Considérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Livre II: Introduction Trois leçons Trois questions rapport au monde le monde perdu révolution scientifique révolution technique

Nous avons perdu le monde

La relation avec le monde doit être entendue de deux points de vue distincts, même s'ils sont déterminés l'un par l'autre :

- le point de vue de la pensée

- le point de vue de l'action

L'objectif est ici de montrer comment cette relation, entendue sur le mode dialectique d'une confrontation , quand bien même celle-ci dût n'aboutir à la destruction ni de l'un ni de l'autre, aura néanmoins abouti à un conflit répété qui déboucha sur la dégradation du monde - ce dont les périls écologiques annoncés ne sont qu'une des expressions possibles - mais aussi sur une sujétion de l'homme. Que le monde se rappelle à nous en nous présentant désormais un espace de plus en plus fragile, que, pour reprendre l'expression de M Serres, la nature soit rentré dans l'histoire, est assez significatif pour comprendre la profonde révolution qui est en train de se produire qui bouscule tous les fondamentaux de nos approches occidentales.

On aura dit l'essentiel lorsque l'on aura rappelé qu'effectivement le dégat collatéral qu'aura produit l'humanisme aura consisté principalement dans la réification du monde - son désenchantement - qui consiste d'abord en sa mise à disposition

devenir comme maître et possesseur de la nature

disait Descartes.

Mais dans l'affaire, il y a fort à parier que nous nous soyons perdus nous-même - ce dont, après tout, le terme sujet - qui signifie quand même sous-mis - témoigne assez bien. Aliénation dirait Marx sans doute, qui ne vit pourtant pas combien la relation qu'il posait pour la société communiste ne concernait encore que les hommes entre eux et laissait intacte la relation instrumentale au monde ; oubli de l'être dirait Heidegger qui perçut assurément ce qui se jouait dans la modernité sans pour autant toujours pouvoir éviter - lui non plus - l'oubli du monde.

1e signe : l'effacement de l'espace et du temps

Assez intéressant de ce point de vue que dans le texte intitulé la chose, Heidegger commence par une réflexion sur l’espace et le temps.

C'est un lieu commun que de proclamer qu'avec Internet notamment, mais de manière plus générale avec toutes les nouvelles technologies, le monde se serait rétréci, que les distances se seraient effacées : n'a-t-on pas à une époque évoqué ainsi le village global ? Il est vrai que radio d'abord, télévision ensuite nous ont mis en face immédiate d'informations qui autrefois mettaient parfois un temps long à nous parvenir - quand elles nous parvenaient. Il est vrai que la désormais presque immédiate mise à disposition de contenus, de savoirs facilitent indéniablement les échanges - notamment scientifiques et universitaires - et semblent abolis tous les obstacles - distance mais aussi délais - qui les entravaient sans pour autant les empêcher. Il est vrai encore que l'Internet nomade et les téléphones portables font de nous des individus immédiatement joignables, n'importe où et quand ; il est vrai enfin que le traitement de plus en plus rapide des contenus disponibles - tant leur transmission que leur exploitation - peuvent donner l'impression - assez babélienne finalement - d'une communication sans obstacle, immédiate dans son double sens de directe et d'instantanée. Les informaticiens utilisaient autrefois l'expression de traitement des données en temps réel - curieuse expression si l'on songe que cette réalité du temps signifiait en réalité sa suspension voire sa suppression - pour signifier l'accessibilité et le traitement quasi instantané des données. Que je puisse sans délai ni véritable obstacle échanger des savoirs ou des contenus banals par le même biais aisé - et apparemment gratuit - peut effectivement donner l'illusion de cette suspension de l'espace et du temps.

La question n'est pourtant pas si simple : d'une part il est faux de croire que ces nouvelles technologies ne soient pas en soi un biais - fût-il plus efficace et rapide - et de ce point de vue seulement la communication ne saurait être conçue comme immédiate. Et rien ne garantit - c'est ce que suppose par exemple M Serres - mais que nie M Gauchet 1 - que ces nouveaux outils n'induisent pas une nouvelle façon de pensée, de nouveaux processus de cognition.

