Considérations morales
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Le mythe de Pandore
1er acte : le subterfuge de Prométhée

On suivra ici la lecture qu'en fait JP Vernant 1 qu'on peut résumer autour de deux axes

Première donnée : ce récit fondateur qui dispose à la fois de la création de l'homme et de la femme décrit un acte de guerre où tout se correspond :

- la lutte de Zeus contre Κρόνος se soldant par la victoire du premier coïncide avec une véritable (ré)organisation du monde ; mais à cette lutte correspond celle que Zeus va mener contre les hommes qu'il veut soit exterminer totalement soit au moins voir quitter le voisinage des dieux.

- à la réorganisation du monde divin à quoi préside Zeus - répartition des talents et des fonctions entre les différents dieux - correspond en même temps la répartition des dons entre les différents animaux et l'homme.

Cet ordre cosmique, il va consister d'abord dans le fait que, entre les dieux vainqueurs et lui, il va donner à chacun une place, une fonction, un domaine où il est souverain. Aphrodite va s'occuper des affaires d'amour, de sexe. Héra va s'occuper du mariage légitime, de la souveraineté. Athéna, de la guerre, de la sagesse, etc. Chacun est à sa place, a un rôle bien défini. Il a réparti ce que les Grecs appellent les honneurs, les timai ou les portions, les moirai. Et cet ordre, il est comme tout ordre, hiérarchique. 1

- le contraste entre l'apparence du don fait à Zeus ( ce gaster) et ce qu'il contient se retrouve dans le personnage même de Pandore au charisme ravageur mais finalement destructrice

- la ruse de Prométhée Προμηθεύς n'est jamais que la réplique de celle de Zeus qui avait dupé sa première épouse Métis Μῆτις dont le nom signifie précisément la ruse, l'intelligence.

Seconde donnée : dans cette histoire, finalement, tout le monde triche ! Zeus, sa femme ; Prométhée, Zeus ; Pandore, Epiméthée. La fondation d'un ordre, le partage dans une hiérarchie posée ou imposée suppose manifestement qu'ici et là on ne joue que formellement le jeu : ce que dit le mythe, d'abord c'est l'écart abyssal entre l'apparence et la réalité avec quoi tout le monde ruse : Prométhée dans l'offrande faite à Zeus ; Zeus dans ses rapports avec Métis ; Pandore dans son existence même.

 

Le récit d'une guerre avortée

Celle de Zeus contre les hommes qui ne voit absolument pas ce qui justifie leur existence dans le voisinage des dieux. Celle d'un ordre qui cherche à s'instituer et qui prévaudra ; un ordre fondateur même s'il est plus démiurgique que créateur mais qui signe une hiérarchie à quoi demain se soumettre. Mais d'une guerre avortée tant Prométhée, pourtant allié à Zeus dans sa lutte contre Kronos, va se retourner contre celui-là pour tenter de préserver l'existence même des hommes.

Au commencement est la guerre, toujours ! Figure héraclitéenne par excellence

Πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι .

La guerre est mère de toutes choses, reine de toutes choses, et elle fait apparaître les uns comme dieux, les autres comme hommes, et elle fait les uns libres et les autres esclaves.

Toute l'histoire s'avère ainsi celle d'une esquive de la destruction. Il n'est pas ici question de la création de l'homme - même si un peu plus tard il sera question de celle de la femme - mais de sa survie qui se jouera sur le registre de la dégradation ontologique.

De cette guerre, on peut faire une lecture dialectique :

Dialectique sujet/objet

Car elle nous l'avait appris : il n'est de sujet que face à un objet et de conscience que face à une autre conscience. L'être, tout de relation incrusté ne pouvait s'affirmer que dans un rapport de force entretenu avec tout ce qui n'était pas lui. Nous avons construit nos représentations, on l'a vu, dans cette logique où, de dominé, nous tentâmes de devenir dominants.

Tout dans nos mythes disent cette confrontation - et jusqu'au déluge de violence qui accompagne systématiquement son interdiction.

