palimpsesteConsidérations morales

 

Livre 1 : Sur la ligne Sortir Partager ensevelir rite albain Hestia

Le rite albain

 

Tite-Live n’en dit rien et c’est en soi une première indication. Albe et le Tibre dont le premier nom est Albula renvoient à blanc qui est sans doute une des formes de l’indistinction originelle. Pour autant, il n’est pas étonnant qu’elle doive être détruite pour que l’histoire de Rome puisse débuter.


Trois figures se détachent qui sont trois figures féminines : Rhéa Silva, la mère des jumeaux ; Véturie la mère de Coriolan ; Tarpéia enfin. Trois figures à quoi il faut rajouter celle générique des Vestales et donc celle d’Hestia. Toutes les trois sont à leur manière des figures négatives, en tout cas des figures en creux. On peut en faire plusieurs lectures à quoi il faudra sans doute s’attacher :

- une lecture générique tant il est patent que la figure de la femme – mais est-ce si étonnant dans le bassin méditerranéen ? – apparaît paradoxalement à la fois comme centrale et comme totalement négligeable ce que l’épisode de l’enlèvement des Sabines illustre bien.

- une lecture anthropologique dans la mesure où la question de la violence et du sacrifice se révèle ici dans toute son acuité. La grande sacrifiée, celle que l’on emmure vivante, reste bien la Vestale au point que l’on peut se demander si la ritualisation qui est mise en scène de la violence mimétique n’est pas d’abord la substitution de la mort du bœuf à celle de la femme, et que, simplement la tragédie soit la mise en scène de la négation de la femme.

- une lecture morale enfin dans la mesure où, ce que nous cherchions comme ayant été enfoui dans les fondations qui assoie le socle de la cité ne soit pas justement le corps emmuré de la Vestale, faisant d’elle tout à coup le principe que nous cherchions.

Par un certain côté les figures féminines peuvent se lire comme l’envers du rite grec. Ici, il était question de caverne, de traces, inversées, certes, troublantes, rusées évidemment, qu’il fallait retourner pour récupérer les bêtes ; là ce sont les femmes que l’on enterre, vivantes !

Rome contrairement à Athènes ne sort jamais de la caverne : on ne saura jamais ce qui s’est exactement passé dans la caverne de Cacus.

Rhéa Silva est la figure même de la victime. Contrainte d’être vestale par son oncle Amulius qui avait évincé Numitor du trône. Violée par Mars, elle donna naissance aux jumeaux. Emmurée vivante pour avoir enfreint sa chasteté. Trois fois victime et pourtant fondatrice. Mais fondatrice absente.

Tarpéia ensuite : figure ambiguë de la trahison qui, lors de la guerre entre Albe et Rome laisse entrer les Albains. On ne sait trop qui elle trompe, les récits divergent, mais il semble bien que ce soit pour prix de richesses, les bijoux portés par les guerriers. Figure deux fois honteuse de la trahison, à la fois parce qu’elle trahit les siens et parce qu’elle trahit son engagement de Vestale.

La mère de Coriolan, enfin, Véturie, qui se trouve à cette intersection entre deux espaces qui la feront perdre à tout coup : que Coriolan gagne ou perde face à Rome, elle perdra de toute façon soit en tant que romaine soit en tant que femme.

en dessous du mythe, une philosophie de l'objet

Il faut le répéter : une morale suppose toujours une métaphysique implicite, à l’instar du langage, ou, si l’on préfère une idéologie latente. Le système de valeurs qu’elle dispose et fait fonctionner suppose une hiérarchie entre les choses et les êtres, entre ce qui pèse et ce qui est négligeable. Une morale est toujours finalement une philosophie du lien et, de ce point de vue, exerce la même fonction qu’une religion. Je n’ai jamais tenu pour rien que l’antonyme de religion soit précisément négligence.

Quelque chose distingue d’emblée la démarche romaine : contrairement aux grecs, Rome ne s’embarrasse pas de théorie ! non qu’il n’y en eût une, mais elle est implicite et, finalement n’importe laquelle eût fait l’affaire. Tous, nous avons, à un moment ou à un autre, regardé Rome avec une moue dédaigneuse : une cité qui n’aura pas même été capable de s’inventer ses propres dieux et aura d’abord récupéré ceux des grecs puis celui des juifs ; une cité qui se sera épargné de fonder une philosophie qui lui permette de penser son rapport au monde et se sera contentée de traduire une philosophie grecque qui venait d’ailleurs. Son seul apport théorique, finalement, sera de faire la synthèse entre Athènes et Jérusalem, mais ce sera déjà une seconde Rome. En attendant la troisième bien plus tardive, qui me semble commencer avec Galilée.

