Considérations morales
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Autour du génocide

Sujet délicat par excellence où les pièges sont nombreux et les polémiques aisées à la hauteur d'un événement tellement insolite qu'il fallut en inventer le concept et lui imputer une imprescriptibilité inédite. Le temps passant, les tentations sont fortes ici et là d'en dénier la radicalité insolite ou, au contraire, de n'y voir que la énième occurrence d'une malignité qui courrait toute l'histoire de l'humanité.

Qu'il soit impensable et fût sinon imprévisible en tout cas largement inimaginable pour les contemporains, qu'il illustre combien ni le fort développement politique, économique et social, encore moins les avancées culturelles, artistiques et scientifiques n'en purent être des digues suffisantes, qu'à sa manière il déchire l'histoire sinon de l'humanité en tout cas de la culture dite occidentale au point que plus rien véritablement ne puisse être après comme avant, restent des évidences, scandaleuses, invraisemblables mais avérées.

Ce qui demeure certain est combien il apparaît comme la forme parfaite du mal radical. Et sans doute la forme la plus achevée de cette perte du monde que nous tentons de repérer.

D'où trois questions qui ensemble forment le contour de toute morale :

- s'il est un mal radical, c'est qu'en face se doit bien pouvoir être pensé un Bien radical

- s'il est un mal radical, c'est qu'il peut bien pouvoir fonctionner comme une référence absolue

- s'il est un mal radical c'est qu'il doit bien contrevenir non seulement à l'un mais aux trois principes que nous avons repérés : solidarité ; réciprocité ; pesanteur et grâce

Un problème de définition

Car tel est bien le paradoxe : l'indicible mais l'impensable s'avèrent finalement comme ce qui aide à penser. On frôle là les limites absolues et pourtant, de la même manière que le génocide aura permis la naissance, maladroite, incomplète, hésitante, mais la naissance quand même d'un droit international et une approche cette fois claire de ce que peuvent être les droits imprescriptibles et universels de l'homme, au delà de toute spécificité culturelle et idéologique, de la même manière il permet d'approcher le sens même des fondements de toute morale. 1

On sait combien l'immédiat après-guerre éprouva difficulté à appréhender la spécificité du génocide au point qu'on y mît plutôt l'accent sur les crimes de guerre et le martyr des résistants plutôt que sur les déportés. On sait aussi que ce lourd silence que s'imposèrent les survivants longtemps, assurés qu'ils redoutaient de n'être pas compris n'arrangea pas la mécompréhension qui ne se leva - et encore qu'imparfaitement - que dans les années 70.

 

On sent bien qu'au delà du déchaînement ultime de la violence quelque chose de plus essentiel se joue qui est le déni de l'humanité qui n'est pourtant pas inédit dans l'histoire et même plutôt, à en croire Levi-Strauss, une constante anthropologique.

Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les “sauvages” (ou tous ceux que l’on choisit de considérer tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. 2

Il n'est ainsi pas si difficile que cela de porter une lecture dialectique mais qui risque fort de manquer l'essentiel : oui bien sûr, la conscience ne se peut maintenir que face à une autre conscience et dans ce vis-à-vis conflictuel on peut bien envisager que se noue, en même temps que l'opposition, une solidarité ontologique qui fait sa propre conscience dépendre du regard porté par l'autre qui en même temps vous affirme et vous nie.

C'est bien aussi un peu ce qu'avait redouté Léon Blum qui dans ses Carnets s'inquiéta de ce qu'à vouloir légitimement les abattre, les alliés ne finissent par ressembler étrangement à leurs irréductibles ennemis.

21 février 1945
Vous êtes déjà vainqueurs en ceci : vous avez fini par communiquer à l'univers entier votre haine et votre cruauté. En ce moment même votre résistance sans espoir, dans laquelle on devrait reconnaître de l'héroïsme, n'apparaît plus que comme la marque extrême d'une férocité sadique, comme le besoin de pousser jusqu'au bout le saccage et le carnage. Et nous répondons en menant la guerre comme vous, avec une rage exaspérée : de part et d'autre elle prend la figure des exterminations bibliques.

Je tremble que vous ne soyez encore vainqueurs en ceci : vous aurez insufflé de vous une terreur telle que, pour vous maîtriser, pour prévenir les retours de votre fureur, nous ne verrons plus d'autre moyen que de façonner le monde à votre image, selon vos lois, selon le Droit de la Force.