- le récit de la Genèse d'abord, qui est aussi, et sans doute avant celui du péché originel, celui de l'avènement de la conscience. Celle d'un homme qui ne peut exister sans prendre conscience d'abord de lui-même et n'y parvient qu'en se posant à l'écart, en face et en réalité contre Dieu. Cet arbre, qui est celui de la connaissance, ce fruit qui est celui de la connaissance du bien et du mal, représentent d'abord tellement la condition de possibilité de toute morale qu'on peine à y voir un péché. Récit étrange mais passionnant qui dit combien il ne peut y avoir de conscience que de quelque chose et que ce quelque chose doit préalablement se tenir devant, distinct de qui tente de le saisir. Où conscience et désir se rejoignent c'est bien dans cet écart créé puis maintenu qui les conditionnent. Il n'est de Je que face à tout ce qui ne l'est pas, que pour un Je qui doit créer l'écart, la distinction d'entre lui et le reste le mettant dans cette position que Hegel avait deviné tragique où il n'est plus seulement du monde, mais devant le monde. On peut toujours à l'instar de la Phénoménologie, augurer qu'à la fin de l'histoire la grande synthèse pourra s'opérer et l'Esprit triompher qui rassemblerait ses éclisses éparses, il n'empêche que le processus ne semble devoir se réaliser que sur le mode de la négation, du heurt, de l'écart. L'éviction du paradis le dit assez joliment comme s'il n'était pas possible pour un être qui eût conscience de soi, de demeurer en face de Dieu. Il n'est pas, d'ailleurs de récit qui ne dise l'impossibilité pour la conscience de l'homme de regarder Dieu en face sans immédiatement se consumer.

Cet écart qui semble ne pouvoir se maintenir que sous l'aune de la négation ou du conflit se révèle donc une opportunité et c'est bien tout l'art de la dialectique de parvenir ainsi à faire de la négation un truchement positif. La ruse ourdie par Adam pendant que Dieu avait les yeux détournée est ainsi perçue comme le biais que prend l'histoire pour constituer le sujet.

- mais le récit d'Hésiode aussi : si nous avons vu que l'homme ne peut s'affirmer que contre Dieu, c'est bien à l'inverse que nous assistons ici. Zeus ne peut affirmer sa prééminence en l'Olympe qu'en marquant l'irréductible différence entre le divin et l'humain, qui apparaît alors immédiatement comme un intrus qu'il faut éliminer. C'est alors la ruse de Prométhée qui fera office de truchement, c'est elle qui opérera le dépassement, la synthèse. L'homme, maintenu en son existence mais désormais mortel et contraint à travailler, à souffrir, certes ; mais rusé, à l'instar de Prométhée et de Zeus, et cette intelligence rusée le met en position si ce n'est d'égaler les dieux, au moins de se distinguer des animaux et, à ce titre, de prolonger en son existence l'hypostase divine. Ici aussi l'histoire peut commencer au moment même de la ruse. Est-ce un hasard - évidemment non - si Hegel utilise effectivement ce même terme pour désigner l'étrange connexion qui fait les passions être le moteur d'une histoire rationnelle

L'intérêt particulier de la passion est donc inséparable de l'affirmation active de l'universel... Ce n'est pas l'Idée qui s'expose au conflit, au combat et au danger ; elle se tient en arrière hors de toute attaque et de tout dommage et envoie au combat la passion pour s'y consumer. On peut appeler ruse de la raison le fait qu'elle laisser agir à sa place les passions, en sorte que c'est seulement le moyen par lequel elle parvient à l'existence qui éprouve des pertes et subit des dommages 3

Ruse qui est donc à la fois le fait de l'homme, des dieux, de l'histoire ... A y bien regarder, s'il n'est pas de ruse sans intelligence, elle est ce qui fonde même la possibilité de la guerre. Que l'on sache, combattre n'est pas attaquer l'adversaire où il est le plus fort, mais au contraire sur son aile fragile 4 ; consiste ainsi en une heureuse disposition de ses forces pour parvenir à obtenir une victoire qu'autrement l'on n'obtiendrait pas. La ruse est une métaphore de la mécanique. La ruse est ce qui permet de contourner une situation bloquée où, poids et contrepoids s'appliquant au même point s'annuleraient. La ruse est l'art de déplacer le point d'application des forces ; de déplacer les problèmes.