Nous l’avons écrit, fonder c’est d’une certaine manière effacer les traces : ce que Romulus cache c’est qu’il n’y a rien à cacher ! en réalité c’est faux. Ce qu’il y a en dessous, c’est une tombe, en réalité plusieurs. Mais d’abord celle de Rhéa Silva.

Par trois fois la même histoire qui ne dit pas exactement la même chose selon qu’on la regarde du côté des femmes ou du côté des hommes. De leur côté, l’histoire est connue : c’est une histoire de vengeance, de violence, de vol ou de viol. Le père c’est Mars.

Du côté des femmes, c’est autre chose : par trois fois au moins, la ville est fondée en échappant à la ville originaire : Carthage, Albe, Rome. Par trois fois, pour éviter un conflit on s’en va fonder une autre ville. Par trois fois c’est par un accord avec les autochtones que cette ville est fondée. C’est le cas pour Didon, c’est le cas pour le fils d’Enée ; c’est le cas pour Romulus. A chaque fois, Carthage, Albe, Rome, une femme meurt et c’est sur sa tombe que s’érige la ville. A chaque fois, une duplication : deux Troie seront fondées dont l’une ne fera pas souche ; Lavinium se dupliquera en Albe ; Albe en Rome. A chaque fois un accord, un contrat, une alliance qui tourne mal. A chaque fois une femme que l’on enterre vivante.

Pour autant que la femme soit une virtualité blanche, pour autant qu’elle soit l’indistinction alors oui l’enterrer c’est fonder. La femme est sujet. Elle sera mis à bas !

Rome fait le pari de l’objet, pas du sujet. Ne cherche pas d’où viennent les choses, il remet les compteurs à zéro. Rome fonde son propre calendrier. Avant ? Rien ou de si confus qu’il n’est pas la peine d’en parler, encore moins de l’interpréter. Rome fait le pari du silence, pas de la parole. Rome invente la radicalité, la racine : le bois.

Rome le met même en scène : le bois d’asile. Invente même ainsi la scénographie des commencements. Qui passe par le bois d’asile devient vierge. Cesse d’avoir un passé. Est romain. D’où qu’il vienne, quel qu’il soit. Rome ne s’embarrasse pas de préalables : Rome invente le radical commencement. Rome invente l’histoire.

Commencer absolument une série c’est effacer les traces laissées. Non pas dire qu’il n’y a pas d’avant, mais simplement n’en pas parler, n’en rien dire ; l’enfouir. Au commencement était le silence. Celui des augures qui ne permettent pas de distinguer d’entre les jumeaux qui doit gouverner mais ce silence est tonitruant parce que c’est celui des armes. Au commencement est le silence : celui de Rhéa Silva que sans doute l’on enterre vivante.

Si le rite grec laisse entendre qu’il n’y a rien que l’on enfouisse dans les fondations, le rite albain au contraire enfouit : mais Rome se refuse à l’analyse, à l’interprétation ! Ne dénoue pas les fils. Sans doute est-ce pour cela que Rome est condamné à répéter sans cesse sa propre fondation et la violence originaire qui l’accompagne.

A y bien regarder Rome fait l’inverse de ce que théoriquement nous tentons tous de faire : après tout penser qu’est-ce sinon définir l’objet d’étude, se donner les moyens méthodologique de l’appréhender et s’adonner via un appareil de preuves er de démonstrations, à l’effort d’explication. Penser c’est expliquer et analyser. Rome n’explique pas, mais enfouit. Rome ne délie pas, mais entremêle et enfouit. Rome n’explique pas, mais implique.

Ce n’est pas que Rome ne pense pas : Rome fait comme si elle savait. Plutôt que de faire de la connaissance le préalable de l’action, Rome agit comme si elle savait.

Rome est au centre d’un cercle vicieux : pas d’action efficace sans une connaissance du monde mais en même temps pas de connaissance sans une théorie quelconque. Rome le sait, Rome le sent : Rome l’enfouit … et passe à autre chose. Mais d’un autre côté, il faut bien vivre, il faut bien agir. Sans doute l’action est-elle première. L’humanité ne se pose que les questions qu’elle peut résoudre

L'humanité ne se pose que les questions qu'elle peut résoudre car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir 1

Mais en même temps elle ne peut se passer de représentation et celle qu’elle se donne excède manifestement ses capacités. Pas de pratique sans théorie, mais pas non plus de théorie sans pratique : on tourne en rond.

