Considérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Livre II: Introduction Trois leçons Trois questions rapport au monde le monde perdu révolution scientifique révolution technique

Science vs/technique : la technique ne pense pas

A Comte pouvait encore s’insurger en plein milieu du XIXe siècle contre le finalisme et ne voir dans une interrogation sur les causes premières et les fins dernières du monde qu'un regrettable réquisit de la pensée métaphysique, tout juste bonne à jouer le rôle de prémisses à l’esprit positif. L’abandon de la question pourquoi au profit de la seule question comment marquant pour lui le passage à l’esprit positif qui devait se dérouler autant dans le domaine du savoir que de la pratique. *

La démarche scientifique, telle qu’elle se déploie à l’époque moderne disposait un rapport certes étroit entre science et technique, mais un rapport où science semblait dominer la processus : d’un côté la recherche fondamentale, libre de toute préoccupation pratique ; de l’autre, la technique qui puisait dans l’arsenal théorique des sciences des moyens pour aboutir à ses fins. Certes, la relation était étroite et complexe, ne serait-ce que dans la mesure où la technique offre à la fois des problèmes à résoudre à la science et les moyens de le faire mieux en mettant à sa disposition des instruments d’observation, il n’empêche que c’était l’esprit scientifique qui semblait y devoir mener la danse.

C’est encore une telle perspective qui s’observe chez Bachelard, par exemple, qui illustre à l’envi combien l’esprit scientifique, à travers ce qu’il nomme le sur-rationalisme et à l’envers de la technique viendra toujours proposer des questions où celle-ci ne veut que des réponses.

La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument  à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort.

L'opinion pense mal; elle ne pense pas; elle traduit des besoins en connaissance. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion: il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas par exemple de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. 1

Relation complexe entre le savoir et le faire, certes, mais relation extérieure, manifestement, où la raison ne peut se déployer qu’en s’affranchissant de toute contingence pratique, de tout impératif utilitaire. Position classique, finalement où, à l’instar de l’art, la science est une fin en soi, qui se justifie par elle-même, et demeure à l’écart de toute interrogation morale et se pose, conformément à l’idéal antique plutôt comme modèle de la valeur en soi : recherche gratuite de la connaissance. En tout état de cause, la question morale ne saurait y être une question scientifique – la connaissance est un bien en soi – tout au plus peut-on admettre que l’avancée de la connaissance puisse poser des questions morales qui devront être résolues ailleurs, dans le champ soit technique, soit politique.  (Comité national d’éthique)

D’un côté, héritiers de la philosophie, les quêteurs de savoir – à défaut d’amateur de sagesse – de l’autre, les ingénieurs, les praticiens, d’abord méprisés, réhabilités depuis, certes, mais demeurant toujours, avec moue condescendante, un peu à l’écart, en dessous dans la grille des valeurs.

Le chercheur scientifique, qui n’est plus depuis longtemps un savant, s’est retiré sur son Aventin – dans son laboratoire – et tente d’inventer un modèle qui permette de rendre compte du réel. Pour y raisonnablement parvenir il a besoin d’être à l’écart. A l’écart des pressions économiques, politiques et techniques. Sa recherche n’a d’issue heureuse possible qu’à condition d’être libre, c'est-à-dire dénuée de toute pression utilitaire.  A la fois parce qu’il a affaire à la relation cause/effet, fût-elle compliquée par la rétroaction qui permet à l’effet d’être lui-même cause, et non à moyen/fin qui pourrait dévoyer son regard et sa capacité à imaginer des hypothèse, mais qu’aussi la simple observation du réel en elle-même ne révèle rien d’autre que de confus et donc de fallacieux.

Il y a donc bien deux aspects à ce retrait du scientifique : l’Aventin est à la fois épistémologique et politique. Manifestement le chemin le plus court – et le plus efficace – entre nous et le monde passe par la théorie, la représentation. Ce chemin est un détour, une ruse de la raison, un truchement. Pour pouvoir lire le monde, il faut préalablement se le représenter théoriquement.