Qu'elle implique conscience de soi, conscience de l'objectif à atteindre et des obstacles venant à se présenter est une évidence. La ruse renvoie à la pensée si ce n'est à la connaissance au moins au calcul. Mais pour combattre, il faut être deux et si l'in des belligérants devait être sot, assurément la lutte n'existerait pas ; en tout cas ne durerait pas. Pour qu'il y ait guerre, Clausewitz l'avait compris, il ne suffit pas que l'un attaque ; encore faut-il que l'autre résiste, se défende ; intelligemment.

D'où l'intervention préalable de Prométhée pour réparer la sottise de son frère Epiméthée qui ayant distribué toutes les qualités à tous les animaux se trouva fort démuni pour en attribuer une quelconque à l'homme - c'est en tout cas la version de Platon.

On en peut tirer plusieurs leçons pour ce qui nous concerne - et la question surtout des crises qui signent notre rapport au monde :

- c'est par le même moyen - la ruse - qu'à la fois la guerre est possible et se peut éviter. De la même manière que Clausewitz a pu légitimement écrire que la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens, de la même manière on peut avancer ici que la guerre contre les dieux et la technique sont envers et avers d'une même pièce tragique. Ici se soustraire à la guerre signifie pour l'homme une plongée dans le monde. Autant dire que le rapport conflictuel de l'homme au monde n'est jamais qu'un autre subterfuge, pour l'homme, de se mesurer aux dieux.

- l'existence même de l'homme est le fruit d'une défaite ( plus ou moins concédée) du divin qui, pourtant prend des allures de victoire. De la même manière que Yahweh ne peut empêcher Adam de transgresser l'interdit ( mais n'a-t-il pas en réalité rendu possible cette transgression? ), Zeus ne parvient pas à empêcher l'homme via Prométhée d'échapper à la destruction.

- le monde est tout sauf un objet de désir - tout au plus un lot de consolation. Terrain concédé à l'homme pour sa survie et donc aussi pour sa lutte contre le divin, le monde porte en lui toute l'ambivalence possible : espace de souffrance, de douleur, de travail et de mort, espace limité, au moins par la mort, il est en même temps l'espace possible de l'espérance en même temps que de la crainte. Aristote n'avait peut-être pas tort en affirmant que l'acte pur était dans la forme, la matière n'étant que virtuelle : effectivement la matière n'a pas de valeur en soi ; le monde ne vaut rien, rien d'autre que le regard que l'homme porte sur lui, que son espérance, sa crainte ou la ruse qu'il mettra pour l'enrayer.

Interprétation mimétique

Mais l'on pourrait tout aussi bien donner de cette première partie du mythe une interprétation victimaire à la Girard. Comment en effet ne pas voir combien les deux protagonistes se ressemblent à s'y méprendre :

στρατοσ

- Zeus, de son côté, tient son pouvoir d'une guerre initiale contre Kronos qu'il n'a pu emporter que par ruse, stratagème et stratégie ; il ne doit d'ailleurs sa survie qu'à un stratagème préalable puisqu'aussi bien Kronos prévenu qu'il engendrerait celui qui l'éliminerait, avalait ses propres enfants. Rhéa le trompa une première fois en lui présentant une pierre emmaillotée et en cachant l'enfant ; Mètis, courtisée par Zeus donnera à Kronos un breuvage qui lui fit cracher tous ses enfants ce qui permit à Zeus de se trouver des alliances - Hestia, l'aînée des soeurs, qui restera vierge, Déméter et Héra, qui seront ses épouses successives. mais aussi ses deux frères aînés Poséidon et Hadès qui se partageront, après la bataille, le premier, la Mer, le second, le monde souterrain, Zeus se gardant le Ciel. Mais Zeus dupera à son tour Mètis en l'avalant ... craignant la prédiction qu'à son tour le premier né qu'il aurait de Mètis le vaincrait.

- Prométhée, de l'autre, qui avait reçu d'Athéna toute les connaissances possibles, avait fait le choix de soutenir Zeus, contrairement à son frère Atlas, moins sans doute par conviction que par prescience de sa victoire. Il est l'avisé par excellence, celui qui anticipe et peut donc ajuster son action avec efficacité. C'est lui surtout qui va tromper Zeus et il le fera deux fois, lui aussi, usant de ruse :

- chargé de répartir la part des hommes et des dieux, et donc de résoudre le conflit, il trompera une première fois en présentant à Zeus la part suavement enveloppée de graisse mais ne contenant que des os ; alors que l'autre part, répugnante parce qu'enveloppée dans l'estomac - le gaster - comporte en revanche tout ce qui de l'animal est mangeable. Aspect séduisant d'un côté, mais contenu vide ; allure répugnante de l'autre, mais contenu riche. Zeus est dupé, il choisit la mauvaise part et cherchera à se venger. La réponse ne se fait pas attendre : Zeus cachera aux yeux des hommes à la fois leur vie et le feu.

