Considérations morales
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Le mythe de Pandore
2e acte : la création de Pandore

Mais Zeus n'en a pas fini de se venger. Il s'est fait avoir deux fois : une première en héritant de la mauvaise part et pour le prix il subtilisera le feu et la vie aux hommes ; une deuxième fois en se faisant voler le feu.

Oui, décidément au commencement est bien le vol.

Pour prix de sa vengeance, raconte Hésiode, Zeus fit créer Pandore par Héphaïstos : il s'agit d'en faire une παρθένος c'est-à-dire d'une jeune fille ou femme vierge, pure. Zeus fait de la femme, l'instrument de sa vengeance : elle va ainsi devenir celle par qui le malheur arrive. Évidemment, on ne peut que faire le rapprochement avec le récit de la Genèse et la figure d'Eve : toutes les deux sont des créations du divin, toutes les deux à partir de la glaise. Mais au delà même de la question de la représentation fatalement négative de la femme que ces mythes produisent et qui demeure le lot commun de tout le bassin méditerranéen, question qui importe et sur quoi il faudra revenir mais qui n'est pas centrale ici et risquerait de nous entraîner dans des propos convenus, il faut d'abord repérer deux faits à nos yeux essentiels :

- Pandore est créée ; il n'y avait pas de femme durant l'âge d'or. La femme est une duplication, elle vient en second temps : elle représente donc un événement et, à ce titre déjà, elle est une figure fondatrice ; une figure du temps.

- Forme paradoxale par excellence, Pandore marque la distance infinie à la fois parce qu'elle n'est pas en réalité ce qu'elle semble en apparence ; mais aussi parce qu'elle est aux antipodes absolus de son créateur : Héphaïstos est le plus laid et, peut-être le moins fréquentable des dieux.

La figure d'Ἥφαιστος

Vulcain dans la mythologie latine, Ἥφαιστος est le fils d'Héra : jalouse que Zeus eût engendré seul Athéna, celle-là l'aurait engendré seule mais le trouvant tellement laid, l'aurait jeté hors de l'Olympe dans une chute qui dura une journée entière et provoqua sa claudication. Laid, boiteux, tout à l'opposé de Pandore donc ; mais aussi de sa soeur Athéna. Selon les récits il épouse soit Aphrodite (Vénus) soit Aglaë, dans les deux cas des beautés !

Héphaïstos et Athéna qui ont la même nature, et parce qu’ils sont enfants du même père, et parce qu’ils s’accordent dans le même amour de la sagesse (φιλοσοφία / philosophía) et des arts (φιλοτεχνία / philotekhnía), ayant reçu tous deux en commun notre pays, comme un lot qui leur était propre et naturellement approprié à la vertu et à la pensée, y firent naître de la terre des gens de bien et leur enseignèrent l’organisation politique 1

Créateur et inspirateur à la fois, selon Platon mais avant tout créateur : il est, de ce point de vue, le versant divin de la technique et sera pour cela le dieu des artisans. Que Platon cherche à en faire le juste milieu entre la τέχνη et la σοφία est intéressant vu du côté des hommes parce qu'illustre combien, vu du côté des dieux, il est la figure mitoyenne par excellence par quoi il jouxte l'humain : habile comme eux ; mais déchu comme eux aussi ; condamné mais sauvé etc.

Bras armé de la ruse, il fabrique l'instrument roué et se joue de ce qui sera l'obsession de la pensée grecque : le conflit entre apparence et réalité. Il est la main qui transforme, qui métamorphose ; la main qui trompe et tente - dans les deux sens.

Pandore

C'est une jeune fille alors qu'il n'y en avait pas. Il n'était de féminin que dans le monde des dieux - Athéna, Artémis, Hestia- et ce sont elles - les déesses vierges - qui lui confèrent χ α ρ ι σ - charme, grâce, beauté - mais c'est Hermès qui l'animera et lui donnera un tempérament de chienne et un esprit de voleur.

Comment ne pas voir que Pandore est l'exacte réplique de l'offrande de Prométhée : une apparence séduisante, un fond mauvais - καλὸν κακὸν, un si beau mal écrit Hésiode. Elle est l'instrument de la vengeance - vindex, le répondant - en étant la source de tous les maux, en plongeant l'homme dans la spirale de l'engendrement. Elle est un ventre, à la fois insatiable et source de plaisir ; elle est oui, l'offrande trouble de Zeus aux hommes.