Surtout cet effacement de l'espace est peut-être illusoire qui serait plutôt un espace de proximité où, précisément l'autre ne serait plus tant le différent que l'extraordinairement proche - toujours trop proche d'ailleurs : le prochain. Que dans cette perspective, ces nouvelles technologies dessinent une nouvelle façon d'être au monde n'est pas certain, mais esquissent de nouvelle manière d'être au monde social, ce semble assez évident. Dès lors la question de l'autre devient celle du prochain et l'on voit bien, ne serait-ce que par l'explosion du nombre de divorces, combien il est de plus en plus malaisé de vivre en groupe, de faire collectif dans un espace précisément où non pas les distances mais la frontière entre soi et les autres et notamment celle entre vie privée et publique est, sinon effacée, en tout cas malmenée.

Or, ne l'oublions pas, il n'est de conscience possible que par distinction et donc écart du sujet par rapport à l'objet : tout écrasement de cette distance conduit inexorablement à l'affaissement de la conscience qui apparaît bien comme une mise à distance d'un sujet tenant le réel en respect quitte à encourir, dans la conscience qu'il prend de lui-même à une distance par rapport à lui-même. Parcours tragique de l'odyssée de la conscience où l'on voit la marque d'un parcours dialectique ou bien moment final d'un Esprit conquérant à la fin de l'Histoire l'Unité perdue à l'origine ?

On voit bien chez les analystes de la communication moderne l'oscillation constante entre un point de vue babélien redoutant dans cette proximité l'échec final de tout échange ou, au contraire, un point de vue pentecôtiste espérant de la nouvelle donne une glossolalie ouvrant tous les horizons du possible.

Le rapport à l'espace dessine ainsi la ligne où se jouxtent pensée et action que pourtant il faudra bien entendre d'abord séparément.

Ce qui demeure de cette crise est bien le risque mégalomaniaque d'une conscience humaine si éloignée d'elle-même et du monde qu'elle ne peut pas ne pas se prendre elle-même pour fondatrice ! pour divine. Or toutes les dichotomies classiques viennent de là : le monde est sauvage, brutal, violent 2

Mégalomanie : le mot est lâché ! et il est clair que l'on est très loin de la norme grecque du καιροσ (kairos) mais tellement proche de ce que le monde grec redoutait le plus l'ὕϐρις.

Or le καιροσ a à voir avec le temps : L'autre terme qu'utilise le grec pour désigner le temps est αιων qui signifie durée de vie, d'où destinée et sort ; éternité, âge. A bien y regarder le temps est pensable pour le grec à la fois comme ce qui s'écoule et dure mais aussi comme ce point fixe qu'il faut savoir ou pouvoir saisir et qu'il nomme καιροσ (kairos) qui constitue le moment opportun, la circonstance, l'occasion favorable. Le καιροσ a en réalité peu à voir avec le temps physique mais bien plutôt avec le temps ressenti : il est ce qui permet à l'homme non pas tant d'échapper au temps, à sa destinée que ce qui donne de l'épaisseur à l'instant en lui permettant d'agir opportunément.

Figure même de la sagesse antique avec la modération que suppose le juste milieu, le καιροσ s'oppose ainsi à l'ubris - ὕϐρις - à cette démesure qui par orgueil ferait l'homme se révolter contre son destin. Or le destin est justement conçu comme la part qui est dévolue à chacun, de fortune ou d'infortune, de bonheur ou de malheur. Ce serait faire preuve d'ὕϐρις que d'en vouloir plus, et encourir nécessairement la némésis - la destruction - qui est précisément la sanction des dieux vengeurs, ramenant le fauteur de troubles à l'intérieur des limites qu'il n'aurait jamais du franchir. La déesse Νέμεσις, de la vengeance,mais aussi de la pudeur, est surtout celle de la justice, celle qui punit tous ceux qui outrepassent leur lot. Mais νεμεσισ signifie justement justice distributive d'où l'indignation que suscite l'injustice, et donc le châtiment, la vengeance divine. νεμω c'est précisément distribuer, partager et donc diviser ; mais c'est aussi occuper, posséder par suite de la coutume des peuples pasteurs (les νομαδεσ - nomades) pour qui faire paître son troupeau sur un territoire était le posséder.