- pour donner une chance de survie aux hommes, Prométhée trompera une seconde fois Zeus en lui volant le feu. Et le fera avec du fenouil qui est lui-même une plante trompeuse : contrairement aux autres plantes dont l'apparence extérieure est sèche mais le coeur humide - la sève - le fenouil lui a une apparence extérieure humide et verte mais un coeur sec tant et si bien qu'en plongeant le brin de fenouil dans le feu il était impossible à Zeus de s'apercevoir de rien.

Mais qui dupe qui ici ? Il s'agit d'un jeu dont les règles sont claires ; d'un jeu mais alors cela veut bien dire que les protagonistes sont d'accord sur au moins un point : les règles.

Girard nous a aidé à comprendre qu'il n'y a rien de plus dangereux dans un système que l'identité des désirs des protagonistes et que la crise est maximale quand précisément chacun devient l'ennemi de tous de désirer la même chose que tous ; que surtout, c'est par le biais d'un subterfuge - le sacrifice - que sera désigné un coupable du conflit, dont la mise à mort est supposée sinon résoudre le conflit en tout cas l'atténuer.

Or, précisément les deux parts que configure Prométhée renvoient au sacrifice. Les protagonistes se ressemblent tous qui mentent, trichent mais la victime propitiatoire ce n'est pas l'homme mais bien plutôt le monde lui-même. Pour le comprendre il faut entendre le second acte du mythe

Un récit du néolitique :

l'invention de l'agriculture

Il est notoire que la figure prométhéenne signale l'invention de la technique et le nouveau rapport au monde qu'elle institue. La ruse permet d'atteindre des objectifs autrement inaccessibles, écrivions-nous, mais la technique aussi : elle est précisément ce subterfuge qui autorise en dépensant le moins d'énergie d'en obtenir le maximum. L'agriculture, au prix certes d'un labeur qui n'existait pas auparavant - n'oublions pas que le mythe fait référence à des hommes vivant dans le voisinage des dieux sans qu'il leur soit nécessaire ni de chercher ni de préparer leur nourriture - est bien supposée, comme n'importe quel moyen, truchement ou technique, produire plus qu'elle n'a supposé d'investissements.

Première infraction au principe même de la réciprocité, l'agriculture réquisitionne le monde comme un stock et met l'homme en position de parasite qui prend mais ne donne rien, en tout cas moins que ce qu'il prend.

Tout change alors et l'invention de l'histoire, du processus, du devenir. De passif et contemplatif, l'homme devient un acteur et le processus de domination s'enclenche.

Mais seconde infraction, aussi, au principe de solidarité : l'homme se désolidarise de la nature.

Restent pesanteur et grâce : pesanteur surtout, que celle de l'homme échoué en ce monde, seul désormais de son espèce soumis sinon à la grâce en tout cas à l'indifférence de Zeus.

Une métaphore de la technique

Plus généralement l'agriculture relève de la technique. Or le grec utilise deux termes pour désigner ce registre : d'une part la ποίησις qui est action de faire d'où création mais aussi adoption fabrication d'ouvrages manuels ; d'autre part τέχνη qui est art manuel, habileté, moyen, expédient (du rad tex enfanter) . Du premier nous tirerons poésie mais le terme désigne d'abord l'acte lui-même tandis que le second suggère la démarche, le savoir-faire, le tour de main, la méthode.

Aristote quant à lui distinguera d'entre une pratique qui serait à elle-même son propre but et celle qui aurait une finalité extérieure d'où la propension à désigner notamment les arts.

C'est bien en ceci que se joue la sanction divine et elle s'y joue trois fois, de manières différentes mais convergentes : l'homme est condamné à produire ses propres moyens d'existence ce qui signifie aussi qu'il est rivé à la manoeuvre, au moyen, à l'effort. En l'affaire ce n'est sans doute pas la dimension travail qui est ici soulignée que la nécessité sans cesse réitérée de la transaction.

- il faut que l'homme travaille et fournisse effort : c'est sans doute en ceci que le mythe grec rejoint le mieux le texte biblique quoique la grande différence tienne à ce que cet enracinement dans le travail ne soit pas le fruit d'une faute et donc d'une culpabilité humaine mais d'un ordre divin en train de s'instituer - ce qui change tout

- certes encore le voici comme englué dans le monde, condamné à s'affairer et donc à s'occuper de ce qui est inessentiel : le mépris grec pour le travail, l'ingénieur est bien connu au point que seuls les hommes libres pussent être citoyens et que seuls travaillaient les esclaves, ceux-là même soumis à la mauvaise fortune de la guerre. Pour autant ne nous y trompons pas : ce que Arendt avait parfaitement vu tient au fait que les esclaves étaient méprisés au nom même du travail qui les asservissait et non le travail méprisé parce qu'il eût été réalisé par les esclaves. D'où la distinction si importante surtout au Moyen Âge entre les arts libéraux et les arts serviles, distinction qui participe du même partage entre ce qui est, et qui seul prévaut, et ce qui advient qui est marque par excellence du superficiel, de l'artificiel.

-surtout le voici condamné non tant au partage, où nous avons vu une des formes de la fondations, qu'à l'excès. Car ce qui se joue ici, intrinsèquement liée à la transaction, à l'habileté et à l'expédient, c'est bien lὕϐρις. Le grec pour désigner le temps utilise le terme αιων qui signifie durée de vie, d'où destinée et sort ; éternité, âge. A bien y regarder le temps est pensable pour le grec à la fois comme ce qui s'écoule et dure mais aussi comme ce point fixe qu'il faut savoir ou pouvoir saisir et qu'il nomme καιροσ (kairos) qui constitue le moment opportun, la circonstance, l'occasion favorable. Le καιροσ a en réalité peu à voir avec le temps physique mais bien plutôt avec le temps ressenti : il est ce qui permet à l'homme non pas tant d'échapper au temps, à sa destinée que ce qui donne de l'épaisseur à l'instant en lui permettant d'agir opportunément. Figure même de la sagesse antique avec la modération - la tempérance - que suppose le juste milieu, le καιροσ s'oppose ainsi à l'ubris - ὕϐρις - à cette démesure qui par orgueil ferait l'homme se révolter contre son destin. Or le destin est justement conçu comme la part qui est dévolue à chacun, de fortune ou d'infortune, de bonheur ou de malheur. Ce serait faire preuve d'ὕϐρις que d'en vouloir plus, et encourir nécessairement la némésis - la destruction - qui est précisément la sanction des dieux vengeurs, ramenant le fauteur de troubles à l'intérieur des limites qu'il n'aurait jamais du franchir. La déesse Νέμεσις, de la vengeance,mais aussi de la pudeur, est surtout celle de la justice, celle qui punit tous ceux qui outrepassent leur lot. Mais νεμεσισ signifie justement justice distributive d'où l'indignation que suscite l'injustice, et donc le châtiment, la vengeance divine. νεμω c'est précisément distribuer, partager et donc diviser ; mais c'est aussi occuper, posséder par suite de la coutume des peuples pasteurs (les νομαδεσ - nomades) pour qui faire paître son troupeau sur un territoire était le posséder. Or que signifie d'autre la technique sinon cette tentation de l'ὕϐρις ? que ce subterfuge prométhéen consistant, en parant la première - composée d'os - de graisse affriolante et en camouflant la seconde part sous un aspect hideux, à faire obtenir pour les hommes un meilleur sort que celui des dieux ? que la technique elle-même - et l'agriculture en premier lieu - comportant, dans sa définition même le désir d'en obtenir plus ?