Ce qui la caractérise le plus est bien l'ambivalence : elle est à la fois ce qui perd et ce qui sauve ; ce qui séduit et dont pourtant il faut se défier ; l'icône absolue de la beauté en même temps que la promesse de la dégénérescence. En réalité elle signe d'abord la fin de l'immortalité : des plaisirs, des grandeurs, des saveurs seront encore possibles pour l'homme mais le prix à payer lourd et rien ne durera plus jamais. Première femme, elle est aussi la première épousée, ainsi que la première mère. Ce n'est certainement pas un hasard que ce fut Hermès qui lui donna son tempérament : dieu des chemins et des voleurs, essence même de l'échange et de la communication, Hermès confère à Pandore cette âme de feu, de chienne et de voleur : car elle est, en tant qu'agent de la reproduction, l'image même de la nécessité pour l'homme d'aller sur les chemins quérir son épouse hors de son espace propre en même temps que de travailler durement pour l'entretenir. Elle devient ainsi à la fois ce moteur immobile qui suscite la dynamique humaine et autour de quoi tout tournera désormais en même temps qu'un gigantesque trou noir qui aspire tout sur son passage. L'unique objet du sentiment et du ressentiment, en quelque sorte.

Elle est, enfin, celle par qui tous les malheurs arrivent :

Auparavant, les tribus des hommes vivaient sur la terre, exemptes des tristes souffrances, du pénible travail et de ces cruelles maladies qui amènent la vieillesse, car les hommes qui souffrent vieillissent promptement.

Pandore, tenant dans ses mains un grand vase, en souleva le couvercle, et les maux terribles qu'il renfermait se répandirent au loin. L'Espérance seule resta. Arrêtée sur les bords du vase, elle ne s'envola point, Pandore ayant remis le couvercle, par l'ordre de Jupiter qui porte l'égide et rassemble les nuages. Depuis ce jour, mille calamités entourent les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, la mer en est remplie, les maladies se plaisent à tourmenter les mortels nuit et jour et leur apportent en silence toutes les douleurs, car le prudent Jupiter les a privées de la voix. Nul ne peut donc échapper à la volonté de Jupiter.2

On peut évidemment voir dans ce mythe la forme que prend la misogynie grecque : l'essentiel n'est pourtant pas ici. Et sans doute faut-il faire la même analyse ici que celle menée par Arendt à propos du travail : c'est bien parce que la femme renvoie au monde dans ce qu'il a d'inessentiel, d'apparence, de source d'asservissement qu'elle est déconsidérée et non l'inverse. Et rien n'est à ce titre plus révélateur que l'épisode de la jarre - la fameuse boite - : Pandore est le truchement par quoi les malheurs s'abattent sur l'homme elle n'en est pas la cause : il eût après tout suffi qu'Epiméthée - Ἐπιμηθεύς - l'imprévoyant - refusât le don de Zeus, et donc n'accueillît pas Pandore ni ne la prît pour épouse pour que les malheurs fussent écartés. C'est l'homme, après tout, qui résistant à Zeus en faisant appel à Prométhée aura tout enclenché ; c'est la faiblesse de l'homme, son absence de ruse qui est la cause première, non Pandore. Et ici, comme dans le mythe de la Genèse, la femme est presque innocentée de n'être que le truchement.

Ces malheurs méritent d'être regardés de plus près : ces κακα sont sans voix, on ne peut ni les voir ni les entendre, et donc jamais les anticiper ; ils sont ce qui s'abat sur vous sans qu'on y puisse rien faire. Toute la ruse, l'anticipation que les hommes ont reçues de Prométhée - et donc l'effort que l'homme peut fournir pour se constituer un stock, et donc anticiper les malheurs éventuels et se préparer un avenir - sont ainsi vains : ces κακα sont imprévisibles. Ils sont partout. Comment ne pas y voir une figure des plaies que Dieu fit s'abattre pour convaincre Pharaon de laisser les Hébreux sortir d'Egypte ? comment ne pas y reconnaître la figure du déluge ?

Ce qui appelle deux remarques :

- on est bien ici dans une configuration, étrange pour la conscience scientifique, d'une action humaine qui puisse avoir des effets sur la nature. Serres le rappelait à juste titre : que la nature pût avoir des effets parfois désastreux sur l'effort humain, tout paysan était capable de l'entendre mais, au contraire, que sa propre action, son travail, puisse avoir des effets désastreux sur le monde, voici qui lui était invraisemblable ou ne pouvait ressortir que de récits bibliques forcément allégoriques. La nature demeurait pour lui ce qui, précisément, ne changeait jamais : un cadre, fixe, stable, pérenne. Ces κακα sont la forme indéniable que prend l'irruption de la nature dans l'histoire et revêtent toujours la forme d'une colère divine, en tout cas d'une vengeance contre les manquements humains.