Ce serait votre victoire véritable. Dans une guerre d'idées, le parti qui triomphe est celui qui a inspiré la paix.

Étrange et fabuleuse prémonition de ce que sera la thèse girardienne de la violence mimétique, que ce court passage où les protagonistes sont renvoyés dos à dos sous la métaphore des exterminations bibliques. Où l'on n'imagine évidemment en rien que Blum pût être opposé à la lutte contre le nazisme.

Pourtant : si guerre pouvait sembler juste c'est bien celle-ci qui tentait d'éradiquer la forme politique la plus perverse et l'idéologie la plus maligne qui se put concevoir, même si la lucidité pousse à reconnaître que la lutte contre le génocide compta assurément moins que les préoccupations géopolitiques, économiques ce dont atteste l'absence de bombardement des camps ou des voies ferrées y menant.

Ce que Blum suggère en réalité c'est combien toute guerre représente, quelque forme qu'elle prenne, quelque légitime ou inévitable qu'elle puisse paraître parfois, comme la pointe avancée de l'humain dans l'inhumanité,

On pourrait bien entendu y voir aussi le passage à l'acte : il est vrai qu'à lire la littérature antisémite des années 1890/1930 - un Drumont par exemple, avec sa France Juive, ou tout simplement à parcourir les différents épisodes qui ponctuèrent l'Affaire Dreyfus, on devine bien comment cet antisémitisme-là, par delà le racisme ordinaire, relevait - encore - plus du discours rodomont que d'une véritable stratégie de passage à l'acte qui dut attendre, à l'ombre de la victoire allemande, un Pétain et un Laval pour trouver un début de concrétisation législative.

Mais en même temps, si l'on n'appréhende le génocide qu'avec cette grille-là on s'interdit de pouvoir entendre, l'exorbitance de la violence mise à part, ce que le génocide a d'inédit et d'insolite.

Il semble en réalité que ce ne soit pas dans sa mise en oeuvre mais en son principe même que le génocide est à la fois inédit et la figure du mal radical. Sans aucun doute ce ne sera pas le nombre de morts ni d'ailleurs la forme industrielle dont il prit la forme qui fit en soi le génocide même s'il n'est pas faux de considérer que la mise à disposition de tout l'appareil d'Etat, et sa constitution en tant que projet politique qui marque en partie l'inédit du génocide. Tout à fait révélatrice à cet égard est la controverse qui anime presque depuis le début la question de sa définition - tout l'enjeu étant d'en donner une définition la plus précise possible sans pour autant la banaliser.

En tout état de cause il se caractérise par les :

- Meurtre de membres du groupe ;

- Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

- Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

- Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

- Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.


Reprise dans l'article 69 du Statut de Rome le 17 juillet 1998, l'acte fondateur de la Cour pénale internationale10, cette définition y précise qu'il s'agit d'un crime se distinguant par l'intention d'extermination totale ou partielle d'une population et la mise en œuvre systématique de cette volonté.

Alors, oui, au nom de la loi, ce qui fait le génocide c'est donc à la fois la préméditation et sa mise en oeuvre, relayée par l'appareil d'Etat. Mais a-t-on pour autant approché ainsi ce qui fait de l'holocauste, selon Kertész, une culture ? Que la justice ait à rendre compte de la réalité des faits est une chose ; qu'elle soit amenée, pour en fixer la responsabilité à en apprécier la gravité et ainsi de tenir compte des intentions, pour l'atténuer ou l'aggraver, en est une autre - délicate pour un crime individuel tant est difficile souvent la possibilité de la cerner ; plus aisée pour le génocide tant les textes, discours et dispositions militaires, administratives et légales foisonnent qui l'établissent - et toute la question est ici qui oblige, pour comprendre le génocide à en mesurer les termes autant du côté de la victime que du bourreau - car, pour suivre Blum, c'est l'humanité des deux qui ici fut en péril.

Offense à la solidarité

Si l'on reprend les termes du texte de Jaspers déjà cité, c'est bien à la fois d'un point de vue moral et métaphysique que la culpabilité ici se joue : nous partirons effectivement du principe que ni celle individuelle, ni celle politique ne posent véritablement de question.

Il nous faut néanmoins poser l'exorbitance de la faute par rapport à la peine possible. En son histoire, la justice, depuis la loi du talion jusqu'au droit moderne, se sera toujours efforcée de trouver quelque équité entre les deux : ici la chose s'avère impossible tant la faute commise déborde toute limite imaginable et pose la question de la possibilité même du pardon. Impossibilité qui explique que même les adversaires de la peine de mort purent ne pas être outre mesure choqués devant les exécutions après le procès de Nuremberg. Exorbitance qui souligne les limites des sanctions tant politiques qu'individuelles que l'on peut prendre dans de tels cas. Qui illustre la solution de facilité - dans le cas individuel - que représente la mise à mort mais la contradiction in adjecto que représenterait celle-ci dans le cas collectif d'un peuple qui ferait immédiatement le juste ressembler au criminel.

Or, c'est bien de solidarité dont il s'agit !

Jaspers la définit par l'humanité même de l'homme, en même temps qu'il affirme combien toujours nous y dérogeons de la limiter à nos proches.

Que veut dire alors solidarité où l'on ne peut pas ne pas lire en même temps solidité ?

Il y a au fond deux manières de l'entendre :

- celle classique qui voit dans l'interdépendance le liant qui maintient une société soudée, reprenant l'analyse classique de Platon ou d'Aristote voyant dans la division sociale du travail ce qui, rendant tous dépendant de chacun, permettait en même temps le corps social de partager le même destin, la même histoire, la même culture.

- celle, métaphysique qu'évoque Jaspers où il voit ce qui définit l'humanité de l'homme, ce qui le distingue de l'animal :

Il existe entre les hommes, du fait qu’ils sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore. Si je ne fais pas ce que je peux pour les empêcher, je suis complice. Si je n’ai pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui ne peut être compris de façon adéquate, ni juridiquement, ni politiquement, ni moralement. (...) Quelque part, dans la profondeur des rapports humains, s’impose une exigence absolue: en cas d’attaque criminelle, ou de conditions de vie menaçant l’être physique, n’accepter de vivre que tous ensemble, ou pas du tou t; c’est ce qui fait la substance même de l’âme humaine. Mais il n’en est ainsi ni dans la communauté de tous les hommes, ni parmi les citoyens d’un État, ni même à l’intérieur de groupes plus petits; la solidarité reste limitée aux liens humains les plus étroits et c’est ce qui fait notre culpabilité à tous. L’instance compétente, c’est Dieu seul. *

C'est, on le remarquera exactement cet argument que Jaurès utilisera en réponse à Guesde pour justifier son implication dans l'affaire Dreyfus quand celui-là douta qu'il fût opportun de se mêler d'une histoire qui ne concernait que la bourgeoisie et en rien le prolétariat :

lorsque, à propos d'un crime militaire, il s'est élevé entre les diverses fractions bourgeoises la lutte que vous savez, et lorsqu'une petite minorité bourgeoise, contre l'ensemble de toutes les forces de mensonges déchaînées, a essayé de crier justice et de faire entendre la vérité, c'était le devoir du prolétariat de ne pas rester neutre, d'aller du côté où la vérité souffrait, où l'humanité criait. 5

On pourra trouver saugrenu de mettre ainsi en parallèle le crime contre l'humanité par excellence que fut le génocide nazi et une injustice perpétrée contre un homme seul, même si celle-ci prit des dimensions idéologiques et politiques qui la dépassèrent vite pour devenir un des actes fondateurs de la République. Le lien existe pourtant qui réside dans l'obligation - morale - de dépasser la seule considérations de ses intérêts particuliers fussent-ils ceux de sa classe sociale, quand l'essentiel est en cause, c'est-à-dire l'humain. La règle qui s'impose à tous, et devant laquelle en réalité nous sommes tous sinon fautifs en tout cas défaillants, est bien de ne pas demeurer neutre devant l'offense faite à l'humain.

Trois lectures possibles

Humaniste

Elle tient à la nécessité pour tout système de se donner un principe qui lui soit extérieur. C'est bien ce autour de quoi nous tournons depuis le début et qui pose le problème de l'origine des valeurs. A cet égard il ne faut être surpris ni par la référence blumienne aux exterminations bibliques, ni celle de Jaspers à l'ultime compétence divine, ni enfin celle de Jaurès à l'humanité criante. Hors du système, au lieu même où il s'adosse, en cet espace où se joue l'universel et non plus justement les spécificités culturelles d'autant plus particulières que concrètes, la solidarité est étymologiquement ce qui fait masse, ce qui fait la tourbe devenir société, mais plus généralement ce qui fait l'homme être homme.