Mais Rome le sait et fut sans doute la seule à le savoir résolument. Faut-il y voir un hasard ? en tout cas l’hégémonie grecque fut assurément intellectuelle mais pas politique. A avoir voulu faire le chemin initial du côté de la théorie, à avoir déserté la caverne, Athènes brille mais ne domine pas. A l’inverse Rome fait le pari du réel, de l’objet, enfoui au tréfonds du réel la théorie… et Rome est éternelle ! 

On doit pouvoir en tirer deux séries de conséquences tant au niveau de la connaissance que de l’action ; tant au niveau épistémologique que politique et donc moral :

Nos théories sont toutes du côté du sujet, jamais de l’objet : ce que nous présente Rome c’est précisément une philosophie de l’objet.

Ce qui semble disposer deux types de fondations : M Serres évoque la caverne comme une grille de lecture : Athènes nous pousse à en sortir en offrant la lumière qui aide à comprendre le monde ; Rome en revanche aurait un véritable culte de l’objet, en le laissant à son statut de boite noire.

Notre thèse est qu’il faut nous penser avec le monde et de ce point de vue tout semble bien dépendre de l’objet.

Il est ce qui est jeté en face de moi, contre moi qui ipso facto deviens sujet, soumis. C’est ce rapport qui semble pervers et, en réalité, condamné à un dramatique jeu de qui perd gagne ! tout se passe comme si, ne pouvant m’affirmer qu’en face du monde, celui-ci dût nécessairement perdre pour finalement gagner à la fin. Tout semble se passer, mais cette lecture est trop facile, comme si dialectiquement, l’esclave était le monde qui dans ce terme de la réconciliation serait qui donnerait le la final. Mais c’est sans compter sur la contradiction initiale qui veut qu’en réalité ce soit moi qui suis sujet, moi qui suis jeté en dessous.

Sans doute faut-il reprendre la question des deux côtes successivement : du côté de l’objet, puis du côté du sujet. Se souvenir que ce qui perd, se sauve ou sauve et qu’ainsi ce qui se gagne d’un côté finit toujours par se perdre de l’autre – et inversement. Ce que l’on observe parfaitement dans ce texte de Bataille déjà cité :

Dans la mesure où l’homme s’est défini par le travail et la conscience;, il dut non seulement modérer, mais méconnaître et parfois maudire en lui-même l’excès sexuel. En un sens, cette méconnaissance a détourné l’homme sinon de la .conscience; des objets, du moins de la conscience de soi. Elle l’a engagé en même temps dans la conscience du monde et dans l’ignorance de soi. Mais, s’il n’était d’abord devenu conscient en travaillant, il n’aurait pas de connaissance du tout: il n’y aurait encore que la nuit animale. 2

Ce que je gagne en connaissance du monde, je le perds en connaissance de soi. Mais en même temps ce qui se gagne en connaissance ici, se perd là (Heisenberg). Quand je jette la lumière sur le monde, inévitablement je projette de l’ombre : je m’interpose entre la lumière et le monde. Ce que révèle l’acte fondateur est donc en même temps un prix à payer pour ce qu’il cache ; et ce qu’il cache un prix à payer pour ce qu’il révèle.

Et le paradoxe est ici : parce que nos théories penchent du côté du sujet, elles se condamnent à le méconnaître alors même qu’elles en font le centre ! Nos sciences humaines sont si tardives, si fragiles encore. Même s’il faut admettre que prendre le parti inverse, celui de l’objet nous condamnerait invariablement à le méconnaître. C’est pourtant celui que fait Rome : elle ne s’enfuit pas, elle enfouit ; elle ne se sauve pas, elle incruste, incarne. Rome est tout entière en Rome, tous les chemins y mènent : dès lors il ne sera plus nécessaire de quitter la ville, trop pleine, pour en refonder une autre. Rome ne vient pas à nous c’est nous qui, itérativement, allons vers elle.

Mais Rome en se cachant ainsi se condamne à répéter l’insupportable litanie des meurtres, des viols et des vols. Rome est partout chez elle ; elle est universelle et c’est pour cela qu’elle trouvera aisément son compte dans le catholique. Rome réunit : una catholica ecclesia ; elle est union, réunion et c’est sans doute ici que réside sa force. Elle n’exclut pas, elle inclut ; toujours. Comme toute terre d’émigration, elle a besoin qu’on la rejoigne ; elle est lien. C’st peut-être pour cela qu’elle ne théorise pas, qu’elle ne peut ou veut théoriser car elle sait combien finalement penser c’est analyser, découper, critiquer quand justement sa démarche est de nouer.

Mais en même temps parce qu’elle enfouit, elle s’interdit de parvenir véritablement à réaliser ce lien et se condamne à reproduire le meurtre.

C’est pour cela qu’il faut penser Hestia