Considérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Livre II Trois leçons Trois questions  

Livre II : De la violence
Introduction

Une introduction en forme de bilan, paradoxalement car dans cette vaste promenade dans les rites et mythes de fondation, nous avons passablement avancé.

On y a vu qu’il n’y avait pas d’autre solution que de s’étendre ou bien en face de soi par la conquête en plaçant devant soi : ob ; ou de prendre de la hauteur et de gagner par le surplomb. Et là prendre ainsi le parti du sujet . Mais que jamais on y prit le parti d'une boucle de rétroaction entre sujet et objet qui permit à l'un comme à l'autre de se maintenir l'un en face de l'autre ...

Il n’empêche : la violence est partout, assumée ou subie. Celle qui frappe les femmes, objets enfouis quand il s’agit des vestales, objets échangés quand il s’agit de perpétuer la ville. Celle qui frappe les hommes : la guerre bien sûr qui se répète, qui est l’une des formes, avec l’alliance, de la fondation sans que l’on sache pourquoi tantôt l’on parvient à s’entendre (Enée) tantôt non.

A la recherche des fondements et donc des principes de toute morale, nous ne pouvons pas ne pas constater combien la détestation de la violence accompagne sa généralisation et, notamment, la généralisation de sa représentation. Certes nos fondamentaux, comme on dit désormais, tournent autour de la renonciation à la violence (le Décalogue notamment égrène l’interdit des différentes formes de violence, de l’intention à l’acte, contre le proche autant que contre l’étranger) et il semble bien que nos dispositifs modernes (politiques, juridiques voire psychologiques) visent sinon à la supprimer tout au moins à la canaliser : de l’état moderne qui confisque et monopolise l’exercice de la violence, à la justice qui joue la médiatrice dans les querelles privées, à tous les processus de sublimation qu’une saine thérapeutique mettra en place au nom du principe de précaution. 

Pourtant !

L’état moderne n’est pas nécessairement rempart contre l’exercice de la violence : il peut même en devenir le protagoniste principal, l’instigateur et le promoteur. Ce qu’illustrent tous les totalitarismes et les massacres et/ou génocides qui les accompagnèrent. A l’inverse l’absence d’état, son affaiblissement, notamment dans le cadre d’une économie libérale qui le limite à sa seule sphère régalienne, favorise tellement l’éclosion de violences sinon physiques au moins sociales, qu’il semble fonctionner comme un rempart, insuffisant peut-être, mais indispensable. Coincée en quelque sorte entre le marteau et l’enclume, entre une violence diffuse ou infuse, la morale semble condamnée à prêcher la bonne parole sans être capable de la vraiment faire appliquer.

Pourtant !

Tout à l’air de se passer comme si la violence ne parvenait plus à être contenue, ou que ce qui, via la sublimation, était supposé la cadrer – culture, technique, travail – fût au contraire devenu ce qui l’engendrait ou au moins en démultipliait les effets désastreux. Quand R Girard, reprenant Clausewitz, évoque la montée aux extrêmes, que fait-il d’autre sinon mettre en cause la possibilité même de la canaliser ; sinon douter du travail du négatif ? Sinon laisser entendre que nous nous serions contentés de théoriser cette violence en espérant hypocritement que d’elle pût surgir quelque bien ultérieur ?

Affirmer à propos du rite d’Hercule, que la signification profonde de ce récit mettant en présence Cacus et Hercule, était le changement de logiciel, la substitution au bruit du monde, de l’interprétation des signes et donc le passage du matériel au logiciel, c’était au fond dire que l’on avait déplacé du côté de la théorie ce que nous ne pouvions résoudre du côté de la chose ; pour autant la théorie est-elle violente ? reproduit-elle et engendre-t-elle la violence ? et, partant, une morale ne risque-t-elle pas d’être à son tour une mise en scène de la violence : une catastrophe ?

Or, précisément, nous l’avons déjà suggéré le concept même de violence est vide : à extension maximale, à compréhension nulle, à l’instar du concept d’être, comme s’ils étaient équivalents. Ce qui serait tragique parce que voudrait signifier qu’il n’y aurait pas d’autre manière de cesser d’être violent que de cesser d’être. Impensable, inacceptable ! A penser pourtant. Peut-être dans cette perspective faut-il aller regarder du côté de Lévinas qui très tôt aura affirmé que les philosophies occidentales se seraient fourvoyées d’avoir pris le parti de la connaissance du monde, et donc de la méconnaissance de soi, fruit d’une monstrueuse mégalomanie (ubris) visant non seulement à s’en faire l’égal mais aussi à le dominer. Penser la subjectivité à partir de l’expérience de l’autre, à partir de la responsabilité, serait le moyen dès lors de ne pas surplomber l’existence d’un supplément moral mais de faire de la morale le nœud même de la subjectivité.


Toute la question revient finalement à trois :

- Quid de la violence : est-elle naturelle ou culturelle ? on peut poser la question de manière subtile et s’interroger sur sa dimension anthropologique ou historique mais finalement cela revient au même.

- Quid du politique et donc en fait de la liberté : ramenée au plus simple, elle suppose un choix possible. Et ce choix semble bien pourvoir être ramené à l’acceptation ou non du combat. Si je ne le puis pas, alors je suis nécessairement soumis : la dialectique, peut-être, ne semble donner raison à l’esclave que pour l’asservir derechef dans la spirale interminable de la lutte.

- Quid du monde ? comment penser ce qui m’est radicalement autre, extérieur sans ni le détruire ni le dégrader. Comment me penser face à l’autre qui m’est tout autant extérieur sans le … mais ici encore c’est peut-être se tromper de chemin en optant spontanément pour le versant gnoséologique du problème : ne vaudrait-il pas mieux écrire comment être face à cet être autre… ? C'est-à-dire prendre le problème effectivement du côté de la morale plutôt que de la science