Assurément on peut avancer aussi qu'ayant perdu l'ultime référence divine, transcendante et irréfragable, nous n'aurions plus que nous même comme seul critère de référence pour distinguer d'entre le bon et le mauvais ; le juste et l'injuste ; le vrai du faux. Ce n'est pas faux mais ne dit qu'une partie de la vérité. L'humanisme est né de là, non d'abord en lutte avec le divin, mais dans la conscience claire que l'homme avait en lui les capacités suffisantes pour créer et perpétuer un ordre social cohérent et propice à son développement. L'humanisme ce fut cela d'abord : une confiance en l'homme qui interdisait qu'on y pût contrevenir sans mettre à bas tout l'édifice.

A cet égard, la solidarité représente une des formes de ce joker, de cet élément blanc qui circulant dans le corps social, le constitue ; ce lieu commun qui fonctionne comme le forum latin où chacun, renonçant à ses particularités, se présente à l'égal de tous pour traiter des affaires communes. La solidarité est le nom métaphysique de la chose publique. Mais en même temps elle est l'universalité en acte, lui conférant cette densité concrète, cette réalité manifeste qui ne peut qu'heureusement compenser ce que l'universalité humaniste pouvait avoir de trop général.

Réserver place à table pour le voyageur, le pèlerin, le pauvre comme on le faisait jadis pour les fêtes de Noël, tenir pour sacrées les lois de l'hospitalité, moeurs si vivaces encore dans les pays pauvres, tellement atténuées dans les pays développés, secourir celui qui est en danger, mais encore par une contradiction qui n'est qu'apparente, vouloir pour le criminel un supplice qui préserve au moins sa dignité (Guillotin), donner sans nécessairement espoir de retour sont autant d'expressions de cette solidarité - qui est d'abord solidarité avec l'humanité de l'autre.

Moins de connaissance que de reconnaissance, la solidarité est affaire de création

La solidarité est consubstantielle de la conscience que l'humanité se forge d'elle-même : or, cette conscience, on l'a vu déjà, a partie liée avec la distinction, la séparation. Mais en même temps avec la finitude.

Une lecture dialectique nous aide à comprendre combien prendre conscience de soi revient en même temps à prendre conscience de ce que l'on n'est pas : il y a au moins autant d'affirmation en elle que de dénégation - laquelle se traduit toujours par un écart, une faille creusée dans la continuité de l'être.

Fonder Rome, revint à tracer un sillon, à distinguer d'entre ce qui est sacré - l'enceinte de la ville - de ce qui ne l'est pas - tout ce qui appartient au ξενοσ. Athènes, on l'a vu, dessine un monde plus fermé que Rome en représentant l'étranger - l'autre - comme celui qui ne peut entrer dans la Cité et dont le commerce implique nécessairement purification pour le grec rentrant chez lui - purification présidée par Hestia. L'autre, l'étranger, c'est celui que l'on respecte, à distance de qui l'on se tient en le tenant en respect.

Or, le respect est étymologiquement l'action de regarder en arrière et donc de considérer, de tourner son attention. Affaire de regard, d'estime et donc d'évaluation, le respect vaut pour l'arrière sur quoi il porte qui peut désigner en même temps le lieu que l'on quitte ou l'état dont on vient de se départir. Rien n'est plus décisif que ce moment de fondation-ci qui détermine tout le reste, rien non plus de plus émouvant. La ligne de partage qu'il dessine, plus ou moins ouverte selon que l'on soit à Athènes ou à Rome, oblige 6, au sens plein du terme c'est-à-dire lie par une prescription - morale ou sociale. C'est ce lien qui importe tant il dit que la ligne ne saurait jamais être fermeture complète ni l'autonomie être autarcie. Dit autrement, il n'y a pas d'affirmation de sa propre identité sans ce double lien avec ce à quoi l'on s'identifie et ce de quoi l'on se distingue.

La solidarité est le nom de ce double lien.