Il faudra revenir, quand on abordera la question technique, sur le double mythe de Prométhée et de Pandore * - qui en est la suite logique - pour ce qu'il révèle à la fois combien - tel celui de Babel - combien l'affirmation de l'homme revêt toujours l'aspect d'une insurrection contre les dieux et dessine l'espace même de la faute - sinon du mal - qui est celui de l'acte et, plus particulièrement celui de la technique, nourrissant un courant anti-technique dans l'Occident ne s'est jamais vraiment remis. Revenir aussi sur la démarche paradoxale qui permit à l'âge classique de tourner le dos à ses fondations antiques tout en les revendiquant néanmoins comme modèle.

Il suffit ici de rappeler que ce que nous avons repéré déjà : la fondation d'abord est un moment et l'acte de création est lui-même, d'abord, celui du temps, avant même celui de l'espace. Si traditionnellement le temps est plutôt la forme que revêt l'impuissance humaine, en conséquence toute atteinte au temps doit s'entendre sous l'aune de l'ὕϐρις.

C'est, sans doute, en conquérant le temps que l'homme aura perdu le monde !

2e signe : au commencement était le vol

Vol des oiseaux dont on attend sortilège ; vol des troupeaux que l’on subtilise : étrange terme que celui-ci désignant à la fois une des figures éponymes de la liberté en même temps que le larcin même s’il est avéré que, via la fauconnerie, cette seconde signification dérive de la première. Le vol dans son ambivalence renvoie à la même polysémie que forfait : d’un côté le larcin, de l’autre la liberté.

Au commencement est le vol et il y a fort à parier que l’on y doive voir la parabole de la grande révolution du néolithique : l’homme est chasseur, et à ce titre, prédateur ou parasite. Ce n’est qu’ensuite qu’il se fera paysan ou éleveur : à tout prendre, parasite encore !

L'histoire commence lorsqu'on sort de l'indécision initiale, lorsque quelqu'un - le fondateur en l'occurrence - parvient à lire, à interpréter les signes célèstes. Première figure du prêtre, de cette configuration que Dumézil aura placée sous l'égide de Jupiter, où le système ne distingue pas encore tout à fait le sacré du profane, le religieux du politique. Quoiqu'en deux temps, puisqu'aussi bien c'est Dieu qui écrit de son propre doigt les tables du décalogue, c'est le même processus que l'on observe avec Moïse : transmetteur certes, d'abord, avec l'irrégragable nécessité de l'humilité soumise qui en découle, il n'en deviendra pas moins, dans un second temps, législateur, celui qui donne un sens - et donc interprète autant qu'applique - les principes dans la loi.

Deux temps qui recouvrent très exactement l'adage populaire qui veut que les paroles s'envolent et les écrits restent mais tout aussi bien ce verset de la 2e épître aux Corinthiens :

2Co 3:5- Ce n'est pas que de nous-mêmes nous soyons capables de revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous ; non, notre capacité vient de Dieu,
2Co 3:6- qui nous a rendus capables d'être ministres d'une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l'Esprit ; car la lettre tue, l'Esprit vivifie. **

