palimpsesteConsidérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Sortir Partager ensevelir rite albain

Fonder c'est ensevelir
Le rite grec

Le culte à Hercule

La première des choses que fait Romulus, le pouvoir conquis, est d’instituer les rites. Tite Live indique qu’il suit en cela la pratique d’Albe sauf en ce qui concerne Hercule à qui il voue un culte.

Dans tous les sacrifices qu'il offrit aux dieux, il suivit le rite albain; pour Hercule seulement, il suivit le rite grec tel qu'Évandre l'avait institué.

Ce que Romulus met au fond, cette première pierre symbolique qui assoit la ville c’est donc à la fois le rite étrusque et le rite grec. Autre façon de dire qu’il n’est pas d’origine radicale, et que ce que l’on fonde se contente de répéter, ailleurs, ce qui est.

Répétition loin d’être anodine de ce point de vue : via Albe, c’est à une autre lute fratricide que l’on fait référence comme si la mort de Rémus n’était que la redite incessante du même meurtre initial. Mais référence en même temps à la Grèce via Enée, mais donc aussi à une autre lutte Troie ! Pourtant, en même temps, référence à la Grèce une seconde fois via Hercule.

Le récit ici semble s’offrir une incise : celle d’une autre lutte d’une autre histoire de troupeau, mais aussi d’une autre ruse. Tite Live ne prend aucun soin à justifier les rites albain ; en revanche il prend le temps de justifier celui consacré à Hercule. Or, cette histoire est intelligente trois fois : c’est un meurtre, une alliance un sacrifice. On ne commence jamais absolument une série, en revanche on l’inaugure. Ce que fait Romulus c’est étymologiquement consacrer la ville par une cérémonie solennelle. Mais celle-ci répète un sacrifice qui venait consacrer un meurtre

Mais cette histoire, incrustée dans l‘autre, est aussi la première à pouvoir se retourner ; se lire à l’envers. Tout se joue ici dans ces traces inverses, fruit de la ruse certes, mais qui nous peuvent inciter à lire l’histoire autrement. Nous l’avons dit à plusieurs reprises le fondateur monte et descend de la montagne, creuse et érige. A chaque fois un couple de contraire comme s’ils s’équivalaient ou nous révélassent un autre sens. Précisément.

Que peut-il y avoir de si précieux dans cette histoire qu’elle soit, avec le rite albain, ce que Romulus veut enfouir dans les fondations qui les rendent plus solides. Ana et cata, deux contraires au même titre que sun et dia. A chaque fois, un jeter qui fait de soi et/ou de l’autre un sujet ou un objet et ces traces inversée, surtout, qui laissent entendre que ces contraires revinssent au même ou, plus exactement, qu’ils ne seraient au fond que les perspectives inverses des protagonistes.

Après tout, l’on pourrait raconter l’histoire du côté de Cacus ; de Rémus : il n’est pas certain que cela change grand chose.

Quel secret ? Secerno, mettre a l’écart, séparer, distinguer. On le voit, tous ces termes tournent autour de la même aire. Les secrets s’enfouissent : ils ont maille à partir avec la fondation. Que peut nous dire cette inversion de direction, sinon que l’histoire pourrait se lire à l’envers.

Cacus est berger ; il voit devant lui un troupeau magnifique et son gardien, endormi, fragile. Pourquoi ne déroberait-il pas les meilleures bêtes ? D’autant, mais il ne le sait pas qu’Hercule lui aussi les a dérobées. Cette histoire est celle, antique, de l’arroseur arrosé ! Hercule est épuisé parce qu’il a lui même effacé les traces de pousser les bêtes dans la traversée du fleuve. Cacus reproduira le même geste : prendre les bêtes, effacer les traces. Les cacher en attendant sans doute de les reprendre. Hercule à ce moment précis est tout sauf puissant ; repus, endormi, faible. Mais Cacus n’est pas n’importe qui :