Dans son travail de législateur, Moïse d'abord règle les rapports des juifs entre eux, et des juifs avec l'autre. Ligne de partage ! mais il est tout à fait remarquable que les prescriptions alimentaires soient si nombreuses autant que celles devant présider au rapport à l'animal. Évidemment l'abandon de l'anthropophagie, celui aussi du sacrifice humain peut être entendu comme la reconnaissance de la dignité humaine - de son caractère sacré. L'interdit de tout commerce avec les animaux, également. Ils signent ensemble la conscience que l'homme prend de sa dignité, de sa différence mais en même temps, regardant en arrière, le statut qui fut le sien, du haut de la sacralité où il vient de s'exhausser, comment ne pas maintenir et donc respecter la cohérence de l'animal, de l'autre enfin ? Il y va plus que de ne pas insulter le passé ! Même si c'est en terme de pureté et de souillure que ce regard se portera. Or la pureté (puritas, purus) est un terme négatif qui ne se définit que par l'absence de souillure, d'éléments étrangers : la pureté est d'abord homogénéité. (ο ̔ μ ο γ ε ν η ̔ ς - de même race, semblable)

On retrouve la même démarche chez Romulus qui explique la mise à mort de Rémus : au delà de la gémellité originaire qui les lie autant que les sépare, au delà du conflit mimétique qui préside à un sacrifice victimaire, il y a un processus de distinction : la sortie de l'indécision revient, presque physiquement à ériger les deux frères en ennemis, c'est-à-dire en étrangers. Cet étrangement, cette aliénation se traduit dans le mythe, par le franchissement du sillon qui ne signifie pas seulement le non respect de la loi fondamentale qui, non réprimé, eût mis à sac le principe même de la fondation de Rome, mais ce processus par quoi Rémus devient autre - étranger. Celui avec qui on ne se mélange pas. Rome à sa façon invente un nouvel ordre puisque invente une citoyenneté qui ne sera plus fondée sur la race - comment d'ailleurs ceci se pourrait-il puisque la ville est vide - mais sur l'adhésion, le choix. Qui que tu sois, viens, tu deviens romain. Mais en retour, quitter la ville, revient inexorablement à se liguer contre elle, à en devenir sinon ennemi, au moins étranger. Tel est le sens de la mort de Rémus. Mais, on le comprend bien, cette adhésion volontaire ne va pas sans conséquences ni sans d'inévitables retour en arrière :

- le bois d'asile, une forêt encore, comme celle qui dénommait leur mère et la famille de leur mère, est bien ce lieu par quoi l'impétrant se purifie, se défait de son identité, de ses appartenances antérieures. Le romain est vierge de toute trace, il est histoire à construire, liens à nouer : une pure virtualité en somme.

- l'étranger y apparaît, moins comme une menace, que comme une promesse à tenir, une alliance à nouer, une gens à fonder. Tous les patriciens seront ainsi issus de ces quelques uns qui formèrent le premier carré des fondateurs. Ceux-là joueront pour Rome le même rôle que les apôtres : α ̓ π ο ́ σ τ ο λ ο ς, celui qui est envoyé au loin, chargé d'une mission. Mais, de manière assez claire, l'espace ainsi créé, même s'il se pense inévitablement comme le centre du monde, dessine pourtant un mouvement qui va, à l'inverse du monde grec, du centre vers la périphérie, dessinant un espace de conquête, mais, du coup, un espace universel, homogène. L'autre n'est plus tout à fait l'étranger mais celui qui peut vous rejoindre - qui est, potentiellement comme soi, à qui l'on doit sinon respect, en tout cas égard ; en tout cas relation. Rome, en réalité, en termine avec le temps des fondations : si, jusque là, les fondateurs venaient toujours d'ailleurs, émigrés, vaincus, expulsés de leur propre cité (Enée, Hercule, mais les jumeaux eux-mêmes) désormais ils viendront du centre et, franchissant la porte - Mundus - partiront en bon pâtres ou guerriers, occuper les terres extérieures. Cette inversion est décisive qui dessine un espace universel et bientôt catholique : à rebours des grecs, mais aussi des Hébreux qui s'arc-boutaient sur la Nation sans véritablement d'esprit de conquête mais avec toujours le souci de préserver la pureté de la nation, Rome invente l'humanité universelle - signe s'il en fût jamais, qu'il n'est pas besoin d'un dieu unique pour que naisse l'idée d'une humanité unique, même si cette humanité païenne revêt plus de la conquête que de l'accueil bienveillant.