- on est bien ici dans une configuration de l'oubli du monde. Le duel entre Zeus et les hommes, via Prométhée, duel de presque jumeaux, on n'aura cesse de le répéter, semble tout focaliser comme si rien d'autre ne pouvait exister à part eux. Ce qui est sacrifié c'est bien ici le monde, qui n'a aucune valeur, qui est même l'espace mauvais où se distribue la vengeance divine. C'est un espace dégradé, d'où sa position basse, et renvoie à ce qu'il y a de plus sordide. Mais dans la relation des hommes entre eux, il en va de même : hors la fascination qu'exerce Pandore, il n'est rien : elle absorbe tout et les efforts, le travail qu'il peut fournir, la terre qu'il exploitera, ne seront jamais que les moyens pour satisfaire l'appétit de la belle. Le monde est un moyen, il intéresse : inter-esse - il est à l'intersection de la relation homme/dieux ; homme/femme.

Pour autant, les malheurs répandus sur le monde, la jarre une fois ouverte et vite refermée, demeure Ελπὶς : or il s'agit bien non pas nécessairement de l'espérance comme le désigne une traduction rapide mais de l'expectative que l'on peut nourrir devant un événement à venir, heureux ou malheureux. L'homme sait que demain des événements fâcheux peuvent subvenir : crainte ; mais aussi heureux, espérance. Et ceci fait toute la différence et tout particulièrement sur le statut si particulier de l'homme : relégué au rang de gaster, il est comme les bêtes ; mais contrairement à eux, parce qu'il anticipe l'avenir, il vit sur le mode de l'attente. A la fois prométhéen et épiméthéen, incapable d'écarter les malheurs et ne comprenant le plus souvent qu'après coup, l'homme demeure néanmoins celui qui se donne une histoire, un avenir en tentant nonobstant de le prévenir. A l'intersection exacte du divin et de l'animal ce qu'avait déjà suggéré cette ruse à lui conférée à défaut d'autres talents déjà distribués aux autres animaux par Epiméthée.

On ne peut s'empêcher de se rappeler la figure de Cacus présente dans les toutes premières lignes du récit de Tite Live : celui-là même qui subtilise le troupeau d'Hercule et qui le fait avec ruse puisque se jouant du boustrophédon, il entraîne les bêtes en les tirant par la queue laissant ainsi supposer une direction opposée. Or Cacus n'est autre que le fils d'Héphaïstos . Rusé autant qu’industrieux, Cacus représente à la fois, parce que satyre, sa procession d’avec Bacchus et donc la malice, plaisir et liberté autant que savoir-faire et technique. Il est sans doute méchant, ce qui menace le troupeau, mais en même temps l’avenir.

Cacus - autant que Pandore - ne représentent pas vraiment le mal mais la possibilité du mal et on ne peut s'empêcher de songer que ce qui initie cette possibilité du mal tient à la fois à la ruse et à l'industrie qu'elle rend possible.

L'ambivalence que représente Pandore révèle donc exactement la position particulière de l'homme qui n'a plus vraiment de nature mais seulement la possibilité de s'en construire une mais de ne le faire que sur le mode de la production, que ce soit celle de sa propre descendance ou celle des moyens de sa propre survie matérielle et morale. D'emblée, la technique, la production, l'art au sens en tout cas d'industrie, revêtent cette dimension étrange de κακα en même temps que d' Ελπὶς : comment dire mieux la virtualité ?

Dès lors cette ambivalence peut être aisément entendue comme une boucle de rétroaction que symbolise assez bien le boustrophédon : cette histoire peut se lire des deux manières, dans les deux sens ! Et le malheur se muer en opportunité ! Et Pandore comme la forme même de la démarche humaine toute tendue vers l'avenir de sa propre réalisation.

Face à l'objet monde, l'homme n'est plus qu'un sujet, un soumis, oui bien sûr ! Mais cette soumission à son tour est le truchement par quoi il peut s'affirmer - se libérer ? Même si et c'est bien ce que nous cherchions, le monde en l'affaire perd toute autre consistance que d'être l'occasion, pour l'homme d'exister.

 


1) Platon, Critias (109 c-d)

2) Hésiode lire le passage consacré à Pandore

3) Tite Live

Cacus ou en grec Cacos, Méchant, fils de Vulcain, demi-homme et demi-satyre, était d'une taille colossale, et vomissait des tourbillons de flamme et de fumée. Des têtes sanglantes étaient sans cesse suspendues à la porte de sa caverne située en Italie, dans le Latium, au pied du mot Aventin