Cacus ou en grec Cacos, Méchant, fils de Vulcain, demi-homme et demi-satyre, était d'une taille colossale, et vomissait des tourbillons de flamme et de fumée. Des têtes sanglantes étaient sans cesse suspendues à la porte de sa caverne située en Italie, dans le Latium, au pied du mot Aventin

Un demi dieu face à un demi-homme. Le fils de Vulcain face au fils de Jupiter. Rusé autant qu’industrieux, il représente à la fois, parce que satyre, sa procession d’avec Bacchus et donc malice, plaisir et liberté autant que savoir-faire et technique. Il est sans doute méchant, ce qui menace le troupeau, mais en même temps l’avenir. Dans ce duel, où chacun dispose de pouvoirs exceptionnels, on notera pourtant une étrange ressemblance qui tient évidemment à leur ascendance divine, qui tient surtout à leur commune affectation pour le travail, l’épreuve. Hercule ne peut exactement représenter le bien non plus que Cacos véritablement le mal, mais dans cette confrontation entre la force et la ruse, il y a bien quelque chose qui s’origine qui permet à l’histoire de commencer.

Le récit donne la victoire à Hercule et c’est une double victoire : celle de la force parce qu’il parvient à tuer Cacos dans sa caverne ; celle de la parole parce qu’il parvient à échapper à l’ire populaire grâce à l’intervention d’Evandre. Tour à tour, ils sont victimes c'est-à-dire destinés au sacrifice : les bœufs d’être séparés et bientôt sacrifiés ; Cacos d’Hercule ; Hercule de la foule .

Le vicaire (vicarius) n’a pas de nom (vicis en latin n’a pas de nominatif) qui désigne le substitut, le remplaçant. Cette histoire est bien celle d’une substitution, celle d’une lieu-tenance. Qu’importe celui qui tiendra le lieu, en réalité ceci revient au même. Au début est la parole, celle d’Evandre, mais cette parole est de substitution. Et parce qu’elle est de substitution, elle est en même temps victimaire. Les bœufs, Cacos, Hercule qu’importe, c’est le même cri à quoi l’on va substituer la parole. En entendra encore le mugissement de la bête sur l’autel : c’est la tragédie. Elle symbolise la substitution originaire.

Question : c’est la même substitution que l’on retrouve entre le récit de la Genèse et le prologue de Jean : au tohu bohu originaire est substitué le logos. D’emblée au cri du monde on répondra par la parole. Faut-il en déduire que nous avons perdu le monde dès la fondation ?

Le berger sort son troupeau de l’étable : il faut bien qu’il paisse. Nous cherchions le point de vue de l’agneau. Nous l’avons ici ! Encore faut-il se rappeler que le berger redoute finalement deux choses : que le troupeau s’égare, ou qu’on le lui vole. Le satyre est la figure de ce vol. Le satyre est malin, subtil : il subtilise. Dans l’affaire le berger perd à tous les coups. Le satyre à son tour perd : il est battu par plus fort que lui : Hercule l’abat d’un coup de massue ou l’étrangle, c’est selon. Le berger ne renonce jamais : il appelle la bête, ou ses proches pour l’aider à la retrouver. A la parole du berger se substitue la parole de la foule ! Celle-ci a besoin d’une issue, d’une sortie de crise. Il faut retrouver la bête ou celui qui l’a subtilisée. A défaut de la retrouver, il faudra bien un substitut, un vicaire, une victime. La stratégie émissaire n’est pas loin – c’est la thèse de Girard.

Et le premier secret que Romulus enfouit dans les fondations : au début est le substitut, le déplacement et donc l’invention de l’espace. Créer la cité, la fonder, et donc délimiter un espace, ce que traduit bien le sillon, c’est bien entendu sortir de la confusion de la foule ; c’est renoncer à l’indistinct, c’est nommer. Au début est le subtil ; au début est le vol. Au début est la ruse qui invente l’espace en le déplaçant. Dès lors il ne sera plus anodin ; dès lors il ne sera plus indifférent mais caractérisé, déterminé.  Le rusé c’est celui qui déplace le problème et sans doute qui l’enfouit. Lire les augures, sortir disions-nous, c’est inventer l’espace en le déterminant et déplaçant.