- l'hospitalité romaine ne va effectivement pas sans ambiguïté que l'on accorde à l'autre puisqu'elle tourne souvent - l'enlèvement des Sabines mais l'épisode de Coriolan aussi - à l'hostilité. Hostire signifie à la fois mettre à niveau, rendre la pareille, mais aussi frapper. D’où le fait qu’on en puisse tirer à la fois hostis et hospitis, l’hôte et l’ennemi. Rome, toujours, joue à la fois du dedans et du dehors, joue double jeu et fait d'autant plus mine d'être accueillant qu'elle ourdit de plus sagaces projets de conquête. Avec Rome, on passe effectivement du commerce à la conquête ; aisément.

L'hospitalité en est la forme rituelle

Tout a l'air de se passer comme si se définir revenait d'abord à se définir comme hôte - comme ce qui arase ; ou que l'hospitalité fût une machine sinon à égalité au moins à communauté.

C'est en ceci qu'elle est, à sa manière, sinon création, en tout cas reconnaissance. Celui à qui je parle, je le reconnais comme susceptible de me comprendre et répondre. C'est dans ce sens que l'on peut aussi entendre le texte de la Genèse : en portant la parole, Dieu crée - le monde évidemment : Lux fiat ! mais l'homme - en lui parlant. Le décalogue, ainsi, doit être entendu non seulement comme la règle, le principe même de toute règle, mais encore comme la création même de l'homme, en tant que conscience morale : le Tu ne tueras point dit d'abord la possibilité même de ne pas tuer ; dit donc, au delà de la norme du mal, la fabuleuse espérance de pouvoir ne pas le commettre ; dit peut-être la culpabilité mais en même temps l'espérance d'y pouvoir échapper ; dit en réalité ce qui fait le fond de l'humanité : la liberté ; l'autonomie.

La parole est donc effectivement créatrice ; le dialogue en est sa forme consacrée qui redit à sa manière ce que le mot communication suppose : la communauté par quoi deux êtres entrant en relation s'exhaussent l'un l'autre. Car, oui, toute reconnaissance implique de ce point de vue élévation. A ce titre l'hospitalité est véritablement, d'abord un arasement, un effacement des différences, l'appui que l'on s'offre de n'entendre en l'autre que ce qu'il partage ; de n'offrir à l'autre que l'espace de sa propre humanité. Mais, parce qu'elle est aussi l'espace ménagé de la rencontre, elle peut très vite se muer en champ de bataille. Hostilité et hospitalité sont envers et avers de la même réalité : l'approche de l'autre. Et ce n'est certainement pas un hasard si dans les codes d'honneur de la guerre et de la chevalerie existait si forte l'estime que l'on portait à l'ennemi, combattu certes, mais si ressemblant à soi de partager le même champ de bataille, le même honneur de servir.

Ce qu'alors peut signifier le Aime ton prochain comme toi-même, a un double aspect : d'abord l'envers exact du 5e commandement en disant hostis quand celui-ci récusait hospitis. Ce qui est dessiner l'espace même de la relation dite en mauvaise part ici, en bonne part, là, mais en tout état de cause présenté comme l'acte de médiation fondateur. Dit l'essentiel de l'humanité : la parole qui esquisse la communauté et rompt la solitude radicale. Mais, et peut-être surtout, dit le prochain, la réalité de celui qui s'approche ; dit combien la relation précisément construit l'autre, non plus comme autre mais comme approche. Pointe du doigt, non la différence qui sépare, mais la communauté qui relie. A ce titre on peut effectivement dire que la relation précède l'existence : l'humanité de l'homme se joue dans la relation. Peut-être même dans l'approche.

L'hostilité en est la forme perverse

C'est en tout cas ce que l'on serait tenté d'écrire à prendre le Décalogue au pied de la lettre. Sauf à considérer comme on le voit avec Levi Strauss, que l'hostilité est une des formes de la reconnaissance ; qu'elle a lieu selon les mêmes formes et au même lieu que l'hospitalité. En réalité, c'est l'absence de relation qui rompt précisément l'humanité, qui rabaisse le prochain en autre - et donc rapidement en objet.