Προμηθεύς est un traître c'est-à-dire un transmetteur : après s'être allié à Zeus, il le trahit - ce pourquoi il sera enchaîné ! Et pourtant, la part qu'il réserve à Zeus est bien une part divine : les os représentent bien cette part imputrescible, éternelle tandis que la viande, au contraire, symbolise bien par sa fragilité même, certes ce qui nourrit mais aussi ce qui dépérit. Dans le partage grec, aucune viande ne peut être consommée qui ne fût préalablement consacrée : les dieux se délectent des parfums, de la sève de la vie quand les hommes eux, sont condamnés à se nourrir d'une part qu'ils devront sans cesse produire et reproduire. Ici encore on peut renouveler une interprétation dialectique en considérant dans le conflit hommes/Zeus ce moteur qui fait s'affirmer l'homme dans sa spécificité ; on peut tout aussi bien y considérer un conflit mimétique nous l'avons vu. A bien y regarder, en une superbe boucle de rétroaction, ce partage est à la fois ce qui unit les hommes aux dieux - c'est un partage - mais aussi ce qui les sépare - ils ne mangent plus la même chose. Il en va d'ailleurs de même pour ce feu que subtilise Prométhée qui certes peut paraître cet acte de guerre ou de ruse qui fait l'homme s'affirmer en s'approchant au plus près de la puissance des dieux mais qui en même temps l'en distingue radicalement et définitivement : ce feu est fragile qui manque toujours de s'éteindre et qu'il faut donc sans cesse entretenir en lui donnant de quoi se perpétuer - contrairement à la foudre divine qui elle est éternelle - mais un feu qui de surcroît signifie en même temps, sans que la contrariété en puisse être jamais dépassée, vie et mort, construction, technique, nourriture mais aussi destruction.

un feu ambigu qui, non seulement marque le côté fragile de la condition humaine, mais aussi l'animalité à laquelle l'homme est rattaché et contre laquelle il ne peut rien *

Elle réside sans doute ici la grande leçon du mythe prométhéen qui signale en même temps le principe même de toute morale : il n'est de bien ou de mal que pour autant qu'il y ait un choix et, qui plus est, un choix libre ! il n'est de valeur morale que pour autant qu'il y ait sinon hésitation du moins alternative. Ce que dit le mythe de Prométhée, sous la plongée de l'homme dans le monde sublunaire, sous son éviction de la proximité divine, c'est la possibilité même de l'alternative et donc le risque de l'excès. En faisant de l'homme un homo faber, Zeus l'éloigne à distance sidérale : il le condamne sinon à la mort, en tout cas à l'engendrement - ce qui revient finalement au même. A mort différée, et donc à mort transigée. Tout se joue dans ce trans car advient ainsi le temps de la communication et du subterfuge.

Subterfuge dit au fond la même chose que τέχνη : le fait de se dérober, d'esquiver les conséquences, de ne pas vouloir payer le prix de quelque chose. L'homme est à la manoeuvre et ici aussi le terme peut être pris en bonne comme en mauvaise part. Ce qui est fait de la main est en même temps ce qui est artificiel - ce qui est artifice. Condamné à l'oeuvre, donc à la preuve comme à l'épreuve, l'homme n'est pas mas subsiste - se pose par en dessous. Il est celui qui se dérobe en même temps qu'agit à la dérobée. Il est faible mais veut être fort. Faible c'est-à-dire digne d'être pleuré. Cette intelligence que lui accorde Prométhée pour résoudre l'impéritie d'Epiméthée est peut-être à la fois ce en quoi il ressemble le plus aux dieux mais en quoi il s'en éloigne aussi : oui décidément dans ce tragique vis-à-vis entre Zeus et les hommes, non seulement ces derniers sont toujours plus ou moins ceux qui supportent les coups et ne peuvent que tenter d'en esquiver les conséquences les plus fâcheuses mais surtout il n'y a qu'un vrai perdant : le monde lui-même.

suite

 

 

 

 

 

 

 

 

 


1) lire ; mais aussi voir

2) Héraclite Fragments

3) Hegel, La Raison dans l'histoire, UGE, 1965, p. 129

Hegel utilise le terme die List qui signifie exactement moyen par lequel quelqu'un cherche à obtenir ce que de manière habituelle il ne pourrait obtenir (Duden)

Le grec lui utilise Μῆτις qui signifie d'un côté sagesse et prudence mais en mauvaise part ruse, artifice, perfidie. Μῆτις étant par ailleurs la première épouse de Zeus que ce dernier dominera en l'avalant après lui avoir demandé de se transformer en goutte d'eau.

sur la question lire :

Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, Les Ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.

J D'Hondt La ruse de la Raison

4) Lénine utilisait pour son compte la métaphore du maillon le plus faible

5) tout ce qui a en commun la transformation de la matière