Et c’est le second secret de Romulus : fonder c’est bien entendu créer avec l’espace, le droit qui le régit. ET d’abord le rite, et d’abord les dieux. On devinait bien que sous la loi, il fallait des principes et des axiomes. On sentait bien que rien ne l’incarne mieux qu’un Dieu. Ce que Romulus cache, c’est que ce dieu indiffère peu. N’importe quel dieu fait l’affaire qui est lui-même l’objet d’une subtilisation originaire. Dieu est lui-même un vicaire général : un espace blanc. Il est ici le secret : ce que Romulus cache c’est que justement sous les fondations, il n’y a rien ; cache qu’il n’y a rien à cacher.

Nous le savons cacher a la même origine que penser (coagitare) : cogere désigne à la fois le rassemble-ment du troupeau et la contrainte et ne prendra que tardivement le sens de la dissimulation. Simuler c’est faire semblant, c’est bien aussi représenter. La représentation théâtrale, celle précisément que proscrit Pla-ton, est un doublet, une re-présentation qui vise à se substituer au réel, qui la représente, de manière plus convéniente ou plus agréable. Celui qui joue cette représentation est un acteur, ou un hypocrite qui se dissimule derrière son masque. La crypte nous la connaissons c’est celle de Cacos. La seule grande diffé-rence entre l’acteur et le tricheur tient à l’explicite de la dissimulation. L’illusion est une ignorance au carré : je ne sais pas que je ne sais pas. La représentation se donne pour telle : le spectateur en connaît la fable. Dans la représentation théâtrale le réel et son double sont donné en même temps (simul) ce pour-quoi il n’y a pas mensonge. Elle est un simulacre et concerne à la fois les choses, les idées et les dieux. Elle est une La parabole ! D’ailleurs les dieux parlent toujours sous la forme de la parabole. Celui qui dissimule au contraire c’est celui qui s’arrange pour que l’illusion soit parfaite : celui qui escamote et donc cache à ce point le re de représentation qu’on y pourrait croire une vérité. Tout se joue dans la sortie ou l’entrée dans le caché, dans la crypte, dans la caverne. ειδωλον désigne ainsi en grec à la fois le fantôme, l’image, et partant l’imagination. Le verbe ειδω hésite lui-même entre la simulation et la dissimulation qui désigne à la fois voir (d’où le latin video) savoir lire ce qui paraît, semble, y être habile, mais aussi apparaître feindre, faible semblant. La dissimulation consiste bien à la fois à montrer et à cacher à se tenir à l’intersection entre le dire et le mentir en même temps qu’elle renvoie à l’ironie –socratique notamment – qui consiste toujours à feindre l’ignorance et la question quand en réalité on sait.

En grec, ειρω signifie dire d'où le latin tirera verbe ; ειρωνεια n'est jamais qu'une dissimulation de la parole. Il est ici le troisième secret de Romulus : la parole originaire est ironique !

Au secret de ce moment de la fondation (simul) en même temps que ce qui se révèle se cache, com-mence la parole d’Evandre, qui est, nous l’avons dit de substitution. Elle va être jetée, de côté, elle va mettre en parallèle c’est pour cela qu’elle est parabole. παραβαλλω. La catabole qui est fondation est une parabole.

Girard a tort de ne voir dans cette histoire que celle de la violence mimétique originaire sur quoi s’appuie la fondation à la fois de la cité et du rite. Cette substitution n’est pas que la mise à l’écart de la violence (para) elle est aussi la mise à l’écart de la parole. A celle originaire des bœufs se substitue désormais celle des lettres, de la pensée, des sciences. L’histoire peut commencer parce que le savoir débute. Et le savoir ne le peut qu’en substituant à la langue originaire son propre discours, sa propre grammaire, son propre lexique. Désormais tout est à prendre à côté, tout est à déplacer. C’est encore une invention de l’espace.