Le crime absolu du génocide réside ici : il suffit d'entendre les témoignages des rescapés pour le comprendre. Celui de tous ceux qui firent la marche de la mort, traversèrent les villages sans que jamais nul ne les regardât véritablement, qui par honte, qui par dégoût, qui, surtout par indifférence. De n'être plus vraiment des hommes, il importait peu de les regarder. Non, c'est l'inverse : c'est de ne pas les regarder qui les projetait hors de toute humanité possible. En brisant le lien, il ne fait pas que contrevenir au principe de solidarité, il mine ce qui fait l'humanité. Et, en une superbe boucle de rétro-action ne récuse pas seulement l'humanité de la victime, mais en même temps celle du bourreau. Ce n'est pas seulement l'unité de l'humain qui fut ainsi brisée c'est la possibilité même de le devenir.

Deux textes peuvent nous aider à le comprendre : l'un de Wiesel, l'autre de Arendt

Aucun maître ne m’avait prévenu que le silence pouvait être néfaste, maléfique, qu’il pouvait conduire l’homme à mentir, à trahir, qu’il pouvait broyer et briser l’homme au lieu de le souder. Aucun maître ne m’avait dit que le silence pouvait devenir une prison .(lire)

S'adresser à l'autre, lui parler, c'est déjà le reconnaître. A ce titre on peut légitimement entendre, sous le décalogue, l'acte créateur lui-même, on tout cas son renouvellement sous l'égide de l'Alliance. M'intimer le commandement de ne pas tuer, c'est à la fois reconnaître que je tue mais surtout qu'il est possible que je ne le fasse plus. Ce qu'avait vu Kant : tu dois donc tu peux est une autre façon de dire qu'il n'est pas de règle morale sans la présomption du libre arbitre. Tous les témoignages l'attestent : le déporté, passant devant les SS devait baisser les yeux. Ce n'est pas même seulement que la relation y dut être de soumission, c'est qu'il ne devait pas y en avoir du tout.

Autre versant, positif celui-ci, de l'enfer c'est les autres d'un JP Sartre, est ainsi la reconnaissance de l'autre, comme autre, comme visage, eût dit Lévinas, comme celui qui se présente à moi à la fois comme proche et dissemblable, mais qui pour cela me limite dans le pouvoir que je puis exercer sur lui : il est celui qui sans cesse me rappelle que je ne puis le tuer. La violence prend ici son premier sens, qui est réification, mise à disposition donc, et quand bien même le dialogue ne saurait en être l'antidote absolument efficace, il n'en est pas moins la forme absolument contraire de la violence pour ce qu'il érige l'autre en tant qu'autre reconnu. En parlant à l'autre, de quelque manière, je le crée en tant qu'autre, comme visage. Ce que dit hostire en évoquant la mise à niveau.

On comprend mieux alors en quoi le génocide est la forme historique que put prendre le mal radical. 7

suite

 


1) documentaire sur le procès de Nuremberg

2) lire Levi Strauss Race et histoire

3) sur la question on lira évidemment avec intérêt L Poliakov, Histoire de l'antisémitisme

4) la loi française dispose que :

Article 211-1
Modifié par Loi n°2004-800 du 6 août 2004 - art. 28 JORF 7 août 2004 :


Constitue un génocide le fait, en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l'encontre de membres de ce groupe, l'un des actes suivants :

-atteinte volontaire à la vie ;

-atteinte grave à l'intégrité physique ou psychique ;

-soumission à des conditions d'existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;

-mesures visant à entraver les naissances ;

-transfert forcé d'enfants.

Le génocide est puni de la réclusion criminelle à perpétuité.

Les deux premiers alinéas de l'article 132-23 relatif à la période de sûreté sont applicables au crime prévu par le présent article.

5 ) Jaurès, discours de Lille 1900

6) du lat. obligare «attacher à, contre; fig.: lier, engager, obliger (par un contrat; un voeu; un bienfait, un service)», dér. de ligare «attacher, lier» au moyen du préf. ob- «devant; à cause de, pour; en échange de».

7) On connaît la thèse de Kant sur le mal radical exprimée dans

Kant, La religion dans les limites de la raison ;

on connaît aussi la controverse suscitée par H Arendt à propos de la banalité du mal. Elle sera traitée plus loin. De manière générale notre propos n'est pas de poser l'existence ou non d'un mal radical mais de comprendre les fondements axiologiques de toute morale - ce qui est différent. De comprendre, comment et pourquoi le génocide a pu devenir la forme paradigmatique du mal et de vérifier par là-même la pertinence des trois principes (réciprocité, solidarité, pesanteur & grace) que nous avions repérés.