Dans l’échange entre la théorie et l’expérience, c’est toujours la première qui engage le dialogue. C’est elle qui détermine la forme de la question, donc les limites de la réponse. «Le hasard ne favorise que les esprits préparés» disait Pasteur. Le hasard, ici, cela signifie que l’observation a été faite par accident et non afin de vérifier la théorie. Mais la théorie était déjà là, qui permet d’interpréter l’accident 2

Épistémologique et donc politique la nécessité pour le chercheur d’échapper aux contraintes de l’efficacité et de l’utilité qui précisément ne manqueraient pas de brouiller la capacité du chercheur à se représenter le monde. Il suffit de lire ce que Bachelard écrivait à propos du sens commun pour le repérer :

La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument  l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort.

L'opinion pense mal; elle ne pense pas; elle traduit  des besoins en connaissance. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion: il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. 3

La traduction de besoin en connaissance est l’inverse de la connaissance. Autrement dit la recherche doit échapper à toute considération utilitaire ; soit encore, la technique ne pense pas.

Ce qu’on peut remarquer c’est que ce détour n’est pas anodin : il rejoint ce qu’A Comte 4 avait lui-même repéré, l’absolue nécessité pour pouvoir penser le monde, de faire le détour par la théorie, une théorie quelconque. Remarquons ensuite que c’est assurément au moment où le chercheur se distingue le plus du technicien qu’en réalité il s’en rapproche le plus : les deux trichent, les deux usent de ruse et de truchement. Les deux traduisent, étymologiquement. Bacon l’avait écrit, pour commander à la nature, il faut préalablement lui obéir : autant dire que, sous l’apparente soumission au monde, il y a en réalité trajectoire obvie pour le soumettre, à la fin. Mais en même temps, cette soumission est déjà elle-même une injonction puisque cette reconnaissance du monde est conditionnée par une théorisation préalable. Le monde n’est reconnu que comme représentation, que comme monde pensable.  

Dans une telle configuration, aujourd’hui largement dépassée, la question morale est extérieure à l’esprit scientifique, est étrangère à la démarche scientifique. L’esprit scientifique se proclame irresponsable et un F Jacob peut encore écrire :

Car ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions. Ce sont les passions qui utilisent les idées de la science pour soutenir leur cause. La science ne conduit pas au racisme et à la haine. C’est la haine qui en appelle à la science pour justifier son racisme. On peut reprocher à certains scientifiques la fougue qu’ils apportent parfois à défendre leurs idées. Mais aucun génocide n’a encore été perpétré pour faire triompher une théorie scientifique 5

C’est assurément cela qui a changé : l’intrication de plus en plus forte des sciences et des techniques, où l’on peut déceler un modèle hélicoïdal, assurément dialectique, où l’on ne peut plus imaginer de développement scientifique qui ne s’asseye sur celui de la recherche appliquée, voire de la technique elle-même.

« la découverte de mécanismes fondamentaux permet le développement d’applications pratiques qui, à leur tour, conduisent à de nouvelles découvertes fondamentales qui elles-mêmes déboucheront sur de nouvelles applications et ainsi de suite… » 6

Le processus a sans doute commencé il y a un moment où l’on peut voir des causes autant sociales qu’épistémologiques, il est en tout cas parvenu à un stade où il est désormais impossible que ne se pose pas, de l’intérieur, une question morale qu’autrefois on laissait se poser à l’extérieur.


1) G Bachelard, Formation de l’esprit scientifique Vrin 1999, §1

2) F Jacob La logique du vivant P 22

3) Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, chap. I, § 1

4) Cours de philosophie positive, I, p 63

Tous les bons esprits répètent depuis Bacon, qu’il n’y a de connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés. Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable si on l’applique, comme il convient, à l’état viril de notre intelligence. Mais, en se reportant à la formation de nos connaissances, il n’en est pas moins certain que l’esprit humain, dans son état primitif, ne pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d’un côté, toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est également sensible, d’un autre côté, que, pour se livrer à l’observation, notre esprit a besoin d’une théorie quelconque. Si, en contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non seulement il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et, par conséquent, d’en tirer aucun fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus à nos yeux.
Ainsi, pressé entre la nécessité d’observer pour se former des théories réelles et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories quelconques pour se livrer à des observations suivies, l’esprit humain, à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il n’aurait eu aucun moyen de sortir, s’il ne se fût heureusement ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions théologiques qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et fourni un aliment à son activité.

5) Le jeu des possibles, Avant propos p 11 et 12, 1986

6) C. Cohen Tannoudji « Redynamisons la recherche », paru dans Le Monde du 13 janvier 2004 :

7)