Fonder, c’est changer de registre lexical ; c’est changer de langue. C’est cela que Romulus tait.

Monter, descendre ; anabole ; catabole ; parler, écrire. La parole, le cri nous renvoie toujours vers la montagne, la colline, les cieux ! A l’inverse, l’écrit nous renvoie vers la plaine. Toujours. Moïse entend la parole divine au Sinaï mais c’est dans la plaine que seront emmenées les tables. Platon sur sa colline, Aristote dans la ville. 

De l'acte fondateur : un changement de logiciel

L’acte fondateur est donc bien ici : un acte logique qui consiste à ériger en principe, à faire sortir de l’espace ordinaire un désir, une aspiration (ce qu’on disait plus haut)

Tout semble tourner autour de la question du changement de langue, de logiciel. On pourrait parfaitement s’arrêter là et se dire que finalement fonder c’est théoriser. C’est une première approche mais ce n’est pas la seule.

On peut juger l’hésitation lexicale à l’aune de ce que nous venons de dé-couvrir : morale et éthique disent la même chose quoique l’une le dise en grec, l’autre en latin. Morale semble effectivement, dans la tradition philosophique en tout cas, plus aisément rattachée à une approche idéaliste de la question au contraire d’éthique qui renvoie à une problématisation matérialiste : les valeurs sont-elles des absolus à quoi nous nous devons de nous plier, ou, au contraire ne sont-elles que des généralisations de comportements dont on se contentera de rechercher la meilleure combinatoire.

La question est sans doute d’importance : elle en aura dans la suite de notre recherche ; pas nécessairement ici. En effet, dire la morale revient en fait à poser une hiérarchie, entre les choses, entre les hommes, entre les relations entretenues entre eux.

C’est nécessairement poser que ceci pèse (la valeur) plus que cela, et donc justifier cette hiérarchie.

Cette dernière participe de la distinction entre sacré et profane : ιεροσdésigne ce qui est admirable et donc aussi sacré, mais aussi l’offrande mais aussi les entrailles des victimes et donc les augures. Partant aussi bien le prêtre (le hiérarque) que le temple.

Poser le problème en terme moraux, prendre une posture morale, faire la morale à quelqu’un qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir signifier d’autre que de distinguer par une parole, qui se cache quand elle est ironique, qui placera en avant ce qui importe, que l’on consacre, que l’on sanctifie, que l’on sacrifie, étymologiquement.

A l’intersection du politique, du religieux et du droit, la morale classe et trie : crée des classes. Que cette taxinomie soit sociale, économique ou politique importe peu ici. La morale renvoie à l’objet, à notre rapport à l’objet : très exactement elle nous met, face à l’objet en tant que sujet. La sanctification de tel ou tel objet, nous y met en-dessous, comme celui qui doit être soumis à ce qui le dépasse. Je ne sais pas encore si c’est la classification des objets qui entraîne celle des hommes ou au contraire celle-ci qui produit l’autre, mais ici sur la ligne ceci revient au même. Le fondateur, mais nous savons qu’il s’agit d’un moment, reste celui d’une distinction qui a un sens : hiérarchique. Le fondateur ne classe pas, il donne l’ordre du classement, son sens.

Sa cohérence.

Or, force est de constater que ce moment de la fondation est sitôt posé qu’effacé ; enfoui, très exactement. Caché. On peut néanmoins en déceler quelques traits :

- il a partie liée avec la violence ; Celle-ci est partout : au début, à la fin 

- il a partie liée avec la tourbe, la foule, le désordre

- il a partie liée à l’objet.

Savoureuse critique, avec quoi il faudra bien se colleter, mais qui déplace explicitement le problème du côté du psychologique en se jouant d’une explication finaliste plutôt que causale. Nietzsche se demande pour quoi la morale – et non pourquoi ; pour qui la morale. C’est oublier que cet arrière monde peut s’entendre  de manière tant logique qu’ontologique – au même titre que la vérité d’ailleurs. C’est assez insister sur l’importance de cette subtilisation d’un monde à un autre.