le récit de Tite-Live : évoquer ainsi le rite grec, la référence à Evandre et à Hercule.

 

 

Dégager liberté et dc responsabilité ?

Distinction entre sacré et profane

Repérage de la hiérarchie Le dedans et le dehors

 

C’est pourquoi, même si Augustin reconnaît l’existence d’un homme vertueux, d’une perfection morale, son idéal éthique n’est pas la vertu héroïque, mais la sainteté : la conversion permanente, la réorientation de tous les actes dans l’amour du bien. La réfutation de Pélage souligne l’incapacité de l’homme à être moral et signifie l’insuffisance de la morale.Boulnois p 12


1)

Un homme de la maison de Lévi avait pris pour femme une fille de Lévi.
Cette femme devint enceinte et enfanta un fils. Elle vit qu'il était beau, et elle le cacha pendant trois mois.
Ne pouvant plus le cacher, elle prit une caisse de jonc, qu'elle enduisit de bitume et de poix; elle y mit l'enfant, et le déposa parmi les roseaux, sur le bord du fleuve.
La soeur de l'enfant se tint à quelque distance, pour savoir ce qui lui arriverait.
La fille de Pharaon descendit au fleuve pour se baigner, et ses compagnes se promenèrent le long du fleuve. Elle aperçut la caisse au milieu des roseaux, et elle envoya sa servante pour la prendre.
Elle l'ouvrit, et vit l'enfant: c'était un petit garçon qui pleurait. Elle en eut pitié, et elle dit: C'est un enfant des Hébreux!
Alors la soeur de l'enfant dit à la fille de Pharaon: Veux-tu que j'aille te chercher une nourrice parmi les femmes des Hébreux, pour allaiter cet enfant?
Va, lui répondit la fille de Pharaon. Et la jeune fille alla chercher la mère de l'enfant.
La fille de Pharaon lui dit: Emporte cet enfant, et allaite-le-moi; je te donnerai ton salaire. La femme prit l'enfant, et l'allaita.
Quand il eut grandi, elle l'amena à la fille de Pharaon, et il fut pour elle comme un fils. Elle lui donna le nom de Moïse, car, dit-elle, je l'ai retiré des eaux.

2) texte du Livre I de Ab urbe condita de Tite-Live

3) Plutarque, Vie de Romulus, 11, 1-5

11. 1. Après avoir enseveli Rémus et ses pères nourriciers ensemble dans la Rémoria, Romulus se mit à bâtir la ville. D avait fait venir de Tyrrbénie des hommes pour le guider et lui enseigner en détail les rites et les formules à observer, comme dans une cérémonie religieuse.

2. On creusa vers l'endroit qu'on appelle aujourd'hui le Comice une fosse circulaire où l'on déposa les prémices de tout ce dont l'usage est légitimé par la loi ou rendu nécessaire par la nature. À la fin, chacun y jeta une poignée de terre apportée du pays d'où il était venu et on mêla le tout ensemble. Ils donnent à cette fosse le nom de mundus, le même qu'à l'Olympe. Puis on traça autour de ce centre l'enceinte de la ville, en lui donnant la forme d'un cercle.

3. Le fondateur, ayant mis à sa charrue un soc d'airain, y attelle un boeuf et une vache, puis les conduit en creusant sur la ligne circulaire qu'on a tracée un sillon profond. Des hommes le suivent, qui sont chargés de rejeter en dedans les mottes que la charrue soulève et de n'en laisser aucune en dehors.

4. C'est cette ligne qui marque le contour des murailles ;elle porte le nom de pomerium, mot syncopé qui signifie «derrière ou après la muraille». Là où l'on veut intercaler une porte, on retire le soc, on soulève la charrue et on laisse un intervalle

5. Aussi considère-t-on comme sacré le mur tout entier, à l'exception des portes. Si l'on tenait les portes pour sacrées, on ne pourrait, sans craindre la colère divine, y faire passer ni les choses nécessaires qui entrent dans la ville ni les choses impures qu'on en rejette.

4) avec le même suffixe : problème προβάλλω «jeter devant; mettre en avant comme argument; proposer (une question, une tâche, etc.