précédent | suivant |
---|
L'ère atomique
Nous l'avons oublié, ou bien nous nous y sommes habitués, toujours est-il que ce 6 Août 1945 sonne le glas d'un monde en même temps qu'illustre ce que Clausewitz entendait par la montée aux extrêmes.
Ce n'est pas seulement que la bombe pousse à l'infini la capacité de destruction telle qu'aucune arme ne le put jamais - ce qui serait déjà beaucoup ; ce n'est pas non plus parce qu'elle contrevient évidemment aux lois les plus élémentaires de la guerre et notamment aux Conventions de Genève disposant d'éviter de s'en prendre aux polulations civiles autant que faire se peut - ce qui est déjà énorme ; ce n'est pas non plus parce qu'elle illustre ce que Blum évoquait à propos des exterminations bibliques - ce qui serait déjà assez !
Surtout, l’objet atomique offre l’accès à l’univers et donc à l’universel. Voici objet, qui dans sa puissance de destruction comme dans l’énergie qu’il peut déployer à la fois s’inscrit dans le creux combinatoire du réel et donne le pouvoir de jouer avec la brique élémentaire de la matière et ouvre l’accès au global. Jamais l’homme n’eut ainsi autant de puissance au sens où elle dépasse désormais le champ étroit du local sur quoi il avait jusqu’alors prise. Autant que la guerre elle-même, la bombe n’aura fait qu’épouser en même temps que favoriser ce qu’en terme économique nous nommons mondialisation.
Effet positif assurément que ces temps angoissants de la guerre froide qui favorisèrent incontestablement la conscience d’un monde, finalement plus étroit, plus petit que nous ne le crûmes longtemps. Effet positif encore que celui de cette arme qui, par l’exorbitance de ses moyens de destructions et la crainte qu’elle suscita, empêcha sans doute de déclencher un conflit global. Effet positif enfin pour la conscience qu’elle éveilla, tant dans sa version thanatocratique – la bombe – que dans son versant technique – l’énergie atomique : loin d’être un empire dans un autre empire, voici que nous réalisions combien nous n’étions qu’un élément d’un tout, que ce dernier était un système où aucune de nos actions ne demeurait sans effet, un système dont nous étions partie intégrante. Même sur le mode pervers, il nous fallu bien apprendre la systémique et la complexité du réel. Le paysan, aujourd’hui disparu pouvait encore se croire de quelque part et nommer pays son seul village : nous nous savons désormais du monde.
En l’affaire, nous apprîmes que notre champ d’intervention n’était plus seulement l’espace, par ailleurs limité, mais le temps. Subitement, via les effets des substances radioactives, nous découvrions que nous tenions aussi entre nos mains l’avenir et pouvions, au gré, entraver ou favoriser, physiquement autant que biologiquement notre postérité. L’avenir, moins que jamais ne pouvait s’entendre comme une page blanche.
Effet négatif : bien entendu les désastres environnementaux indéniables ; évidemment les capacités destructrices hors de toute mesure qui engagent autant les hommes que les choses en même temps que leur postérité. Ce serait tout, aimerait-on écrire qui est pourtant déjà beaucoup.
La science a fait de nous des dieux avant même que nous méritions d'être des hommesEn réalité, bien plus décisive pour la dimension morale qui nous occupe : la toute puissance ainsi déployée. On connaît cette formule de Rostand
Elle révèle plusieurs questions :
- L’abîme existant entre les progrès de connaissance et de savoir-faire et la moralité. Si l’on peut encore entendre que les sciences relèveraient d’une fin en soi, ce ne peut assurément pas être le cas des techniques qui exigent une évaluation préalable et souvent implicite de ses finalités. On a dit déjà combien l’efficacité ne pouvait être sans perversion un objectif en soi ; Rostand ne fait que préciser combien le progrès des sciences n’alla jamais de pair avec un quelconque progrès en terme de sagesse ou de moralité. Que la disproportion entre les deux vaille prémices de catastrophes, s’entend de soi.
- Seul au monde, désormais mégalomane, peut-on pour autant évoquer sans erreur une quelconque toute-puissance ? M Serres lui préféra le néologisme de totipotence voulant signifier par là que quoique plus étendue que jamais la puissance humaine demeurait néanmoins limitée mais que surtout l’essentiel se jouait surtout dans le fait qu’elle se portait désormais sur le monde, sur le global.
- Surtout, elle signale que nous n’avons peut-être pas (encore ou plus ?) la morale convenant aux puissances que nous sommes susceptibles de déclencher ; qu’il nous faut, sans nécessairement aller les chercher dans les cieux d’une divinité, penser désormais notre action à partir des objets universels que nous fabriquons et mettre en face des principes qui y correspondent et satisfassent la responsabilité indéniable que nous avons prise.
Ici encore on pourrait presque écrire qu’il y eut mal pour un certain bien : ce sont les développements mêmes de nos savoirs et techniques qui en appellent à la morale – à sa refondation ? – qui sollicitent en tout cas notre intention morale et la nécessité d’y repenser, outre qu’il serait inepte d’imputer à des connaissances ou à des instruments des pouvoirs que nous sommes en définitive seul à même de produire ou déclencher.
Mais si la formule de Rostand utilise étrangement le terme de mérite elle révèle en tout cas – ce que nous avions souligné : l’humanité de l’homme est un processus sans cesse en train de se construire et de se modifier voire détruire ; qu’une réflexion morale est plus que jamais d’actualité et à mille lieux de toute démarche rétrograde.
Sommes-nous pour autant entrés dans une nouvelle ère ? Sans oublier que ce type de découpage ne vaut que pour la facilité qu’elle autorise ou non à penser son objet, la notion d’ère atomique a au moins le mérite de signaler cette étrange configuration qui fit tellement peur à Pascal où nous semblons déchirés entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre le local le plus ténu et le global le plus impensable. Qu’aujourd’hui seulement nous apparaît ce tiraillement où me semble se jouer notre devenir comme nos intentions.
Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre