palimpsesteConsidérations morales

 

Livre 1 : Sur la ligne Sortir Partager ensevelir rite albain Hestia ériger Babel

Fonder, c'est ériger

Nous l'avons dit, le temps de la fondation est toujours ternaire : sortir ; creuser et, enfin exhausser. Nous y voici !

 

Après les fondements, la prise de hauteur mais il faut se souvenir qu'elle n'est pas première : lui aura précédé, pour sortir de l'indécision initiale, la montée respectivement sur l'Aventin et le Capitole, des deux jumeaux pour lire les augures - pour inaugurer.

C'est sur le Capitole, tout de suite, que Romulus érige les fortifications entremêlant d'emblée le sacré et le politique, la défense de la ville et son propre exhaussement.

Se grandir lui-même par les marques du commandement

dit Tite Live. C'est, plus tard, sur cette même colline qui marque la grandeur de Rome, que Tarquin érigera le temple dédié à Jupiter, Junon et Minerve.

C'est ainsi toute l'ambiguité de l'exhaussement qui se trouve ici illustrée : celui qui consacre, se consacre lui-même et c'est bien la marque du grand sacrificateur que de se sacraliser d'un même tenant. Ce pourquoi le moment de l'érection est toujours tout particulièrement sensible qui dit, sous le partage nécessaire d'entre le sacré et le profane, une philosophie implicite du pouvoir et donc de l'action.

L'on a bien ici le troisième terme de cette quête des fondements qui devrait nous permettre de justifier enfin les trois principes (solidarité, réciprocité et pesanteur et grâce) que nous avions cru pouvoir repérer en commençant.

Or, encore une fois, de ces moments d'érection, les textes sacrés nous portent témoignage à plusieurs reprises qui dessinent autant de modalité de la fondation que possible.

- la tour de Babel

- la rencontre du Sinaï

- la glossolalie

- mais enfin, qui ne pèse pas pour peu, l'apothéose de Romulus.

Le scrupule pousse à dire que ces moments ne sont pas équivalents ou que, plus exactement, ils vont toujours par couple, l'un dessinant un moment de réussite ; l'autre un moment d'échec. La rencontre du Sinaï n'est pas pensable autrement qu'avec son échec initial : l'épisode du Veau d'or : l'apothéose de Romulus ne va pas sans l'hypothèse corollaire évoquée par Plutarque de l'assassinat de Romulus par les sénateurs ; la glossolalie n'est pas pensable sans son pendant vetero-testamentaire : le mythe de la Tour de Babel.

La rigueur pousse à préciser que la ligne de partage, celle-là même qui permet de sortir de l'indécision, est cette fois-ci verticale et non pas horizontale. Que la sortie de l'indécision provint toujours d'en haut.

Le moment de la fondation est, à proprement parler, un chemin de croix : celui où se croisent d'une part la ligne horizontale qui organise l'espace de la cité, l'autre, verticale, qui départage le sacré et le profane. La première, assurément a partie liée avec l'espace ; la seconde, sinon avec le temps en tout cas avec l'éternité. Il y en a sans doute une troisième qui donne profondeur au chemin, qui dispose la fondation en trois dimensions, celle qui du sens apparent au sens caché, du récit à l'interprétation, ouvre la voie à ce qui, justement, est tu, à ce récit à multiples étages où l'un au moins s'adresse aux dieux seulement et l'autre, aux hommes. Comment ne pas songer en effet à ces prismes, tel par exemple ceux du roi Assurbanipal relatant ses faits de guerre. Ces objets de terre cuite auront été souvent utilisés comme objets de fondation que l'on enfouissait dans les murs des bâtiments : autant dire que ces objets n'étaient pas conçus pour être lus par les hommes mais bien au cintraire par les dieux et légitimaient la prééminence de qui siégeait sur le trône.

Signe s'il en est de l'importance de ce que l'on enfouit, qui a délibérément affaire avec les dieux, avec le sacré et donne son sens à ce qui s'érige.

Signe s'il en est du volume de cette croix que nous commençons à voir se dessiner.

Ce qu'il y a au fond et que l'on enterre, ce sur quoi l'on batit a manifestement partie liée avec la violence et la guerre ce pour quoi l'on peut avancer que si évidemment la morale dessine une ligne de partage entre le bien à quoi elle invite et le mal qu'elle répudie en même temps que définit, elle porte en ses fondements la question de la violence. Une violence qui légitime la place du fondateur ici, avec Assurbanipal mais, à y bien regarder, avec Hercule, Romulus aussi ; une violence dont on récuse l'exercice avec le décalogue - mais, bien avant, avec l'épisode de la tour de Babel.

Il est coutumier de dire qu'aucune morale ne peut faire l'économie d'une réflexion sur le mal et donc sur la culpabilité ; elle ne le peut non plus de la violence sitôt qu'elle est entendue comme un mal. Ce pourquoi l'on ne saurait éviter de se pencher sur le double épisode du Déluge et de la Tour de Babel non plus, évidemment, que sur celui, archétypique, de la révélation de la Parole au mont Sinaï. Mais cela veut dire aussi que l'on ne pourra longtemps esquiver la question de la violence et l'aporie que représentent à la fois la vacuité de son concept et son omniprésence comme faute et punition de la faute. Mais en même temps, on ne peut pas ne pas voir, les deux étages de cette morale qui enjoint à la fois les rapports à Dieu et les rapports à l'autre - qui ont donc à voir à la fois avec le sacré et le politique. Il n'est ainsi, pas tout à fait hasardeux que la tradition juive insiste sur la répartition en deux tables des commandements dont la première concernerait les rapports à Dieu, la seconde les rapports avec l'autre - le prochain.

C'est assez dire que selon que l'on insiste plus sur l'une ou autre des dimensions de la fondation on obtiendra des commentaires plus strictement théologiques ou plus spécifiquement politiques. Nous gageons pour notre part que ce ne sont qu'envers et avers d'une même réalité comme ces tables dont les écritures nous disent qu'elle furent écrites sur les deux faces ...

 

La tour de Babel