Comment ne pas songer non plus à ceci :***

Ce n'est pas pour baptiser que Christ m'a envoyé, c'est pour annoncer l'Évangile, et cela sans la sagesse du langage, afin que la croix de Christ ne soit pas rendue vaine.
Car la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu.
Aussi est-il écrit: Je détruirai la sagesse des sages, Et j'anéantirai l'intelligence des intelligents.
Où est le sage? où est le scribe? où est le disputeur de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde?
Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication.
Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse:
nous, nous prêchons Christ crucifié; scandale pour les Juifs et folie pour les païens,
mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs.
Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes (1.Cor, 1-17-25) 3

Dans la tradiction chrétienne, qui se veut universelle ne l'oublions jamais, la Révélation mais plus encore ici l'Incarnation intervient sur fond d'un double échec : ni les Grecs ni les Juifs ne surent trouver Dieu. C'est à la fois reconnaître et récuser la double source. Paul écrira qu'il n'y a plus ni juif ni chrétien, barrant la route - l'espérant en tout cas - à toute définition identitaire et ouvrant la voie à une relation directe avec le message révélé : le chrétien doit être au dessus, au delà ! Mais en même temps c'est reconnaître une source.

Distinction qui mériterait d'être entendue, d'entre signe et sagesse, mais tous les deux sont renvoyés dos à dos : inversion d'entre l'apparence et la réalité, d'entre le savoir du temps et la parole divine, folie d'un côté μωρία, sagesse de l'autre ; récusées ensemble la philosophie et la religiosité juive. Toute l'histoire chrétienne tentera de recoller les morceaux et d'affirmer à la fois sa supériorité et sa double procession d'avec le judaïsme et la pensée grecque ; néanmoins la Révélation se pose d'abord, comme n'importe quel système - contre ce qui précède.

Nous y voici, encore et toujours : sans doute les signes étaient-ils là, sans doute depuis les origines mais il n'ont pas été vus. Sans doute la philosophie eût-elle pu mener à la sagesse mais elle s'arrêta en chemin. Que les signes fussent présents ou peu lisibles, qu'importe alors : la Révélation est le truchement par quoi sortir de l'indécision - est cette sagesse qui donne le la, permettant à la fois de comprendre et d'agir.

Oui, au commencement est le vol : il s'agit bien de substituer une parole à une autre ; de subtiliser l'une au profit de l'autre. Celui qui fonde est celui qui sait attraper la parole au vol, qui sait l'incarner, l'enfouir. Il n'est pas d'envol qui ne jaillisse d'une terre, d'un soc. Il n'est pas de sagesse qui ne plonge dans les entrailles du réel. On est ici dans le registre du solide, de la certitude : que cette fondation soit d'abord aérienne ne change rien à l'affaire - il faut bien un point d'appui pour soulever le monde.

Oui sans doute, au commencement est la certitude, la connaissance, le logos. Ce qu'écrit Paul est en réalité assez cruel : ni la sagesse, ni la piété ne sont à soi seules suffisantes ; manquera toujours la grâce ; la Révélation.

C'est donc bien par là qu'il faut commencer

Reprenons : définir les règles du bien agir revient inévitablement à supposer quelques principes directeurs à l’aune de quoi on pourra mesurer, à la fois ce que l’on doit faire et ce que l’on doit s’interdire de tenter. La question n’est pas nouvelle, elle n’est même pas fondatrice. Elle vient après la position des principes.

Pris au sens le plus large des termes, on pourrait presque écrire que la philosophie n’a rien à dire ici : ce serait bien plutôt aux praticiens de définir eux-mêmes et pour eux-mêmes les codes déontologiques idoines. N’étaient deux révolutions : celle des sciences ; celle des techniques. Que nous tenterons de comprendre ci après.

suite


1) M Gauchet Une pédagogie vraiment éclairée est à inventer

M Serres Petite Poucette

2) relire ce passage de Hegel :

L'état de nature est l'état de rudesse, de violence et d'injustice. Il faut que les hommes sortent de cet état pour constituer une société qui soit État, car c'est là seulement que la relation de droit possède une effective réalité

* voir ou lire JP Vernant

3) Le texte grec dit μωρία pour folie ; σημεῖον pour signe